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"Le traitement de la guerre israélo-palestinienne comme révélateur de la fin du politique en France"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Les massacres du 7 octobre, perpétrés contre des Israéliens suite à l’incursion de combattants fanatisés du Hamas, ont ouvert un espace de déchaînement psychique sans précédent dans l’histoire récente. Depuis lors, la guerre est devenue un prétexte pour excommunier des adversaires gênants, faire de la retape identitaire facile, ou avancer des agendas politiques prévus de longue date. L’outrance aveuglée, l’inconséquence intellectuelle et la démence mentale assurent de bonnes rentes médiatiques. Sur QG, Harold Bernat analyse la catastrophe en cours dans un texte puissant
« Ce livre répond à une angoisse partagée, celle de voir l’activité politique réduite à néant ». Première phrase d’un livre écrit il y a plus de six ans, Le néant et le politique, Critique de l’avènement Macron, je la reformule aujourd’hui: une fois l’activité politique réduite à néant, que faire de nos angoisses ? Nous assistons en effet depuis quelques semaines, angoissés, non sans sidération, à l’accélération vertigineuse de ce processus de disparition qui nous promet le pire.
Les massacres du 7 octobre 2023, perpétrés contre des Israéliens suite à l’incursion de combattants fanatisés du Hamas au-delà des grillages et des murs qui entourent la bande de Gaza, ont ouvert un espace de déchaînement psychique sans précédent dans l’histoire récente. Ces massacres de civils, ces atrocités, ces crimes de guerre sous la forme évidente d’actes terroristes, peuvent recevoir tous les qualificatifs que l’on voudra, dans une surenchère d’épithètes qui ne ressuscitera pas les morts, il n’en reste pas moins vrai qu’ils s’inscrivent dans une guerre qui a l’âge de mes parents. Une guerre asymétrique comme la quasi totalité des guerres aujourd’hui sur le globe. Une guerre qui est aussi un siège avec des intensités d’affrontement variables, mais ininterrompues. Une guerre qui a fini par implanter durablement, des deux côtés, la haine au cœur des hommes.
Une ville a fini par résumer cette guerre en un nom propre : Gaza. Une ville qu’il faut toujours associer à une date : Gaza 1956, 1982, 2008, 2014, 2023. Entre autres. Le mot pour dire l’enfermement, le parcage, une place sans issue, un huis clos. Sous perfusion d’une fantasmatique « communauté internationale » qui achète sous forme d’aides ce qu’elle est impuissante à imposer politiquement, la situation perdure depuis des décennies. Elle s’aggrave. Une ville territoire née dans un continuum urbain à la densité humaine improbable. Plus de deux millions d’habitants, dont une majorité de femmes et d’enfants vivent encerclés, et sous perfusion extérieure. Que peut-il sortir d’une pareille situation ? Ceux qui pensent que sur cette bande de terre engrillagée, dont la population dépend à 80 % d’aides, avec ces centaines de milliers d’enfants, dans un contexte de colonisation ininterrompu, et au mépris des résolutions internationales les plus minimalistes avec l’œil bienveillant de suprémacistes racistes assumés en Israël, peut naître une démocratie éclairée sont d’un cynisme sans bornes. D’autres vont même jusqu’à comparer Gaza avec Monaco ou Singapour. Pour quelles obscures raisons – autres que raciales – la bande de Gaza n’accueillerait-t-elle pas en effet un grand tournoi de tennis sur terre battue ou des mordus de la glisse comme sur l’île artificielle de Sentosa. La Wavehouse de Khan Younès, ça fait rêver non ? Ces absurdités cyniques ne masqueront pas la réalité de cette monstruosité territoriale: l’impasse absolu d’un encerclement militaire.
