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Le syndicalisme politique à l’épreuve de la lutte des classes. Débat avec Karel Yon
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le syndicalisme peut-il (re)devenir un acteur politique ? Et si oui, comment ? Gaëtan Gracia, ouvrier dans l’aéronautique, syndicaliste CGT et militant Révolution Permanente débat avec Karel Yon et des sociologues du travail à l’occasion de la sortie d’un livre collectif, Le syndicalisme est politique. Questions stratégiques pour un renouveau syndical, publié aux éditions La Dispute.
Dans un ouvrage collectif dirigé par Karel Yon et publié aux éditions La Dispute en cette rentrée, plusieurs sociologues du travail posent une série de questions au syndicalisme : comment « restaurer la centralité politique du travail » ? Comment dépasser la séparation entre le syndical et le politique ? Comment « passer de la tactique à la stratégie » et « repenser les stratégies syndicales face au mur néolibéral » ?
Leur hypothèse de départ, que traduit le titre du livre (Le syndicalisme est politique), est que le syndicalisme français tend à devenir un véritable « acteur politique ». Partant de là, les auteurs explorent ce que pourrait être ce rôle politique et comment le renforcer. L’introduction de Karel Yon et le premier chapitre qu’il cosigne avec Baptiste Giraud cherchent à répondre à ces questions à partir notamment d’une lecture de la bataille des retraites de 2023, du rôle joué par l’Intersyndicale et des limites du mouvement. En s’appuyant sur les leçons qu’ils en tirent, les auteurs formulent des hypothèses sur ce qui pourrait permettre une réaffirmation politique des syndicats, que ce soit dans leur expression propre, dans leurs alliances avec d’autres organisations ou avec la gauche parlementaire, tout en réfléchissant aux moyens de renforcer les structures syndicales face au déclin de leurs effectifs.
Les quatre chapitres suivants apportent des compléments intéressants à leurs réflexions : Sophie Béroud questionne la notion de « gilet-jaunisation des syndicats », en voyant comme un apport la façon dont le mouvement de 2018-2019 a pu créer ses propres formes collectives de politisation ; Maxime Quijoux et Guillaume Gourgues reviennent sur « les contours possible d’un syndicalisme de combat économique », c’est-à-dire d’un syndicalisme capable de penser non seulement la résistance aux attaques mais aussi d’avoir sa propre vision sur ce que devrait être la production ; Pauline Delage et Fanny Gallot s’attèlent à un « examen critique du traitement des violences sexistes et sexuelles dans les syndicats », relevant l’importance de cette question depuis MeToo mais aussi les limites de leur traitement ; enfin, Adrien Thomas présente un « syndicalisme au défi de la transition écologique » dans lequel il pense l’articulation entre revendications syndicales et revendications écologiques.
Dans un contexte où ces questions, pourtant d’une importance capitale pour la lutte des classes en France, ont disparu des préoccupations et des débats intellectuels, ce livre est une contribution intéressante. Sans revenir de façon exhaustive sur toutes les problématiques qu’il pose, j’aborde dans cet article les thèses principales de l’ouvrage et tente de les discuter à partir d’un double point de vue. Premièrement, à partir d’une lecture croisée avec le dernier livre de Juan Chingo, La victoire était possible. Réflexions stratégiques sur la bataille des retraites de 2023, dans lequel l’auteur mêle analyses politiques et réflexions stratégiques sur la lutte des classes en France. Deuxièmement, en m’appuyant sur ma propre vision et expérience, celle d’un militant ouvrier, syndicaliste CGT et militant politique ayant participé à la construction d’un syndicat dans une usine de la sous-traitance aéronautique et investi dans la CGT toulousaine.
Le retour du politique dans le syndicalisme
Pour Karel Yon, sociologue du travail et politiste, le mouvement de 2023 pourrait annoncer la « possible clôture d’un cycle de 30 ans de dépolitisation syndicale ».
