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Nous avons plusieurs fois conseillé la lecture des traductions françaises de textes de Il Lato Cattivo ; les éditions de l’Asymétrie et Interregnum se sont associées pour publier un recueil d’articles de ce groupe, Intérêts matériels. Interventions 2017-2022. Sa lecture nous paraît indispensable.
« Intérêts matériels » ?
« En 1842-1843, en ma qualité de rédacteur à la Rheinische Zeitung, je me trouvai, pour la première fois, dans l’obligation embarrassante de dire mon mot sur ce qu’on appelle des intérêts matériels », expliquait Marx en 1859 : il s’agissait notamment de libre-échange et de protectionnisme.
Nous aborderons particulièrement ici l’un des thèmes majeurs du livre : une analyse géopolitique, qui n’est pas sans rapport avec la guerre en Ukraine (traitée dans le chapitre « La Russie, de l’Asie à l’Europe (et retour ?) »).
Un mérite majeur de Lato Cattivo est de dissiper l’illusion d’une mondialisation capitaliste produisant un prolétariat enfin révolutionnaire parce que lui aussi vraiment mondial, donc forcé d’agir en internationaliste : « Avec la fin du monde bipolaire, la suprématie de l’État américain donnait, elle aussi, l’impression de perdre son caractère national, en se diluant dans les institutions internationales (FMI, Banque Mondiale, Gatt-OMC, OTAN, etc.) et les sommets multilatéraux (du G5 au G20) qu’il avait créés ou impulsés. […] la guerre semblait ne plus pouvoir être autre chose qu’une » opération de police internationale « menée par un pouvoir ubiquitaire et définitivement post-national. » (p. 214)
Au contraire, fin XXe siècle, l’« unification mondiale du capital tant célébrée ou décriée n’était au fond que superficielle. Dès que l’amicale des capitalistes gagnants ou simplement survivants à l’issue de la dernière phase de dévalorisation massive s’est transformée à nouveau, aux alentours de 2008, en une lutte entre frères ennemis pour le partage des pertes, la marée mondialisatrice a commencé à se retirer, laissant doucement réémerger tout ce qu’elle n’avait pas emporté, toutes les aspérités qu’elle avait recouvertes. » (p. 221)
En particulier des États, notamment les États nationaux, car le marché mondial, même dans les phases d’unification maximale « n’est jamais dépourvu d’une mise en forme (géo-)politique. […] La diplomatie de la canonnière continue à agir dans l’ombre, la logique de la dissuasion également : le moment unipolaire américain ne les a pas abolies.» (p. 222)
« À chaque fois qu’un cycle d’accumulation entre dans sa phase « entropique« , l’exacerbation de ses traits distinctifs (économiques, sociaux, politiques et géostratégiques) sous des formes plus brutales et en même temps plus caricaturales, coexiste avec la libération d’éléments nouveaux, qui se stabiliseront et se combineront dans le cycle d’accumulation suivant. L’expansion coloniale et exterminatrice de l’Allemagne vers l’Est de l’Europe, ou l’expansion de l’Italie dans la Corne de l’Afrique, en Albanie, etc. relèvent clairement du premier de ces deux aspects. On ne sort pas d’un cycle d’accumulation en voie d’épuisement en reprenant et en poussant à l’extrême les lignes directrices qui l’ont conduit à la crise. » (p. 110)
Pour Il Lato cattivo, la fragmentation du marché mondial ne sera pas un « retour aux petits mondes anciens, aux petites patries » car « il n’y a pas de retour en arrière possible en ce qui concerne la multinationalisation du capital. Toutefois, cela n’est nullement incompatible avec un ou plusieurs rideaux de fer, c’est-à-dire avec une réorganisation de l’économie mondiale en sous-ensembles bien délimités, en blocs régionaux. » (p. 18-19)
En particulier, l’« affrontement inter-capitaliste entre États-Unis et Chine porte, aujourd’hui, essentiellement sur le devenir de leurs marchés intérieurs respectifs et, d’une certaine façon, sur la question du marché intérieur tout court, que la doxa mondialiste considérait dépassée. Du côté des États-Unis, la relance du marché intérieur a oscillé jusqu’à présent entre deux orientations opposées : d’un côté, des tentatives d’impulser la réindustrialisation du pays, dans le but de mettre un frein à la tertiarisation de l’emploi (à l’expansion des services à la personne, au sous-emploi et aux bas salaires qui vont avec) – tentatives d’autant plus timides et inefficaces qu’il est difficile de stimuler politiquement, hors cas de guerre, le rapatriement des capacités productives délocalisées ; d’un autre côté, une politique monétaire et budgétaire