En commettant ces atrocités, le Hamas savait parfaitement que la reprise des bombardements sur la bande de Gaza serait dévastatrice. Cela fait partie de la stratégie de guerre dans tout affrontement asymétrique aujourd’hui. L’acte terroriste militarisé et stratégique. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est légitime de parler de crimes de guerre, non pour minimiser les atrocités commises, mais pour les situer dans une logique. La surenchère dans l’horreur doit placer celui qui subit l’agression dans une situation où il commettra en retour des crimes de guerre. La spirale infernale s’amorce, inarrêtable dans cette logique mortifère. N’oublions pas que ces gens se connaissent. Les commanditaires des atrocités du 7 octobre ou des frappes massives et vengeresses sur des civils, avec une volonté assumée de donner la mort sans distinction, sont des intimes de la guerre. Ils jouent ensemble leur partition de duettistes de l’horreur pour leur propres intérêts, leur propre agenda politique. Forcément en retrait pour en tirer les meilleurs bénéfices pendant que les civils se font massacrer.
Combien d’images insoutenables avons-nous pu voir depuis un mois, les massacres du 7 octobre et les premiers bombardements massifs sur les civils de Gaza qui ont suivi ? Les mots sont dérisoires et le partage de ces horreurs doit être toujours pesé. Est-ce possible ? J’en doute. Surenchère obscène de qualificatifs avec un point d’orgue, la comparaison avec le génocide juif. Disons-le sans détour: nous pouvons parler de cette tragédie sans utiliser les termes « camps d’extermination » ou « solution finale ». Treblinka était un camp d’extermination. Sa construction puis sa dissimulation en ferme étaient le résultat d’une volonté d’extermination totale. Les chiffres varient entre 700000 et 900000 morts. Aucune école, aucun hôpital ne pouvait y être détruit puisqu’il n’y avait rien. Aucune aide internationale n’y arrivait. On ne vivait pas à Treblinka ; on y mourrait. Un point d’annihilation pur et simple, certainement pas une ville.
Pourquoi cette précision dans l’horreur est-elle absolument nécessaire ? Parce qu’on ne peut pas d’un côté dénoncer le port obscène de l’étoile juive par des représentants de l’État israélien à l’ONU, alors que des bombes d’une tonne ravagent des civils parqués, ou les propos infâmes de certains dirigeants politiques israéliens qui comparent les gazaouis à des animaux en procédant dans un même temps à de tels raccourcis. Ce n’est pas possible et c’est justement cela la disparition du politique. Il ne s’agit plus de comprendre ce qui nous arrive mais de délivrer des permis de circulation, des visas de bonne ou de mauvaise conscience. Nous sombrons spirituellement lorsque l’exigence de probité s’efface devant des signes imposés, des certificats de bonnes pratiques langagières afin de passer les checkpoints moraux du contrôle social. Logique militaire. C’est à cela que nous sommes en train d’assister avec cette guerre au Proche-Orient. De telles pratiques se généralisent car elles sont conformes à ce que veulent les promoteurs du grand spectacle débilitant : le contrôle et l’abrutissement.
Pancarte brandie lors de la manifestation en soutien à la Palestine, le 11 novembre 2023 à Paris / Crédit photo: Serge D’ignazio
Dans ce contexte, nous devons être radicalement conséquents. La radicalité ce n’est pas l’outrance mais la conséquence, la cohérence et la fidélité. Toutes ces qualités ont largement disparu de notre champ de vision dans un univers de médiatisation totale et de postures insignifiantes. L’outrance aveuglée, l’inconséquence intellectuelle et la démence mentale assurent de bonnes rentes médiatiques. La destruction de la raison qui cherche la justesse est ainsi un fait majeur de la période. Tel imbécile propose, en signe de solidarité avec les israéliens, le port de la kippa pour tous. Tel autre accuse de terrorisme un groupe politique. Un troisième lance sa référence à Hitler dans un somnambulisme incompatible avec l’exercice lucide du discernement historique. Bref, dans cette grande panique des signifiants insensés les marchands de confusion prospèrent. Il va de soi que, dans cette surenchère de confusion et d’outrances, la recherche de la paix n’est pas une préoccupation sérieuse. L’important est de savoir qui est raciste, qui mérite la marque noire. Des programmes télévisuels ahurissants, sous la forme de questionnettes moyenâgeuse : ce politique est-il antisémite ? condamnez-vous le terrorisme ? allez-vous manifester pour protester contre la décapitation de bébés et l’antisémitisme ? Nous en sommes là, en France. Évidemment ce cirque obscène est une pure construction médiatique. Il sert à étiqueter, à situer, à excommunier, à tracer des cordons sanitaires entre le respectable et l’immonde. Il est créateur de zones de sécurité morale et de reconnaissances infralogiques. La bonne et la mauvaise odeur. Quant à savoir qui colonise ? Qui occupe ? Qui expulse ? Qui enferme ? Autant de question réalistes et historiquement situées qui ne pèsent plus rien face à ces chasses aux sorcières morales. Ce néo-maccarthysme peut se décliner sur tous les sujets. Il nourrit une manne procédurière infinie et donne à la télévision des censeurs un terrain de jeu illimité: bons points, mauvais points, exclusion définitive. Le tribunal de l’opinion publique emballée dans des sondages maison fera le reste.