Dans leur Sociologie politique du syndicalisme, publié en 2018, Karel Yon, Sophie Béroud et Baptiste Giraud expliquaient déjà que la « distance à la politique est devenue [...] une contrainte de rôle pour les syndicalistes ». Ils identifiaient deux raisons à cette mise à distance de la politique dans l’activité syndicale. D’abord, le déclin des équipes syndicales et l’aspiration toujours plus forte dans les institutions du « dialogue social » tendent à ce que les syndicats intègrent les limites, revendicatives plutôt que politiques, que ces institutions fixent à leur action. Deuxièmement, la chute du Mur de Berlin et le rejet du stalinisme ont poussé les syndicats à prendre leur distance avec les partis politiques, notamment avec le PCF dans les années 1990 en ce qui concerne la direction de la CGT. C’est la crise de 2007-2008 et les attaques qu’elle a engendré qui favoriseraient les « premiers signes [...] d’une repolitisation syndicale ». Résultat de l’exclusion de la classe ouvrière de la sphère politique traditionnelle, que l’émergence de LFI et de la NUPES n’a pas modifiée, les syndicats sont poussés, malgré leurs difficultés structurelles, à représenter les travailleurs et à intervenir de plus en plus comme un acteur politique.
Yon identifie la bataille des retraites de 2023 comme la fin d’un cycle de dépolitisation syndicale et qui marque « l’affirmation du syndicalisme comme acteur politique ». Face aux attaques de Macron sur les retraites, les syndicats ont dû « se faire porte-parole, sinon "parti", d’un monde du travail de moins en moins représenté en politique ». Cela ouvre la possibilité de « restaurer la centralité politique du travail », face au « mur néolibéral » mais également face au danger de l’extrême droite. Dans l’introduction de son livre La victoire était possible, Juan Chingo va dans le même sens : « après la bataille des retraites et aux deux extrémités de l’échiquier, le syndicalisme et l’extrême droite apparaissent en quelque sorte comme les deux forces organisées qui progressent, consolidant deux options politiques distinctes ». Si les auteurs convergent sur le constat, ils divergent sur l’interprétation de celui-ci.
Karel Yon tend à expliquer ce rôle politique comme le résultat avant tout de l’unité par en haut des confédérations syndicales. Par une « parole syndicale unifiée » et restée soudée jusqu’au bout, l’Intersyndicale aurait « confirmé l’émergence, à côté de l’opposition parlementaire, d’un nouvel acteur dans le jeu politique ». Il écrit en ce sens : « La capacité de l’intersyndicale à se présenter comme le porte-voix du monde du travail tout en exigeant la prise en compte effective de l’opinion des citoyens, à l’occasion notamment de la demande de "consultation citoyenne" puis de l’appui à la proposition du référendum d’initiative partagée, a fait exister une forme de "démocratie sociale" alternative à celle favorisée par le pouvoir : non pas un espace de participation syndicale subalterne [...], mais l’irruption directe des intérêts du travail dans le champ politique. »
Juan Chingo, dans un article publié au lendemain de la première journée de mobilisation, soulignait pour sa part le « caractère politique du 19 janvier » en montrant que la colère dépassait la seule réforme des retraites, allant de l’inflation aux conditions de travail, alimentée par la demande de reconnaissance post-Covid. Dans un contexte de crise politique et d’usure du macronisme, la dimension politique des mobilisations de masse s’est affirmée, notamment après le 49.3 où un ras-le-bol démocratique s’est étendu contre l’autoritarisme de la Ve République.
Dans ce cadre, si l’Intersyndicale a pu avoir parfois une expression « politique », c’est par la force des choses, très timidement et surtout en y mettant de grandes limites. De fait, celle-ci n’a pas été la pure représentation de la colère à la base mais a cherché au contraire à limiter la politisation du mouvement dès le début. Dès janvier, Laurent Berger a martelé l’importance « d’éviter les mots-d’ordre fourre-tout » et de rester sur la revendication des retraites, ce que l’Intersyndicale a fait. Après le 49.3, qui a provoqué une colère démocratique et même un sursaut de la grève dans certains secteurs, l’Intersyndicale a pris soin d’éviter toute revendication touchant au régime de la Ve République. Celle-ci a même défendu explicitement cette séparation au moment de la discussion au Parlement sur la motion de censure, expliquant au travers de la CFDT que « nous n’avons pas voulu nous mobiliser en début de semaine, car nous aurions marché sur le calendrier politique. [...] Nous on ne se positionne pas là-dessus. Notre mot d’ordre n’est pas de faire tomber le gouvernement. Notre mot d’ordre, c’est la réforme des retraites ».
