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La trajectoire théorique et politique de Mario Tronti
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La trajectoire théorique et politique de Mario Tronti - CONTRETEMPS
L’opéraïsme a acquis une renommée internationale pour son rôle fondateur dans l’émergence d’un marxisme autonome, acteur théorique majeur des conflictualités sociales en Italie à la fin du XXe siècle. Pour autant, le pionnier de cette approche, Mario Tronti, n’a pas suivi le chemin tumultueux des partisans autonomes de l’insurrection. Issu du parti communiste, la fin de l’expérience de Classe operaia a signifié pour lui un retour dans le giron du parti. Souvent décrite comme un reniement, la trajectoire intellectuelle de Tronti est ici restituée dans sa plénitude par Davide Gallo Lassere.
Loin d’être une régression théorique, le tournant de l’autonomie du politique a été pour Tronti un prolongement de l’élaboration opéraïste sur le terrain des institutions. Convaincu du bien-fondé d’une pratique prolétaire du gouvernement, Tronti a proposé dans ces années crépusculaires une relecture stimulante des pensées conservatrices des institutions (de Weber à Schmitt). Sans prendre parti, Lassere propose de lire un Tronti encore inconnu en français, qui offre une contribution riche sur le devenir de la classe ouvrière et sur la question brûlante d’une realpolitik communiste.
Cet article a d’abord été publié par la revue Période, en mars 2018.
***
Le communisme du XXe siècle – notre Heimat
Scruter le monde d’un œil politique. Se confronter avec l’histoire d’abord, et seulement ensuite avec la théorie. Poursuivre non pas tant l’insertion dans une tradition de pensée, que des outils pour organiser la lutte. Voilà, en gros, la démarche développée par Mario Tronti tout au long de sa vie. Politique pensant plutôt que penseur politique, l’auteur de l’ouvrage fondateur de l’opéraïsme fait systématiquement imploser la séparation entre théorie et pratique. D’après Tronti, la théorie est toujours politique et la politique est toujours théorique. C’est à partir des pratiques qu’on produit de la théorie et la théorie peut et doit exprimer une productivité politique. Comme il l’écrit dans un article de jeunesse, « si Le Capital est à la fois une œuvre scientifique et un moment d’action politique qui déplace la réalité objective des choses, on pourrait soutenir que même la révolution d’Octobre ou la Commune de Paris sont à la fois un grand mouvement pratique et une puissante découverte théorique »[1].
Malgré les tournants significatifs opérés au cours du temps – du conflit ancré dans la matérialité de la classe à une vision métaphysique de la conflictualité -, ce style de militantisme qui fusionne recherche théorique et action politique est devenu une des marques de fabrique de Tronti, de ses débuts à la section d’Ostiense du Parti communiste italien (PCI) quand il critique l’interprétation togliattienne de Gramsci, jusqu’à son dernier essai, Dello spirito libero, et son poste de sénateur de la République sur les bancs du parti démocrate (PD). Un sentiment d’appartenance destinale à une part du monde social qui – une fois défaite par les forces de l’histoire – assume des traits tragiques[2]. Si, en effet, le siècle dernier a vu à l’œuvre l’affrontement titanesque sur l’échiquier global entre ouvriers et capital, la catastrophe anthropologique suivie de la débâcle du communisme impose une refondation radicale de la pensée et de l’action. C’est la séquence de ces passages historiques qui a nourri l’élaboration trontienne : de l’opéraïsme des années 1960 à la confrontation avec la tradition théologique, en passant par la découverte de l’autonomie du politique, la lecture des classiques de l’histoire de la pensée, l’étude des révolutions bourgeoises, ouvrières et conservatrices, les réflexions sur le Grand et le Petit Vingtième siècle, la critique de la démocratie politique réellement existante et la recherche d’un réalisme antagoniste[3].
Dedans et contre
Ouvriers et capital est la pierre angulaire du marxisme autonome. Écrit dans un style assertif et paratactique, sans subordonnées ni concessives, la prégnance catégorielle de ce livre de formation donne lieu à une méthode pratique de pensée si rigoureuse et dévouée au réel qu’elle a dispensé un enseignement éthique précieux pour les militants-intellectuels du groupe des opéraïstes. Procéder par thèses, affirmer en contournant les démonstrations, exprimer la densité des rapports sociaux et politiques dans un langage incisif et tranchant – c’est ainsi qui se dessine brechtiennement « la ligne de conduite » contre « le plan du capital » au moment où l’usine a envahi la société entière[4].