proche de la monnaie-hélicoptère, qui relance la consommation aux États-Unis au risque de relancer la production en Chine. La crise-Covid a tranché provisoirement en faveur de cette dernière, et aboutit désormais à accroître simultanément les déficits de la balance commerciale et de la balance courante. […] Les deux orientations ici résumées, se donnent également à voir, par ailleurs, en politique étrangère : la première, réaliste et russophile, vise à séparer la Russie du vrai challenger, dans une répétition actualisée du coup de Nixon s’engouffrant dans la brèche de la rupture sino-soviétique ; la seconde, droit-de-l’hommiste et russophobe, s’agite contre Poutine-le-nouveau-Hitler et pousse la Russie dans les bras de la Chine, tout en préparant à petits pas l’épreuve de force avec cette dernière en Mer de Chine méridionale. » (p. 225-226)
Du milieu du XIXe siècle à 1914, la « première mondialisation » avait ouvert la porte à des guerres justement qualifiables de mondiales, davantage par exemple que la Guerre de Sept Ans (1756-1763), qui pourtant n’impliquait pas moins de trois continents. L’histoire nous rappelle aussi que ce sont des nations bien établies qui font la guerre, mais le lieu de fracture, le déclencheur, est le plus souvent un État national relativement faible car peu homogène ou instable, situé à la périphérie des grandes puissances, là où leurs intérêts se rencontrent et s’opposent : Serbie en 1914, Pologne et Tchécoslovaquie en 1938-1939, Corée en 1950, Ukraine maintenant.
Quant à l’Europe, « l’utopie d’une unité européenne inclusive est en train de s’effriter sous l’effet combiné de ses faiblesses internes et de la pression des monstres impériaux qui l’entourent de tous les côtés. » (p. 130-131)
« La construction européenne sous sa forme actuelle ne peut pas durer et […] toute reconfiguration de celle-ci ne peut se faire qu’à partir de l’Allemagne elle-même – non sans l’intervention d’un aiguillon extérieur et d’un changement de classe politique, en deçà et/ou au-delà du Rhin. » (p. 193)
On en est loin, et cet « aiguillon extérieur » ne sera certainement pas apporté par une guerre dirigée par une puissance extérieure à l’Europe, comme celle menée aujourd’hui en Ukraine par une OTAN sous direction étasunienne.
L’unification d’un ensemble de pays ou de régions se fait généralement à partir d’un pôle dirigeant : au Royaume-Uni, ce rôle moteur a été tenu par l’Angleterre, aux Pays-Bas par la Hollande, en Espagne par la Castille, en Allemagne par la Prusse, en Italie par le Piémont… Malheureusement pour l’Europe, elle ne possède pas un mais deux pôles, la France et l’Allemagne, chacune prise par les intérêts de leurs classes dirigeantes respectives : si ces dernières promouvaient un système effectivement unifié, elles perdraient une grande partie de leur pouvoir et de leurs revenus. Il manque rien moins à l’Europe qu’une bourgeoisie européenne.
« L’Union Européenne et la zone euro ne peuvent pas échapper à l’heure de vérité, celle où le couple franco-allemand devra se recomposer ou éclater. Allemagne contre France, France contre Allemagne : c’est l’histoire même de la formation de l’Europe moderne telle que nous la connaissons qui revient au premier plan, la persistance de la question allemande dans une persistance générale des nations […] Le caractère unique de l’UE – l’exercice de la suprématie sous une forme indirecte par le pays européen économiquement dominant, autrement dit l’aliénation de cette suprématie dans un « Autre-que-soi » – est également sa plus grande faiblesse. […] On ne construit pas d’États ou de nations selon son bon plaisir, pour la simple raison qu’ils se construisent par le fer et par le feu – bien que parfois ceux-ci ne suffisent pas, s’ils ne sont pas soutenus par des poussées économiques suffisantes. […] L’Allemagne hitlérienne possédait d’ailleurs une vision stratégique visant l’unification des zones les plus industrialisées de l’Europe de l’époque (Tchécoslovaquie, Italie du Nord, Luxembourg, Belgique, Lorraine, Sarre, Ruhr) et des régions agricoles d’Europe de l’Est. […] en 1945, aussi bien l’Allemagne que l’Europe continentale se retrouvèrent ainsi divisées et réparties par le condominium américain et russe ensuite ratifié par la création de l’OTAN (1949) et du Pacte de Varsovie (1955). La réunification allemande de 1989-1990 n’a réuni que deux des cinq parties en lesquelles l’Allemagne avait été découpée. » (p. 185-189)
