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Alain Accardo - Dernière traversée
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
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En proclamant que Dieu était mort, Nietzsche est peut-être allé un peu trop vite au bout de sa pensée. En effet cette proclamation ne peut plus être entendue que comme un jugement de fait, c’est-à-dire une assertion sur l’état réel de la foi religieuse chrétienne en Europe à son époque. Il eût été plus exact de dire, de façon plus triviale, dans un style moins zarathoustrien et moins prophétique : « le christianisme a pris du plomb dans l’aile ». Mais il a fait comme tous ceux qui, s’autorisant de lui, sont allés répétant que notre monde était un monde sans Dieu, sans âme, sans signification et en perdition.
Sans chercher à polémiquer inutilement sur le bien-fondé de la célèbre thèse nietzschéenne, dont il est permis de penser qu’elle décrit effectivement un état du monde occidental et même, plus précisément un état du monde occidental européen où le christianisme a perdu son statut multiséculaire de religion dominante, une remarque s’impose néanmoins: la thèse de la mort de Dieu souffre pour le moins d’une généralisation abusive reposant elle-même sur une confusion multiple.
La généralisation a consiste à étendre à l’ensemble des religions existantes un constat qui était sans doute valable à propos de la représentation que l’occident chrétien pouvait se faire de la transcendance divine vers la fin du XIXème siècle. C’était un temps où l’apparent triomphe du rationalisme scientifique, le scientisme ambiant et les effets toujours plus spectaculaires de la révolution industrielle rendaient le recours au Dieu biblique de moins en moins nécessaire pour expliquer tout et le reste. Les esprits forts pouvaient aussi bien aller jusqu’à dire que Dieu était mort, puisqu’on voyait bien déjà que le christianisme était devenu davantage un héritage historique et social, une dimension culturelle identitaire de l’occident, voire pour certains une superstition, et beaucoup moins une tradition capable de vivifier quotidiennement l’esprit et la pratique de ses adeptes, comme en témoignait, entre autres indices, l’évolution de la signification des fêtes religieuses (Noël ou Pâques par exemple) dont le contenu s’est de plus en plus vidé de l’idée typiquement chrétienne de rédemption de l’Humanité et d’appel à assumer sa « vocation spirituelle », pour devenir ce qu’il est désormais, c’est-à-dire l’exaltation festive et hédoniste de ce qu’il y a de plus grossièrement consumériste et niais dans notre condition.
Le christianisme au crépuscule ne produit plus que quelques fêtes « grossièrement consuméristes et niaises ». Trois croix, trilogie monochrome, 2017
Déjà au XVIIIème siècle, et même bien avant, on percevait en Europe occidentale les prodromes d’une évolution sociétale de grande portée. À d’innombrables changements dans les mœurs et les habitudes, on comprenait que le rapport des nouvelles générations à leur foi ancestrale était en train de se modifier. On ne disait pas encore, comme au siècle suivant, que « le Breton cesse d’être croyant en débarquant à la gare Montparnasse », mais sur un plan plus général cette orientation du mouvement de l’Histoire se précisait dans les esprits : la présence du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, s’avérait de moins en moins indispensable.
Quelle que soit l’appellation qu’on a donnée à cette évolution anthropologique (déchristianisation, laïcisation, désenchantement du monde, profanation, etc.), elle traduit toujours un affaiblissement voire une disparition du sentiment du sacré qui accompagnait primitivement les pratiques et les moeurs traditionnelles. Le monde moderne est un monde profane et souvent même délibérément profané et profanateur, à des fins distinctives en particulier (cf. la posture intellectuelle petite-bourgeoise qui consiste à invoquer à tout bout de champ dans le débat public, la nécessité de « détruire un tabou » réel ou imaginaire et sans autre raison que celle imposée par la surenchère de la concurrence mondaine et par son déballage publicitaire). Une fois de plus le pendule s’en va trop loin. Il serait intellectuellement salutaire d’intégrer dans la doxa officielle cette idée que la civilisation tout entière s’est universellement construite sur des interdits et des auto-limitations, spécialement dans la violence des mœurs, et que le propre des périodes de décadence c’est, entre autres signes d’anomie, le flottement intellectuel et moral dans le choix des règles du vivre-ensemble.