Pour rendre compte de façon synthétique de la pluralité des contenus de cet ouvrage complexe – qui a joué un rôle théorique et politique majeur, pas seulement en Italie – il faut alors lire l’enchaînement des différents chapitres à travers lesquels s’articule le volume en parallèle de l’évolution de la situation sociale et politique du pays, et des divisions qui ont marqué le groupe des opéraïstes. Loin d’être un livre homogène, Ouvriers et capital se compose en fait de :
– 1. une introduction datant de la fin 1966, quand l’expérience de classe operaia est en train de s’achever ;
– 2. trois chapitres analytiques, les « premières hypothèses », parus dans les revues Il mondo nuovo et Quaderni rossi, en 1962-63 ;
– 3. quatre chapitres politiques, « une expérience politique de type nouveau », les éditoriaux du journal classe operaia, tous de 1964 ;
– 4. les « premières thèses » de 1965 ;
– 5. le post-scriptum à la deuxième édition de 1970, qui annonce l’investissement du champ de bataille de l’autonomie du politique.
Une fois élaboré le diagnostic du néocapitalisme dans les chapitres initiaux – notamment L’usine et la société et Le plan du capital -, l’ensemble de l’ouvrage est en effet traversé par des déplacements théoriques et politiques en prise directe avec la dynamique des luttes sociales en Italie. Ces déplacements consentent à être déchiffrés, à la fois, comme le double mouvement d’éloignement et de rapprochement de Tronti par rapport au PCI et ses ruptures avec Panzieri d’abord (la sortie des Quaderni rossi), et Alquati, Bologna et Negri ensuite (la fin de classe operaia).
Cet ouvrage de jeunesse, qui met en perspective les études antérieures sur Gramsci et la logique du capital dans lesquelles émerge déjà le primat du sujet sur l’objet[5], avance une lecture de « Marx hier et aujourd’hui ». Comme nous l’avons dit, pour Tronti « le premier corps à corps de la théorie n’a pas lieu avec l’autre théorie, mais avec l’histoire »[6]. C’est l’urgence de transformer le monde qui oblige à la fatigue du concept[7]. La « purification marxienne du marxisme » à laquelle aspirent les opéraïstes passe alors par une confrontation non pas entre Marx et d’autres auteurs ou son époque, mais entre Marx et le capitalisme fordiste, keynésien et tayloriste : « il faut juger Le Capital en fonction du capitalisme actuel »[8]. Les « premières hypothèses » de cet usage audacieux de Marx au-delà de Marx, comme l’on dira ensuite, s’attaquent ainsi à décortiquer la conjoncture du début des années 1960. Impulsées par une renaissance des luttes ouvrières – notamment les grèves et les blocages pour le renouvellement contractuel de 1962 à la Fiat de Turin, immédiatement débordés dans les émeutes de Piazza Statuto[9] – ces hypothèses analytiques jettent un regard critique sur le paysage politico-industriel de l’époque, en insistant sur le triptyque luttes-développement-crise.