Comme l’écrit Chingo, « le refus conscient de profiter de cette formidable opportunité pour passer à l’offensive a non seulement permis que la réforme soit promulguée mais, plus grave encore, il a empêché le prolétariat de devenir une force hégémonique, ce qui serait par ailleurs le meilleur moyen pour barrer la voie à la consolidation et la montée de Marine Le Pen. En effet, l’autre conséquence du rôle joué par l’Intersyndicale, de son refus d’élargir les revendications et de politiser le bras de fer avec le gouvernement, est que les travailleurs n’ont pas trouvé dans les directions existantes du mouvement ouvrier une perspective globale face au gouvernement et à la crise ».
Reconnaissant aussi que « l’échec [du mouvement] profiterait principalement à l’extrême droite », Karel Yon esquisse quelques leçons de cette bataille dans le chapitre co-écrit avec Baptiste Giraud : « Les grèves n’ont réussi ni à s’amplifier ni à converger d’une manière telle que l’économie du pays ou, à tout le moins, ses secteurs les plus visibles se trouvent durablement paralysés. Parallèlement, les états-majors rassemblés au sein de l’intersyndicale s’en sont tenus à une stratégie légitimiste centrée sur l’enchaînement des journées d’action et l’appel à l’opinion, ne constatant l’état de crise politique que pour mieux le déplorer » (souligné par nous). Tout en pointant correctement les limites de la stratégie de l’Intersyndicale ici, la méthode consistant à penser « parallèlement » le développement de la grève et la stratégie de l’intersyndicale, et non comme deux plans qui s’influencent et s’articulent l’un l’autre, empêche les auteurs de penser le mouvement comme un champ des possibles où les décisions stratégiques participent à trancher des alternatives. La « crise du modèle de syndicalisme de "dialogue social" » et les « limites d’un syndicalisme de proposition », que les auteurs pointent à raison, n’auraient alors aucun lien avec leur intervention concrète dans la lutte de classes, et en particulier ici dans la bataille des retraites.
Cette façon d’aborder le mouvement en séparant l’analyse « objective » du mouvement de la politique de sa direction conduit les auteurs à réduire toute velléité d’aller plus loin que ces journées d’action à « une incantation à la grève générale déconnectée de la réalité du salariat et des implantations syndicales ». La « réalité du salariat » que les auteurs décrivent reprend en grande partie les arguments utilisés par l’intersyndicale pour expliquer la défaite du mouvement par des causes exclusivement « objectives » qui n’auraient rien à voir avec leur stratégie. Par exemple, « l’inflation a, sans nul doute, rajouté aux difficultés à passer des manifestations aux grèves de masse ». Cette façon de voir l’inflation avant tout comme un frein à la grève du privé plutôt que comme un moyen possible de l’entraîner dans la bataille, malgré le foisonnement de grèves locales dans des entreprises privées depuis 2021, a été un des arguments principaux de l’intersyndicale pour justifier son enchaînement de journées d’action.
Le « réalisme » des deux sociologues les amènent même à voir la structuration actuelle de la classe ouvrière et l’érosion des effectifs syndicaux comme rendant presque caduque toute perspective de grève générale. Même la grève reconductible, « horizon stratégique » de la CGT selon les auteurs, est décrite ici comme « une conception très avant-gardiste de l’engagement », qui « s’articule avec une vision très située de la structure de l’économie capitaliste » (centrée sur les « secteurs dit stratégiques »), qui porterait le « risque de s’enfermer dans un schéma organisationnel et dans des modalités de lutte très excluants pour quantité de travailleurs » et même de « prêter le flanc aux stratégies de division du salariat ».
Dans un article co-écrit avec Paul Morao en réponse à Ugo Palheta, Juan Chingo revenait sur les limites d’une telle approche « objectiviste », « qui exagère les limites de la situation sans jamais chercher à penser les conditions de leur dépassement ». « Cette démarche implique de décrire les limites, parfois réelles, du mouvement – à l’image de la faiblesse de son auto-organisation ou de l’absence de certains secteurs de la classe ouvrière –, en refusant de les penser autrement que comme l’expression de faiblesses inscrites dans la situation, et de les donner comme indépassables. La conséquence centrale de cette approche tient à ce que toute critique de la politique de l’Intersyndicale est évacuée, associée aux délires de groupuscules qui ne viseraient que leur "auto-construction". » C’est la même logique qui pousse les deux sociologues à considérer que les appels à la grève générale apportent « des réponses peu convaincantes » à la question « comment gagner ? », et les amène à défendre la stratégie de journées d’action isolées. « La stratégie de l’intersyndicale d’appeler à des temps de mobilisation espacés a pu être, comme souvent, accusée d’avoir empêché une généralisation de la grève dans un climat que certaines fractions de l’extrême gauche jugeaient insurrectionnel », écrivent-ils en ce sens.
