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B. Kagarlitsky : Les idiots utiles ne le sont plus. Les Patriotes en colère paient le prix de leur loyauté.
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Traduction de Idiots, No Longer Useful - by Dan Erdman - Russian Dissent (substack.com)
« Eux peuvent le dire, nous pas ». Nous l’avons déploré pendant de nombreux mois, quand les opposants de gauche et libéraux étaient arrêtés et traînés en justice pour le simple mot « guerre » prononcé en rapport avec les opérations militaires sur le territoire de l’Ukraine, alors qu’Igor Strelkov et ses associés critiquaient les propos de l’état-major, pleuraient les défaites au front et parlaient ouvertement de la terrible situation des unités militaires. Et bien sûr, ils s’en tiraient parce qu’ils ne remettaient pas en question la nécessité même d’une action militaire. Au début, Poutine n’était pas désigné de son nom et n’était pas directement dénoncé. Ils reprochaient seulement son manque de détermination au gouvernement. Envers l’Ukraine, ils adhéraient strictement à l’opinion selon laquelle un pays portant un tel nom ne devrait pas exister.
Mais tout a changé. Le 21 juillet à 11 h 30, ils sont venus chercher Strelkov, et les agents du FSB détiennent le fondateur des Patriotes en colère. Auparavant, des accusations ont été portées contre le colonel à la retraite Vladimir Kvachkov, autre membre bien connu du Club. Il doit être puni pour avoir discrédité l’armée russe.
Certes, Strelkov a franchi certaines lignes rouges non écrites en tenant des propos insultants sur Poutine. Mais surtout, la situation a changé.
Les Patriotes en colère peuvent à juste titre être accusés d’agressivité et de soif de sang (et dans le contexte de ses compagnons d’armes, Strelkov est même l’un des plus modérés). Pourtant leur principal problème ne réside pas dans leurs opinions en soi, mais dans leur monstrueuse naïveté politique et dans leur analphabétisme économique, qui les ont menés là où ils en sont aujourd’hui. Ils n’arrivent pas admettre que les opérations militaires sont menées avec le maximum de compétence et d’efficacité que l’État russe actuel est capable de donner. Ils n’arrivent pas à admettre que les objectifs de ce conflit n’ont rien à voir avec les déclarations officielles (qui, d’ailleurs, se contredisent constamment), ou avec de beaux rêves de restauration de l’Empire russe ou de l’URSS, auxquels les Patriotes en colère continuent d’aspirer. Les autorités ont tout fait correctement et ont résolu leurs problèmes du mieux qu’elles ont pu. Si vous voulez qu’il en soit autrement alors vous devez changer l’ordre étatique et les objectifs politiques. Mais le problème est que tout changement suffisant ne laisserait place ni à l’oligarchie actuelle, ni à un programme « patriotique » visant à revenir à un passé imaginaire.
Une qualité spécifique de l’élite russe est qu’elle refuse non seulement d’admettre ses erreurs, mais aussi qu’elle ne souhaite pas avoir conscience de l’existence de problèmes objectifs (en particulier ceux générés par ses propres actions). Au lieu de reconnaître les problèmes, les autorités ne voient que des menaces, et n’y réagissent qu’en mentant à la télévision ou par la répression. L’un, bien sûr, va avec l’autre.
Les mensonges des propagandistes modernes du Kremlin sont radicalement différents de ce que nous avons connu du temps de l’URSS. En ce temps-là, la propagande visait au moins à résoudre les vrais problèmes stratégiques, à mobiliser le soutien et la participation du public. Aujourd’hui, seule une justification immédiate de la situation en cours est requise, tandis qu’un changement de cap ne demande aucune explication, mais seulement le refus de reconnaître ses propres déclarations passées – elles n’ont tout simplement jamais existé ! La pratique décrite de façon satirique par Mr. Orwell en 1984 est devenue notre routine quotidienne. Rien n’est exigé de la société sauf l’amnésie politique.
Strelkov et ses Patriotes en colère ont commencé à être une menace non pas au moment où ils ont commencé à critiquer le cours des hostilités, mais lorsqu’ils ont commencé à prendre au sérieux la rhétorique dont ils ont été nourris depuis un an et demi.
Nous n’avons pas besoin de recourir aux justifications du régime pour expliquer pourquoi toute cette opération a été lancée. Les autorités ne les prennent clairement pas au sérieux, car elles se préparent clairement à une volte-face majeure. Les responsables à tous les niveaux sont bien conscients qu’il est nécessaire de quitter le territoire de l’Ukraine, le plus tôt sera le mieux. Comment cela sera fait, et le plus important : par qui – nous ne le savons pas encore. Poutine ne rentre clairement pas dans ces nouveaux plans, mais après la rébellion d’Evgeny Prigozhin, ce n’est un secret pour personne que son règne touche à sa fin.
Et c’est alors que les Patriotes en colère sont réduits au silence sous prétexte de manque de respect envers le chef. Ils sont devenus beaucoup plus dangereux que la gauche et que l’opposition libérale, non pas parce qu’ils offriraient une sorte d’alternative, ou parce qu’ils veulent ou peuvent changer les choses, mais parce qu’ils s’accrochent obstinément à l’ancien agenda au moment même où les élites dirigeantes elles-mêmes se préparent à en changer. Les Patriotes en colère créent un ferment idéologique pour une révolte conservatrice.
Ils ne peuvent rien organiser eux-mêmes et ils ne le feront pas. Mais vous ne savez jamais quel sera l’écho de vos propres mots ! Et si les gens qui ont regardé la télévision prenaient trop au sérieux les slogans pesants qui leur ont été donnés ? Le respect du pouvoir en Russie aujourd’hui n’exige pas le soutien de ses objectifs officiels, en constante évolution, qui se contredisent et qui contredisent la réalité, mais il exige l’humilité. Un public loyal doit être prêt à être loyal à tout. Alors, il leur faudra écraser les patriotes sincères, les admirateurs de l’empire tsariste, les militaristes, les nostalgiques de l’URSS, et tout simplement tous ceux qui ont trop bien assimilé les mantras d’hier.
L’opposition d’hier peut jubiler aujourd’hui. Mais il n’y a rien de bon à cela. Peu importe à quel point les Patriotes en colère ont tort, peu importe leurs terribles déclarations, ils ne sont pas punis pour leurs péchés, ni même pour leurs principes, mais parce qu’ils ont des principes. Même si de telles mesures annoncent un prochain et trop tardif changement de politique, il n’y a pas la moindre raison de penser que le prochain tournant sera plus réussi que le précédent. Les problèmes sont non seulement irrésolus, mais ils ne sont pas reconnus. Ceux au pouvoir commencent à comprendre qu’il leur reste encore à sortir du piège ukrainien, dans lequel ils se sont joyeusement jetés il y a un an et demi. Mais après ça, tout l’énorme fardeau des autres problèmes non résolus retombera sur leurs têtes – et sur la nôtre.
Cependant, si quelqu’un essayait sérieusement de résoudre ces problèmes dans les domaines de l’économie, de la politique, de la gestion, du management, et des relations internationales, il n’y aurait pas de campagne ukrainienne, pas de situation présente, pas de Club des Patriotes en colère.
D’après la traduction anglaise de Dan Erdman.