D’après les écrits parus dans les Quaderni rossi, c’est la puissance des luttes salariales qui pousse le capital à innover du point de vue organisationnel et technologique et à socialiser les forces productives, en favorisant ainsi la préparation des conditions les plus propices pour sa propre remise en cause. En effet, plus le capital se valorise et plus il est contraint d’incorporer la classe ouvrière au sein du processus d’accumulation, en la structurant en tant que potentielle force d’opposition : « dans la société et en même temps contre elle […] ce qui est précisément la condition des ouvriers comme classe face au capital comme rapport social »[10]. Les luttes pour les augmentations salariales et pour de meilleures conditions de travail – exactement comme les luttes pour la journée de travail décrites par Marx dans le chapitre VIII de son chef d’œuvre – déterminent une modification substantielle de la composition du capital et provoquent une extension et une intensification des processus de subsomption du social et de sa mise en valeur en termes capitalistes, en faisant des ouvriers enrégimentés dans les usines la véritable clé de voûte du système. « Au niveau le plus élevé du développement capitaliste le rapport social devient un moment du rapport de production, et la société toute entière devient une articulation de la production, à savoir que toute la société vit en fonction de l’usine et l’usine étend sa domination exclusive sur toute la société »[11].D’un point de vue analytique, l’on doit donc considérer 1. l’intégration croissante, mise en acte par les agents étatiques et capitalistes, du cycle production-distribution-échange-consommation et 2. la subordination progressive de « tout rapport politique au rapport social, tout rapport social au rapport de production et tout rapport de production au rapport d’usine »[12]. Alors que, dans une perspective politique, l’on doit renverser l’approche et considérer « l’État du point de vue de la société, la société du point de vue de l’usine et enfin l’usine du point de vue de l’ouvrier »[13]. La fameuse « révolution copernicienne »[14] de l’opéraïsme, qui consiste à examiner les luttes sociales comme le moteur du développement capitaliste, c’est-à-dire à faire de ceci une variable dépendante de celles-là[15], amène les militants-intellectuels du groupe à reformuler le rapport entre « classe et parti ». « L’expérience politique de type nouveau » condensée dans le mot d’ordre « Lénine en Angleterre » vise justement à ramener « le parti au sein de l’usine »[16] – cœur battant des sociétés de l’époque – et, à partir de ce centre névralgique du commandement néocapitaliste, se lancer à l’abordage de l’appareil étatique, en faisant sauter la dichotomie entre luttes économiques et luttes politiques. Puisque le mouvement ouvrier traditionnel est subordonné à la planification capitaliste – avec le syndicat qui fait fonction de courroie de transmission entre les ouvriers et le patronat, et le parti qui fournit un appui extérieur au gouvernement du social -, le groupe des opéraïstes réuni autour de Tronti vise l’organisation autonome des luttes au sein de l’usine, ce qui détermine sa sortie des Quaderni rossi[17].
Pour parer les manœuvres réformistes, Tronti et les camarades qui ont convergé dans classe operaia envisagent alors de mettre en place « une vieille tactique au service d’une nouvelle stratégie ». La montée de la combattivité ouvrière – « 1905 en Italie » – les incite à encourager les prises de distance à l’égard des institutions du mouvement ouvrier classique. Le slogan « Lénine en Angleterre » représente en fait « la recherche d’une nouvelle pratique du parti ouvrier : […] l’organisation de la classe ouvrière à son plus haut degré de développement politique »[18]. Cette ligne de conduite originale nécessite une forme d’organisation inédite, qui soit à même de renforcer et radicaliser, d’intensifier et d’accélérer, les pratiques de révolte des ouvriers. Pour entraver la stabilisation et provoquer une crise politique réelle – une crise de pouvoir et non une simple crise de gouvernement – « il faut exacerber la dynamique salariale », « il faut toucher la productivité du travail », il faut « faire correspondre, au point le plus critique de l’évolution conjoncturelle, le moment le plus aigu des luttes ouvrières »[19]. Ce n’est qu’en forçant sur « les niveaux de lutte les plus élevés » que l’on peut espérer de remporter la victoire, car « le maillon de la chaine où se produira la rupture ne sera pas celui où le capital est le plus faible mais celui où la classe ouvrière est la plus forte »[20]. Les comportements d’insubordination spontanée des ouvriers constituent donc la stratégie, tandis que le parti révolutionnaire doit reconquérir le moment de la tactique, c’est-à-dire recueillir, exprimer et organiser le refus diffus du travail, jusqu’à établir une véritable crise de la machine d’État. Selon le pari des opéraïstes, la situation spécifique du laboratoire italien – « où l’on se trouve simultanément en présence d’un développement économique capitaliste suffisamment élevé et d’un très haut niveau de développement politique de la classe ouvrière »[21] – se configure comme l’épicentre de la révolution en Occident, puisque les luttes économiques, en pesant sur le partage de la valeur-ajoutée, impactent directement sur la stabilité politique. Elles ont acquis une dimension authentiquement subversive : elles sont devenues politiquement insoutenables.