Plus ou moins assimilés à cette étroitesse de vue stratégique, les syndicats « de lutte » passent eux aussi au crible des auteurs : « La ligne d’action de l’intersyndicale [...] n’a pas empêché les directions de certaines fédérations CGT de se coordonner en vue d’organiser des grèves reconductibles, sans rencontrer le résultat espéré ». Leurs stratégies d’organisation et de mobilisation sont aussi « à questionner dans leur capacité à établir le rapport de force suffisant ». Si cette dernière affirmation est vraie, il est difficile d’y répondre en séparant autant la dynamique du mouvement de sa direction réelle, à savoir l’intersyndicale. Il est vrai qu’il est devenu un quasi-lieu commun de considérer que, malgré la stratégie imposée par les confédérations, les fédérations ou syndicats combatifs avaient toutes les conditions favorable pour construire une grève reconductible, et n’y ont pas réussi, notamment le 7 mars où l’appel à « mettre la France à l’arrêt » équivalait à un appel à la grève générale reconductible [1]. Plutôt que d’essayer de penser la dynamique du mouvement comme un tout articulé, les auteurs séparent la politique menée par l’intersyndicale de celles de certaines fédérations, de l’état d’esprit de la base et de la politique de « certaines fractions de l’extrême gauche ». Cette « analyse en miettes », amène naturellement les auteurs à ne voir aucune des possibilités qui étaient inscrites dans le mouvement et à caricaturer la discussion sur les autres possibles. Comme si les secteurs critiquant la stratégie de l’Intersyndicale avaient une vision simpliste de la classe ouvrière comme une cocotte-minute prête à exploser par un simple appel à la grève générale que les directions syndicales se refuseraient à donner.
La réticence de secteurs plus combatifs à partir seuls dans la bataille vient d’abord des leçons tirées dans les luttes des dernières années selon laquelle la radicalité d’une fraction de notre classe ne suffira pas seule à faire reculer Macron, et pas essentiellement d’une fatigue ou d’un corporatisme comme le suggèrent les auteurs. L’envie d’éviter la « grève par procuration » n’ouvrait pas seulement la voie à l’absence de toute grève reconductible, mais aussi à une autre possibilité, à savoir que ces secteurs entraînent les autres dans la grève. Pour cela, il n’aurait effectivement pas suffi d’un simple appel à reconductible, mais toute une stratégie visant à la construire et à entraîner ces secteurs, que ce soit en élargissant le cahier de revendications, en proposant un plan de bataille crédible et en favorisant au maximum l’auto-organisation de la grève. Mi-janvier, Juan Chingo faisait déjà l’ébauche de cette perspective : « Les fédérations CGT des raffineurs, des électriciens et des cheminots ont annoncé ce mardi vouloir "coordonner leurs actions" et lancer des initiatives pour "amplifier notamment la grève reconductible", et soulèvent depuis le début du mouvement cette question. Cependant, pour être conséquent avec cette perspective, ces secteurs, qui connaissent bien le danger de la "grève par procuration", doivent aller au-delà de l’appel à la reconductible et chercher à briser les obstacles qui empêchent d’autres secteurs de l’envisager à leur tour. […] L’intersyndicale se fait la porte-parole des plus précaires de façon instrumentale, pour justifier un plan de lutte au rabais : il est possible de leur adresser un autre discours. » Dans un autre texte publié au début du mois de février, il précisait cette possibilité en s’appuyant sur l’exemple de 1995 : « pour que cela ne reste pas une incantation, [...] il est nécessaire de mener une politique préparatoire. Celle-ci doit partir notamment des secteurs habituellement à l’avant-garde, en allant chercher activement toutes les forces qui sont entrées dans le mouvement de façon dispersée. Elle doit leur donner confiance en renforçant les revendications du mouvement pour qu’elles répondent à toutes les souffrances ressenties par les travailleurs, à commencer par l’augmentation urgente des salaires. […] Pour résoudre cette tâche stratégique, [...] il est possible de s’inspirer de certaines des pratiques de 1995 ». Citant un article de Rémi Azemar selon lequel « la force de 1995 réside dans son organisation originelle : la tenue d’assemblées générales, Juan Chingo concluait : « ce genre de démarche est beaucoup plus compliquée aujourd’hui. Mais les militants et travailleurs les plus conscients du mouvement actuel devront nécessairement surmonter ces obstacles s’ils veulent construire une grève générale de masse ».