C’est ainsi que se constitue sous nos yeux, dans les marges médiatiques de cette guerre séculaire, un véritable front anti-politique. La nouvelle curaille anti-sociale érige ses checkpoints moraux. Elle empêche de nommer la réalité de la domination, de l’exploitation et de l’écrasement des hommes. Ce front réunira dimanche 12 novembre, pour la photo souvenir, les adversaires farouches de la recherche d’intelligibilité. Si vous ne marchez pas avec la République en marche, vous êtes antisémites. Point. Le reste n’a plus aucune valeur. Cette curaille vertueuse à peu de frais vote, votera et fera voter des régressions sociales contre la majorité des citoyens mais prospère en divisant le cadastre et en s’octroyant le droit de faire parler ou de faire taire celui qui aura reçu la marque noire. Antisémite, islamophobe. Elle contrôle la circulation des signifiants du Bien cette curaille vertueuse.
Loin de cette guerre et à la fois si proches, nous avons, me semble-t-il, une responsabilité vis-à-vis des morts et des vitimes, celui de la décence commune. Mais le spectacle de la mort est obscène. Non pas simplement parce qu’il affiche l’horreur, mais dans la mesure où il se substitue à sa réalité. Il s’en sert, il s’en nourrit, il s’en gave. La guerre devient un prétexte pour excommunier des adversaires gênants ou pour faire de la retape identitaire facile. Dans les deux cas, avec le recul de la décence, c’est la possibilité d’un monde commun qui s’éloigne. Ce monde existe pourtant et c’est sur lui qu’il faut parier pour essayer de faire taire les violents, les rhinocéros et les fauteurs de guerre, en France ou au Proche-Orient. Pour sauver l’homme de la guerre, il faut viser une politique de la paix. Cette politique suppose une communication honnête et probe, une volonté d’entente. « On peut en tirer une morale », écrit Isaiah Berlin dans Les racines du romantisme, « à savoir que tant que nous vivons en société nous communiquons. Si nous ne communiquons pas, nous ne serions pas vraiment des hommes. Ce que nous entendons en partie par « homme » est qu’un tel doit comprendre au moins une part de ce que l’on dit. Si bien, alors, qu’il doit exister un langage commun, une communication commune, et, à certain degré, des valeurs communes, sinon il n’y aurait pas d’intelligibilité entre les êtres humains. » Des insultes et des anathèmes, tout au plus. Avant la mise à mort.
Berlin formule ici une partie de la réponse à la question posée initialement dans les marges de cette guerre abominable. Que faire des angoisses, une fois l’activité politique réduite à néant ? Essayer de s’efforcer de communiquer, signifier, remettre du sens dans cet effondrement. Malgré tout. C’est justement ce que refusent les boutiquiers de la guerre déguisés en curaille vertueuse. Ils s’attribuent à grands bruits les bons signifiants et imposent un silence menaçant à ceux qui ont compris que les vrais diviseurs du peuple suivront toujours la cause qui les immunise idéalement contre la contestation de leurs intérêts réels. Contre les grandes gueules de l’empire du Bien à l’abri des bombes, pas de paix sans intelligibilité. Pas de paix sans victoire de l’esprit.
Harold Bernat