Les chapitres centraux d’Ouvriers et capital, rédigés en 1964 (c’est-à-dire au moment de mort de Togliatti, de la restructuration interne du PCI et de puissantes luttes ouvrières), marquent le passage d’une réflexion qui pivote autour du lien usine/société à une réflexion qui se focalise sur le plexus usine/politique, à savoir : la transition de l’analyse du capitalisme à la théorie de la révolution. Les « premières thèses » de 1965 (notamment l’essai d’ouverture « Marx, force de travail, classe ouvrière »), véritable cœur du volume, consolident d’un point de vue historico-philosophique une telle perspective. Elles reviennent en rétrospective sur les éléments articulés jusqu’ici, pour les pousser plus loin encore en les argumentant de manière plus efficace. C’est ainsi que 1. le retour aux sources et aux textes marxiens se fait plus consistant ; 2. leur importance pour la compréhension du présent s’ancre dans une archéologie des luttes au XIXème siècle ; 3. il se manifeste plus clairement l’ouverture sur une nouvelle phase politique, qui voit sur le devant de la scène l’affrontement entre, d’un côté, la « stratégie du refus », qui implique l’auto-négation des ouvriers en tant qu’ouvriers, et, de l’autre, « les deux réformismes, celui du capital et celui du mouvement ouvrier »[22].
De l’hérésie à la prophétie
La lecture politique de la théorie de la valeur-travail articulée dans Ouvriers et capital[23], qui fait de la classe ouvrière l’élément vital, et donc potentiellement mortel, pour le capital, est validée par l’« automne chaud » de 1969. Toutefois, le bilan de cette expérience formidable – qui a vu les augmentations salariales combinées aux grèves, aux blocages et aux sabotages conduire la société italienne au bord d’une crise de système – confirme l’idée qui avait poussé Tronti à décréter la fin de l’expérience de classe operaia. D’après Tronti et le groupe des opéraïstes qui refluent dans le PCI, l’antagonisme sauvage du refus du travail ne suffit pas ; il faut prospecter une force politique organisée qui soit à même de s’élever jusqu’aux plus hautes sphères de l’État, afin d’occuper les institutions, prendre le pouvoir et gouverner la société, en affirmant positivement sa propre perspective et ses propres besoins à elle[24]. Verfassung plus que Konstitution ; forme-État et non simple charte constitutionnelle. Le « post-scriptum autour de quelques problèmes » à la deuxième édition d’Ouvriers et capital, sur la base d’une analyse de l’économie néoclassique anglaise, du rôle historique de la social-démocratie allemande et des réformes états-uniennes du New Deal, élargit le spectre des thématiques abordées, en préparant le terrain à l’autonomie du politique, qui capture l’attention de Tronti pendant toute la décennie. La constellation de motifs historico-théoriques qui alimente cette problématique se concentre sur les moments de crise et de transition dans lesquels la dynamique économique est assujettie à l’emprise du politique[25]. La réplique capitaliste du début des années 1970 aux luttes sociales, la riposte autoritaire (Italie, Allemagne) ou réformiste (USA, Grande-Bretagne) des années 1920-30 aux menaces ouvrière et soviétique, le coup de génie tactique de Lénine de la prise du Palais d’Hiver et de la Nep qui suit, mais aussi les processus d’accumulation originaire et les révolutions bourgeoises modernes : autant d’épisodes de maîtrise politique des lois économiques qui doivent être creusés en profondeur afin d’affûter les armes de la critique et la critique des armes.
Levier de stabilisation, comme pendant la longue paix des cents ans du XIXe siècle[26], ou catalyseur de mutation sociale[27], comme dans les expériences susmentionnées, le politique – entrelacs de couches dirigeantes, partis, culture, peuple – insiste sur les contradictions qui travaillent une formation sociale donnée pour leur fournir une solution partiale et partielle. Machiavel, Hobbes, Hegel et Schmitt ; Weber, Lénine et Keynes ; Grande Guerre, 1917 et Grande Crise, deviennent ainsi les bancs d’essais sur lesquels tester la validité d’une telle thèse. Si la classe ouvrière veut battre le capital, elle doit donc s’engager au sein d’une double arène, l’usine et l’État : ouvriers contre capital, d’un côté, mouvement ouvrier organisé contre classes dirigeantes bourgeoises, de l’autre. En effet, l’intelligence du capital ne se manifeste pas seulement sur le plan de l’innovation technologique et organisationnelle, mais aussi au niveau des institutions ; elle ne se limite pas à réglementer et à planifier l’accumulation, mais elle possède aussi un caractère éminemment tactico-stratégique. Dans les moments de crise, l’initiative du capital est en fait susceptible d’opérer un « avancement du terrain politique par rapport à la société »[28]. D’après Tronti, pour concrétiser une radicalisation ultérieure de la perspective révolutionnaire, il faut alors envisager la mise en place d’un usage ouvrier de la machine d’État. De ce point de vue, le mot d’ordre « du salaire, au parti, au gouvernement » ne trace pas – au moins dans les intentions déclarées par Tronti – les contours d’un repli médiateur sous l’égide du capital, mais pointe directement vers le renversement des assises et des rapports sociaux dominants ; il vise à relancer l’action politique au sommet de l’affrontement socio-économique afin d’éviter la métabolisation capitaliste des revendications ouvrières, ou toute sorte d’hétérogénéité des fins[29]. Selon Tronti, seule la force qui dirige politiquement les processus de transformation sociale peut s’avérer gagnante. Alors que tout abandon du politique (institutions, gouvernement, État) dans les mains de l’adversaire condamne le mouvement ouvrier à se cantonner à des changements sectoriels, toujours susceptibles d’être récupérés et assimilés par la reprise de la dynamique du capital[30].