Sans revenir ici sur l’ensemble du programme qu’il aurait été possible de défendre, on voit bien que le débat sur la stratégie du mouvement va bien au-delà d’un clivage entre réalisme et incantation. Si l’Intersyndicale a pu maintenir jusqu’à la fin sa stratégie de pression sur les institutions, c’est à la fois un résultat des conditions spécifiques du mouvement mais aussi parce qu’aucun secteur significatif n’a pu incarner une alternative capable de disputer la direction du mouvement. Dans ce contexte, le Réseau pour la grève générale (RGG) s’est démarqué en regroupant plusieurs centaines de personnes, parmi lesquels des dirigeants syndicaux de plusieurs secteurs à commencer par l’énergie et les centrales nucléaires, les éboueurs et égoutiers de Paris, l’aéroport de Roissy/Charles de Gaulle, plusieurs entreprises du privé, mais également les raffineries et notamment la plus grande de France, celle de Normandie. Comme l’écrit Juan Chingo, « en l’absence d’alternative, le RGG est devenu la principale et la seule opposition à la stratégie de l’intersyndicale. En raison de son caractère limité, le RGG [...] n’a pas réussi à mettre en place de véritables comités d’action à échelle nationale [ni] un embryon de coordination qui aurait pu incarner un début de direction alternative. [...] Mais par son existence et son insistance sur la nécessités des comités d’action, le RGG a réussi à semer l’idée qu’une coordination des secteurs d’avant-garde était nécessaire ».
Sans exagérer la portée d’une telle initiative, il est surprenant que les auteurs du livre ne la mentionnent même pas, pour la saluer ou la critiquer, alors même que le RGG, qui regroupait plusieurs dirigeants syndicaux de différents secteurs, avait formulé comme l’un de ses objectifs le fait de « politiser le mouvement ». Cela s’explique sans doute par leur approche, dont on a vu qu’elle revenait moins à faire le bilan des hypothèses stratégiques à l’œuvre dans le mouvement qu’à « le prendre comme un révélateur des fragilités structurelles du mouvement syndical ».
Un syndicalisme politique, oui mais lequel ?
Considérant qu’une politisation du mouvement lui-même était impossible, les auteurs cherchent donc ailleurs les pistes pour une repolitisation du syndicalisme.
Tout en partant d’une critique de la séparation entre le syndical et le politique (une critique utile et malheureusement rare dans les débats syndicaux où la Charte d’Amiens est souvent utilisée comme un frein à l’action politique), les auteurs pensent cette question avant tout à travers la voie institutionnelle. Leur principale perspective consiste à renforcer les liens entre le syndicalisme et la gauche parlementaire, plus concrètement entre l’Intersyndicale et la NUPES. Le seul exemple de ce rapprochement pendant la bataille des retraites, que les sociologues évoquent avec espoir, est la perspective du référendum d’initiative partagé qui aurait pu « ouvrir la possibilité d’action commune avec les partis de gauche rassemblés dans la NUPES ». Considérant que « la création de la NUPES a ouvert une conjoncture nouvelle marquée par le rassemblement de la gauche autour d’une volonté résolue de rupture avec le néolibéralisme », ils notent que « cependant, l’affaiblissement des partis de gauche et leur sélectivité sociale rendent aussi nécessaire l’implication politique des syndicats ». Jugeant « décisif de formuler une politique pour l’ensemble du mouvement syndical », ceux-ci proposent : « cette parole du travail, qui est à la fois unie et plurielle, à l’image de l’intersyndicale formée en 2023, doit pouvoir se faire entendre dans l’indispensable rénovation des institutions politiques qui permettrait au syndicalisme de retrouver un pouvoir structurel. Pourquoi ne pas imaginer qu’au-delà de la NUPES, une coalition électorale élargie réserve à ce front syndical uni un espace autonome ? On pourrait imaginer que le front syndical se voit réserver un nombre significatif de circonscriptions à l’occasion des prochaines élections législatives. »
Leur hypothèse a de quoi surprendre à plus d’un titre. D’abord, parce qu’elle tranche avec le « réalisme » dont les auteurs se targuaient dans leur analyse du mouvement des retraites. Si, en matière de lutte des classes, les auteurs semblaient avoir perdu toute capacité à imaginer d’autres possibles, il semblerait que l’imagination soit au pouvoir dès lors qu’il s’agit de penser sur un terrain institutionnel et électoral. Discuter, en septembre 2022, des élections législatives de 2027, dans laquelle une hypothétique NUPES, déjà sur le point d’exploser, propose à une hypothétique Intersyndicale, pleine de contradictions elle aussi, de lui laisser des circonscriptions, discussion qui n’existe dans aucun secteur ni de la NUPES ni des syndicats, relève en effet d’avantage de l’incantation que du pragmatisme [2].