Lato Cattivo esquisse « les contours d’une Großdeutschland qui, bien que dépourvue de consistance politique, existe objectivement dans l’extension tentaculaire de l’outsourcing allemand vers l’est (pays de Visegrad) [Pologne, Slovaquie, Tchéquie, Hongrie], et le sud (Lombardie-Vénétie). Osons donc poser la fâcheuse question : et si, dans la précipitation des événements, celle-ci parvenait à exister politiquement ? […] aucune concrétisation de la perspective communiste en Europe n’est possible sans une rupture des équilibres sociaux au sein de son noyau productif. […] Ce qui est plus difficile à admettre – surtout pour ceux qui, comme nous, sont issus d’un internationalisme prolétarien pur – et qu’il faut pourtant avoir le courage d’admettre, c’est que les conditions d’une telle rupture sont, de façon consubstantielle, celles de la rupture définitive des équilibres nationaux en Europe, voire du retour de la guerre sur son territoire. » (p. 200)
Comme nous-mêmes l’écrivions en 2019, « Aujourd’hui, le « retour au protectionnisme » relève plus du thème journalistique que de la politique économique : libre échange et « souverainisme » se combinent autant qu’ils s’opposent, mais nulle part l’avenir n’est écrit. […] Unique certitude : à moins d’imaginer que le capitalisme ait changé de nature, la guerre » économique « tourne tôt ou tard à la guerre tout court, dans des circonstances et sous des formes multiples et chaque fois inattendues. » (La Nation dans tout son État)
À la fin des années 1950, Bordiga proposait cette hypothèse: « Peut-on hasarder un schéma de la révolution internationale à venir ? Son aire centrale sera constituée des régions qui répondent par une puissante reprise de forces productives à la ruine de la deuxième guerre mondiale, et surtout l’Allemagne, y compris l’Allemagne de l’Est, la Pologne, et la Tchécoslovaquie. L’insurrection prolétarienne qui suivra l’expropriation extrêmement féroce de tous les possesseurs de capitaux popularisés [c’est-à-dire au sein des « démocraties populaires » de l’époque] devrait avoir son épicentre entre Berlin et le Rhin, et rapidement attirer à elle le Nord de l’Italie et le Nord-Est de la France. » (cité par Il Lato cattivo, p. 198)
Il Lato Cattivo commente : « Plus de soixante ans plus tard, il est curieux de constater à quel point le monde a peu changé, du moins du point de vue de la distribution des capacités productives. Ajoutons au panorama bordiguien d’il y a soixante-dix ans la Hongrie, tirons un trait sur Berlin (déchue à l’état de Kindergarten de la mondanité fêtarde et l’Allemagne de l’Est en grande partie désindustrialisée, en les remplaçant par la ceinture industrielle qui, de Brême, descend jusqu’à Munich en traversant la Westphalie, la Rhénanie-Palatinat et le Bade-Wurtemberg, et nous aurons tracé la carte du cœur industriel européen et de ses principales concentrations ouvrières.» (p. 198-199 ; illustré par une carte très éclairante de l’emploi industriel en Europe, p. 199)
Lato Cattivo, en italien « le mauvais côté »… car « c‘est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte », écrivait Marx en 1847.
Cette courte note ne pouvait qu’effleurer un aspect d’un recueil qui traite de ce qu’est « la communisation », de la dynamique capitaliste mondiale, de la crise démocratique, de la nation, de l’Italie, de la Révolution russe, de l’internationalisme, des positions de Marx et Engels face aux guerres de leur temps, des tentatives de transformation de guerre impérialiste en guerre civile, sans oublier la situation des présentes minorités communistes…
Une lecture qui aide à nous repérer dans le chaos et que nous ne pouvons que vivement recommander, car plus « nous nous enfoncerons dans la tempête, plus la visibilité sera réduite. » (p. 158)
G.D., novembre 2023
Il Lato Cattivo, Intérêts matériels. Interventions 2017-2022, Éditions de l’Asymétrie/Interregnum, 2023.
Site dédié sur le site des édition de l’Asymétrie.
Site de Il Lato Cattivo : illatocattivo.blogspot.com
Marx, Préface à la Critique de l’économie politique, 1859.
Suzanne Berger, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Seuil, 2003.
Amadeo Bordiga, « 7 novembre 1917- 7 novembre 1957 : Quarante ans d’une évaluation organique des événements de Russie dans le dramatique développement social et historique international », Il programma comunista, n° 21, 1957.
Marx, Misère de la philosophie, 1847.
G.D., « La Nation dans tout son État », DDT21, 2019 : Enfin, loin de l’Europe, pour quelques mots sur les rapports de forces en Asie, G.D., « L’Amour, géopolitique des extrêmes », DDT21, octobre 2023.