C’est ainsi que l’échec relatif des luttes sociales des années 1960-70, causé par leur incapacité à mener l’assaut au cœur même du pouvoir, ratifie le crépuscule de la politique. Il scelle le passage définitif du long au court XXe siècle : « des luttes ouvrières aux mouvements de contestation, tombait comme le rideau rouge théâtral d’une époque qui refermait ses portes. Pour nous, pour beaucoup, il semblait au contraire qu’une époque allait s’ouvrir. Heureux aveuglement […]. Le rouge à l’horizon a belle et bien existé : si ce n’est que ce qui rougeoyait alors n’était pas les lueurs de l’aurore, mais celles de la tombée du jour »[31]. D’après Tronti, ce qui a fait défaut aux « étudiants et travailleurs unis dans la lutte » est un réalisme politique à la hauteur des défis posés par l’État et le capital. Cette carence d’expérience pratique et de théorisation de la part du mouvement révolutionnaire et du marxisme peut et doit être comblée par la fréquentation de la tradition conservatrice et des penseurs de la Restauration. Pour compléter le « monothéisme marxiste »[32] de la critique de l’économie politique, Tronti commence alors un long travail de translation des catégories et du lexique marxien sur le niveau du politique : cycle politique, accumulation originaire du politique, théorie de l’écroulement du politique, homo democraticus, critique de la démocratie politique, etc.
Cette traduction conceptuelle, dont les pères spirituels sont Marx et Schmitt[33], aboutit à une reconfiguration de la dialectique réforme/révolution. Par-delà le retour sur l’histoire héroïque du mouvement ouvrier – véritable gisement de mémoire révolutionnaire à l’usage des jeunes générations – et par-delà la confrontation avec la pensée religieuse et théologique, la zur kritik marxienne du marxisme articulée par le dernier Tronti prolonge un adage qui apparait déjà dans Ouvriers et capital : « sur le virage de la pratique, ralentir ; sur la ligne droite de la théorie, accélérer »[34]. Toutes pensées et pratiques révolutionnaires qui se veulent résolument réalistes ne peuvent pas faire l’impasse sur la mutation de la conjoncture – sociale, économique, politique, culturelle et anthropologique – et sur le rapport de forces radicalement défavorable aux instances de libération. À partir de ce cadre, la politique qui veut transformer le cours de l’histoire, loin d’accélérer son allure, doit parvenir à retenir les démons qui la hantent, ralentir son rythme, reconstituer les forces d’opposition et les organiser en vue d’une longue transition. Comme le met en avant l’avant-dernière des « Thèses sur Benjamin » : « je vois plus de katechon que d’eschaton dans le Que faire ? après la fin de la politique moderne »[35]. Si, malgré tout le négatif produit par les tentatives pratiques du Grand Vingtième siècle, « on ne peut pas faire marche en arrière par rapport à la 11e thèse sur Feuerbach »[36], la révolution, plutôt qu’être l’acte par lequel on prend le pouvoir, assume désormais les traits du processus par lequel on gère le pouvoir : « il faut être réformistes avant, et seulement après, révolutionnaires ». Voici le legs théorique et politique de la trajectoire de Mario Tronti, cet « éclair sans tonnerre »[37].