Yon et Giraud n’abordent pas seulement la question des alliances électorales avec la gauche parlementaire, mais réfléchissent également aux voies de politisation du syndicalisme lui-même. Ceux-ci mentionnent, encore une fois à juste titre, que le syndicalisme ne peut cantonner son action aux pures questions « syndicales » mais qu’il doit par exemple s’ouvrir aux questions d’écologie et aux différentes oppressions qui traversent la société. Ils saluent deux initiatives qu’ils considèrent aller en ce sens : le « Pacte du pouvoir de vivre », conclu par la CFDT en 2019 avec une vingtaine d’organisations de la société civile, et « Plus jamais ça », regroupant la CGT, la FSU et Solidaires avec des organisations comme Attac, Greenpeace ou Oxfam. Ces initiatives ont cependant « le défaut d’être des initiatives de sommet ». Ce « défaut » n’est pas des moindres et a plusieurs conséquences. Tout d’abord, il cantonne un problème stratégique, à savoir l’alliance entre les luttes du mouvement ouvrier et celles des mouvements écologistes, féministes, antiracistes, etc., à des accords d’appareils.
On retrouve la même tendance dans le dernier chapitre du livre, « Le syndicalisme au défi de la transition écologique », signé par Adrien Thomas, qui pose des questions intéressantes mais qui centre sa réflexion sur les appareils syndicaux. Tout en se questionnant sur la possibilité que les ouvriers de secteurs polluants puissent adopter des revendications écologiques, Thomas part du principe que ceux-ci, au travers de leurs syndicats, sont de toute façon condamné à défendre leur emploi polluant avant tout : « s’ils soutiennent des politiques de décarbonation ambitieuse, les syndicats risquent d’aliéner leurs adhérents dans l’industrie manufacturière ». Ce qui l’amène à considérer que les confédérations, voire les appareils syndicaux internationaux comme la CSI, ont des positions progressistes mais sont freinés par les fédérations et les syndicats implantés dans les secteurs les plus polluants. Si certaines fédérations CGT se sont effectivement opposées à « Plus jamais ça » sur la base d’arguments mettant la question écologique au second plan, comme la fédération de la Chimie, cela ne doit pas empêcher de voir qu’il existe des luttes y compris dans ces secteurs qui tentent de lier fin du monde et fin du mois. Il est surprenant que l’auteur ne mentionne pas la bataille des raffineurs de Grandpuits contre un plan de licenciement. Une lutte de 45 jours de grève dans laquelle les raffineurs ont défendu leur emploi en liant leurs revendications à la perspective d’une reconversion de la production qui ne soit pas le greenwashing de Total mais une vraie reconversion, sous contrôle des ouvriers eux-mêmes. Cette ligne a été défendue à la fois par les grévistes eux-mêmes et la CGT sur place, mais aussi en alliance avec des organisations comme Greenpeace ou Les Amis de la Terre.
En ne mentionnant pas ces expériences, Thomas aboutit à des propositions d’appareils consistant à regretter que les secteurs polluants soient aussi fortement syndiqués et à espérer que les « secteurs verts » le deviennent un peu plus, pour pouvoir « changer les termes des débats à l’intérieur des confédérations syndicales », et que les syndicats permettent organisationnellement que se discute à la base ces questions. Karel Yon et Baptiste Giraud revendiquent de la même façon ces « initiatives de sommet » comme allant dans le bon sens, et regrettent que le congrès confédéral de la CGT ait reculé sur ce point. Mais cette perspective fait dire aux auteurs que le problème aurait avant tout « des raisons plus organisationnelles que politiques » : « il manque des espaces d’élaboration et de mise en commun de ces enjeux stratégiques. [...] Les bourses du travail et les unions locales sont dévitalisées, tandis que les congrès confédéraux deviennent moins des cadres d’élaboration d’une ligne partagée que des chambres d’enregistrement des rapports de force préétablis, [...] la formation syndicale a tendance à se réduire à une fonction d’accompagnement technique à la prise de mandat ».