Considérations finales
Parti du double renversement qui assigne à la classe ouvrière (au lieu du capital et du parti) 1. le rôle moteur dans le développement historique et 2. la fonction de stratège dans la lutte politique, Tronti aboutit à des positions qui peuvent laisser perplexes. Si l’idée d’une subsomption industrielle du social signifie que les luttes d’usine sont révolutionnaires parce qu’elles remettent en cause toute la société, après la Kehre de l’autonomie du politique, cette même idée détermine la nécessité d’un passage au niveau institutionnel afin de contrer la capacité du capital à « récupérer » ou « intégrer » les luttes. Dans son parcours, le diagnostic partagé par le marxisme des années 1960 du capitalisme en tant que logique ayant englobé toute sphère sociale, mène donc à des conclusions politiques distinctes, comme si Tronti avait exploré toutes les articulations politiques possibles de la thèse du devenir-social de l’usine. Par-delà les réponses douteuses fournies par Tronti, on peut toutefois se demander si les questions qu’il pose sont les bonnes : est-ce qu’une telle séparation entre le social et le politique a véritablement sa raison d’être ? Est-ce que la recherche d’une subjectivité centrale est toujours incontournable ? Est-ce qu’il faut continuer à penser et agir à partir de distinctions binaires, comme celles qui connotent l’opposition ami/ennemi (ouvriers et capital ou, sur un autre plan, femmes et hommes, blancs et non-blancs, etc.) ? On pourrait en effet soutenir que les défis du présent nous mettent face à la nécessité pour les luttes de réarticuler l’horizontalité des mouvements spontanés avec la verticalité des formes d’organisation autonomes afin de coaliser une pluralité de subjectivités ayant des besoins et des expériences spécifiques. Ceci étant dit, il reste néanmoins vrai que beaucoup des nœuds affrontés par Tronti maintiennent intacte leur actualité. Entre autres : l’unité de la théorie et de la pratique sous la forme de la politisation de toutes les questions d’ordre intellectuel ; la revendication d’un point de vue partiel et partial seul à même d’accéder à la compréhension de la totalité des rapports sociaux capitalistes et de radicalement les transformer ; la critique de toute vision progressiste de l’histoire ; ou, encore, l’élaboration d’une démarche résolument « anti-économiciste » et « anti-sociologiste ».
Notes
[1] Mario Tronti, Marxismo e sociologia, Instituto Gramsci, Roma 1959, in Quattro inediti di Mario Tronti, in «Metropolis», 1978, n. 2, pp. 12-13.
[2] Mario Tronti, Politica e destino, Sossella editore, Roma 2006, p. 17 : « ‘Mon propre destin’, pour moi, est celui de ma part, celui de la part à laquelle j’appartiens, sa détermination historique, sa situation dans le monde, et donc son à-présent, avec lequel je me mesure au quotidien, ses raisons qui sont aussi mes raisons, ses besoins qui sont aussi mes besoins. […] Moi, je suis là ; moi, je suis celui-là. Et toutefois – voilà la chose difficile à comprendre – ce n’est qu’ici, à l’intérieur de cette décision d’appartenance, que réside un extraordinaire exercice de liberté ».
[3] Cf. la seule monographie consacrée à l’œuvre de Tronti, Franco Milanesi, Nel Novecento, Mimesis, Torino 2014. Cf. aussi la monumentale anthologie dirigée par Matteo Cavalleri, Michele Filippini, Jamila Mascat, Il demone della politica, Il Mulino, Bologna 2018, notamment l’introduction pp. 11-65.
[4] Sur l’influence biographico-politique décisive de cet ouvrage pour les jeunes opéraïstes, voir les entretiens contenus dans Guido Borio, Francesca Pozzi, Gigi Roggero (a cura di), Gli operaisti, DeriveApprodi, Roma 2005 et dans les 900 pages mises ensemble par Giuseppe Trotta, Fabio Milana (a cura di), L’operaismo degli anni Sessanta, DeriveApprodi, Roma 2008. Ces deux volumes représentent des excellentes introductions à l’opéraïsme. Pour une introduction exhaustive en français, cf. Steve Wright, À l’assaut du ciel, Senonvero, Marseille 2007.Sur la prose trontienne, par contre, voir l’exposé d’Asor Rosa en occasion de la réédition d’Ouvriers et capital, . Par-delà les considérations d’Asor Rosa, un tel style restitue à l’écrit deux éléments centraux du marxisme : la méthode de la tendance (dont l’origine, via Lukacs, remonte jusqu’à Lénine-même) et le thème classique de la dictature du prolétariat.
[5] Cf. notamment Mario Tronti, Alcune questioni attorno al marxismo di Gramsci, in Istituto Antonio Gramsci (a cura di), Studi gramsciani, Editori Riuniti, Roma 1958; id., Tra materialismo dialettico e filosofia della prassi, in Alberto Caracciolo, Giovanni Scalia (a cura di), La città futura, Feltrinelli, Milano 1976; id., Studi recenti sulla logica del Capitale, in «Società», 1961, n. 6. Ces études – inspirées par Galvano Della Volpe et Lucio Colletti – articulent une critique de la ligne attentiste et national-populaire du PCI, en valorisant la force de rupture du point de vue partial du sujet actif. Malgré son caractère encore inachevé, la « révolution copernicienne » de l’opéraïsme trouve dans ces écrits de jeunesse une première thématisation.
[6] Mario Tronti, Nous opéraïstes, L’éclat, Paris 2013, p. 22. Le texte continue pp. 22-23 de la manière suivante : « La pensée n’avance pas de livre en livre, de concept en concept, mais à partir de l’histoire nue. […] Ce qui veut dire : je ne veux pas connaître pour connaître, mais pour renverser ce qui est, dans la mesure du possible, en son contraire ».
[7] L’imbrication entre théorie et pratique implique qu’il ne peut pas y avoir de révolution, sans théorie de la révolution ; mais aussi qu’il ne peut pas y avoir de théorie de la révolution, sans une théorie du capitalisme. Cette posture méthodologique reprend le geste typiquement léniniste, qui relie le Développement du capitalisme en Russie au Que faire ?. Cf. Mario Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., notamment pp. 43-52 et p. 115. Cela implique aussi, en revanche, que la mise au point d’une théorie de la révolution est intimement attachée à l’existence d’un sujet révolutionnaire.
[8] Mario Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 50 et p. 43.
[9] Cf. Nanni Balestrini, Primo Moroni, La Horde d’or, L’éclat, Paris 2017, pp. 134-39.
[10] Mario Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 22. Cf. aussi ibid. pp. 82, 119 : « le ‘plan’ du capital naît avant tout de la nécessité, pour lui, de faire fonctionner à l’intérieur du capital social la classe ouvrière en tant que telle », et « pourtant là où le pouvoir du capital est le plus puissant, la menace ouvrière se fait plus profonde et insinuante ». Cf. aussi Mario Tronti, La nuova sintesi: dentro e contro, maintenant in Giuseppe Trotta, Fabio Milana, L’operaismo degli anni Sessanta, op. cit., pp. 567-81.
[11] Mario Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 70.
[12] À cet égard, cf. ibid., pp. 69, 73.
[13] Ibid., p. 74.
[14] Comme d’autres concepts « classiques » de l’opéraïsme (tels que ceux de « composition technique » ou de « composition politique »), cette expression, très présente dans l’esprit du texte, n’apparait jamais en tant que telle dans Ouvriers et capital. Cf. toutefois le texte trontien (et la discussion collective qui s’ensuit), La rivoluzione copernicana, désormais in Giuseppe Trotta, Fabio Milana, L’operaismo degli anni Sessanta, op. cit., pp. 290-300.
[15] Mario Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 119 : « nous avons considéré, nous aussi, le développement capitaliste tout d’abord, et après seulement les luttes ouvrières. C’est une erreur. Il faut renverser le problème, en changer le signe, et repartir du commencement : et le commencement c’est la lutte de la classe ouvrière. Au stade du capital social avancé, le développement capitaliste est subordonné aux luttes ouvrières, vient après elles ; il doit leur faire correspondre jusqu’au mécanisme politique qu’est la production elle-même ».
[16] Cf. Mario Tronti, Il partito in fabbrica, désormais in Giuseppe Trotta, Milana Fabio, L’operaismo degli anni Sessanta, op. cit., pp. 461-77.
[17] La fracture irrémédiable au sein de la rédaction des Quaderni rossi intervient sur plusieurs points : l’interprétation des faits de Piazza Statuto, la centralité attribuée à l’autogestion de la production ou à l’antagonisme, les différences de statut entre « enquêtes politiques » et con-ricerca (co-recherche), la tension entre autonomie du conflit et organisation autonome des luttes, etc.