Ce constat, réel par ailleurs, les amène à proposer pour les unions locales et les « petits syndicats » de "renforcer les moyens mis à leur disposition, en permanents notamment, pour se consacrer à la formation des militants et à la structuration des équipes syndicales », proposition partagée par Sophie Béroud dans l’article suivant qui remarque « combien il y a urgence à densifier le réseau des unions locales, à leur permettre de déployer des activités multiples et de les faire exister comme des espaces de socialisation et de politisation ». Ces propositions vont dans le sens des « bilans » avec lesquelles les directions confédérales se dédouanent de toute responsabilité quant à leur stratégie, en expliquant qu’il a manqué avant tout une présence syndicale plus forte dans certains secteurs et dans les boîtes. Les unions locales sont effectivement le parent pauvre des moyens alloués dans les syndicats, et l’absence de débats stratégiques dans les structures syndicales sont des problèmes importants que soulèvent les auteurs. Mais on ne peut les penser comme un simple problème organisationnel, que n’auraient pas pensé à traiter les directions confédérales. Si celles-ci maintiennent ce fonctionnement, c’est aussi pour conserver un certain pouvoir de décision, que ce soit en interne ou dans les batailles des retraites où, on l’a vu, ce sont elles qui ont décidé de tout, du calendrier aux revendications. Autrement dit, penser la démocratie syndicale sans penser la question de la bureaucratie syndicale aboutit à un vœu pieux et à défendre un lieu commun que tout le monde peut partager par ailleurs selon lequel il faudrait renforcer les syndicats à la base.
Un débat à poursuivre
Dans un contexte où les questions posées par les auteurs ont disparu des milieux militants, syndicaux et intellectuels, leur livre a le mérite de les poser de front et stimule des réflexions importantes. Leurs pistes méritent d’être lues et discutées pour approfondir les débats. Limité par le format, je me suis limité à dégager les thèses principales, d’expliciter la démarche d’analyse elle-même, et d’en faire une critique constructive à partir des hypothèses stratégiques qui guident notre intervention dans la lutte des classes. J’ai essayé de montrer qu’à trop penser la question politique au travers de sa seule dimension institutionnelle (élections, gauche parlementaire, appareils syndicaux), les auteurs manquent ce qui pourrait à mon sens être un véritable syndicalisme politique, c’est-à-dire révolutionnaire, à même d’intervenir et de peser dans la lutte des classes.
Alors qu’on se confronte à un durcissement autoritaire de l’Etat, où les attaques s’enchaînent et où même les syndicats comme la CFDT sont plus considérés par Macron comme des « partenaires sociaux » légitimes, et dans un moment où le gouvernement utilise la situation en Palestine pour criminaliser la gauche, oui nous avons besoin d’un syndicalisme politique.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Cette vision a été très largement reprise, non seulement par des intellectuels comme Ugo Palheta, mais aussi dans les bilans que tire le NPA de la bataille des retraites. Nous avons déjà discuté contre cette vision et ce mythe du 7 mars, que ce soit dans un article repris dans le livre de Chingo ou dans un texte de Marina Garrisi.
[2] En dépit des limites de leur proposition, les auteurs soulèvent un problème crucial : celui de la relation entre partis de gauche et syndicats. Cherchant à « formuler une politique pour l’ensemble du mouvement syndical », Yon et Giraud considèrent que « l’idée d’un front politico-social qui soit porteur d’une alternative au néolibéralisme n’apporte qu’une réponse partielle à la question [car] il ne s’adresse qu’au pôle dit "contestataire" du mouvement syndical, c’est-à-dire en priorité à la CGT, Solidaires et la FSU ». Cette idée de front politico-social a circulé sous plusieurs formes, que ce soit par les références de LFI au « Front populaire » au début du mouvement, par le NPA parfois, ou ailleurs. Sa limite n’est pas, comme le pensent nos auteurs, qu’elle ne s’adresse pas à la CFDT, mais que son centre de gravité se situe toujours autour de la question électorale et pas de la lutte de classes. Cette discussion dépasse le cadre de cet article.