[18] Mario Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 127.
[19] Ibid., p. 144.
[20] Ibid., pp. 134-35.
[21] Ibid., p. 159.
[22] Mario Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 123. Cf. aussi, Mario Tronti, I due riformismi, désormais in Giuseppe Trotta, Fabio Milana, L’operaismo degli anni Sessanta, op. cit., pp. 306-09.
[23] Cf. notamment Ibid., pp. 294-305, 347-52.
[24] Cette nouvelle perspective stratégique décrète une fracture insurmontable au sein des opéraïstes : les uns réintègrent le PCI, alors que les autres fondent Potere operaio, le parti de l’insurrection.
[25] Cf. Mario Tronti, L’autonomia del politico, Feltrinelli, Milano 1977. Plus intéressant encore que le premier texte issu d’un séminaire tenu à Turin sous l’invitation de Bobbio, qui pose les bases du tournant de l’autonomie du politique, le second, dans lequel Tronti explore les liens entre crise économique et pouvoir politique.
[26] Cf. Mario Tronti, Hegel politico, Istituto della Enciclopedia italiana, Roma 1975.
[27] À signaler pour son relief l’étude sur Hobbes, Cromwell et la genèse historique du capitalisme parue dans Mario Tronti (dir.), Stato e rivoluzione in Inghilterra, Saggiatore, Milano 1977. Cf. notamment pp. 219-20, dans lesquelles émerge l’idée que la centralisation du pouvoir politique a été déterminante pour la transition vers le capitalisme. C’est en effet dans le processus d’accumulation originaire que l’on voit en fonction la main visible de l’État : l’origine de l’État bourgeois anticipe et pilote l’accumulation du capital, exactement comme la saison de la pensée politique classique précède et annonce l’âge classique de l’économique politique, la révolution politique celle industrielle, Hobbes vient avant Ricardo, la New Model Army devance la machine à vapeur, Cromwell Watt, etc.
[28] Mario Tronti, Sull’autonomia del politico, op. cit., p. 60.
[29] Malgré le fait que cette date ne l’ait jamais enthousiasmé, les avis plus ou moins sévères de Tronti sur les événements de 1968 varient en fonctions des périodes de sa trajectoire théorique et politique. En ce qui nous concerne, les considérations les plus intéressantes sont contenues dans l’article Sul ’68, tutto è stato detto, in Mario Tronti, Cenni di Castella, Cadmo, Firenze 2001, pp. 81-100
[30] Comme le souligne Milanesi, d’après Tronti pour éviter l’instrumentalisation ex post, « l’on doit agresser l’adversaire en ayant comme projet non pas la cogestion réformiste, mais la classe à l’intérieur du commandement. Idée haute, de grande politique. Plan ambitieux, qui pointe droit vers l’exercice du pouvoir », Franco Milanesi, Nel novecento, op. cit., p.139. Pour Tronti, l’accomplissement d’une telle tâche implique nécessairement l’occupation de l’État, « une machine qui peut être démantelée et remplacée seulement par l’intérieur et par en haut », Mario Tronti, Hegel politico, op. cit., p. 130. Comme dans les années 1960 les opéraïstes n’avaient pas hésité à revendiquer un usage ouvrier du développement capitaliste, Tronti critique dans les années 1970 la posture subalterne qui consiste à se refuser de faire un usage ouvrier de la machine d’État en vue de son abolition…
[31] Mario Tronti, La politique au crépuscule, L’Éclat, 2000, p. 36.
[32] Mario Tronti, Sull’autonomia del politico, op. cit., pp. 20, 54-55.
[33] Cf. « Karl und Carl », in Mario Tronti, La politique au crépuscule, op. cit., pp. 189-204. Cf. Ibid. p. 199 : « l’ambition pratique d’extorquer à Schmitt le secret de l’autonomie du politique pour le remettre, comme arme offensive, au parti de la classe ouvrière ».
[34] Mario Tronti, « Vieilles routes, nouveaux lieux », Vacarme, .
[35] Mario Tronti, La politique au crépuscule, op. cit., pp. 260
[36] Mario Tronti, Con le spalle al futuro, Editori Riuniti, Roma 1992, p. x.
[37] Mario Tronti, Cari compagni, .