Quant à la confusion, c’est celle qui affecte aujourd’hui, en dehors du monde savant, les pratiques et les représentations des choses de la religion chez la plupart des croyants. Pendant longtemps on a englobé sous le terme unique de religion deux choses éminemment différentes : un besoin existentiel fondamental et irréductible, ayant toute apparence d’être un invariant transhistorique (la foi), et les formes culturelles dans lesquelles ce credo s’est historiquement et sociologiquement fixé ou déclaré. La foi étant un sentiment quasi instinctif, plus spontané et contagieux que réfléchi au départ, reste de l’ordre du vécu personnel le plus intime (« Deus intimior intimo meo », c’est Dieu au plus profond de moi-même, écrivait Saint Augustin). En tant que telle, elle est irréductible à quelque argumentation théorique que ce soit. Pour s’installer elle n’a besoin d’aucune justification. Elle s’éprouve sans avoir à se prouver (« foi du charbonnier »). On n’adopte pas une vérité de foi parce qu’elle est vraie, mais parce qu’on a besoin d’y croire pour vivre, comme d’oxygène pour respirer. Ce n’est qu’après coup que la raison reprend ses droits un moment bafoués (« fides quaerens intellectum« ), car nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons nous satisfaire entièrement de vérités qui s’imposeraient au mépris de toute rationalité discursive, de façon purement intuitive et spontanée. Le croyant ne peut pas se permettre de croire parce que « tel est son bon plaisir ». Le règne de Dieu ne peut pas être celui d’un monarque absolu de droit divin. Dieu est Dieu, il peut tout, soit. Mais il est réputé être juste et ne peut se tromper ni vouloir nous tromper en nous affirmant une chose le matin et le contraire le soir, comme un politicien en campagne. L’exigence de rationalité est celle d’un minimum d’ordre, de logique, de cohérence dans la réalité de ce qui advient. Ce minimum se veut concevable et communicable sous forme d’un logos, avec le risque de dérapage philosophique et théologique que comportent la construction, la diffusion et la discussion de tout discours rationnel systématique. Sinon, ce serait ouvrir la porte au mensonge, à l’hérésie, au chaos. Donc Dieu se doit à lui-même de raisonner juste et de dire la vérité quand il dit quelque chose à ses créatures douées de raison.
Dieu accorde le don de la vie à Adam, plafond de la chapelle Sixtine, Michel-Ange, 1512
Mais justement, comment celles-ci sont-elles informées de ce que dit Dieu ? Pour la plupart des croyants, la réponse est connue de longue date : ils savent ce que leur environnement social a été capable de leur en dire. Un enseignement religieux, même sommaire, même dispensé sous forme d’un discours superficiel et lacunaire, par des éducateurs peu instruits, suffit à transmettre à des enfants une foi solide et durable autant que celle de leurs parents. Croire, c’est avant tout adhérer au discours explicite d’une religion donnée, dispensé par une autorité pédagogique, en l’occurrence une Eglise servie (et donc peu ou prou instrumentalisée) par un clergé, celui-ci serait-il extrêmement réduit en nombre et en compétences.
Toute religion exige de la part du croyant un acte de foi dans des vérités expressément formulées, en dehors desquelles les croyants réduits à eux-mêmes ne sauraient constituer une Église reconnue. En quoi et à qui pourrait-on bien croire si des Ecritures, des prêtres, des assemblées conciliaires, des dogmes, des encycliques, des homélies, des formules sacramentelles, etc., n’en avaient pas expliqué le sens. D’où la confusion permanente dans l’esprit de la majorité des croyants entre la foi et la religion, la religion et le dogme, le dogme et la parole de l’Eglise, la parole de l’Eglise et le clergé qui la formule, dans une certaine langue, etc. En principe toutes ces composantes de la pratique religieuse sont à distinguer l’une de l’autre. En fait, elles sont le plus souvent confondues et même Nietzsche, qui était par ailleurs un philologue averti, emporté par son lyrisme effervescent et dans l’élan de sa critique, n’a pas toujours pris la peine d’opérer les distinguos nécessaires. De sorte que lorsqu’il proclame que Dieu est mort, on ne sait exactement de quoi ni de qui il parle. De quelqu’un qui, sous apparence d’être encore officiellement en vie, ne serait déjà plus qu’un cadavre en décomposition, ou de quelqu’un qui serait déjà mort en gardant l’apparence d’être encore en vie ? Où passe exactement la limite entre le nominal et le réel ? Par quel concile le débat a-t-il été tranché ?
Au temps de la Genèse, dans Sodome et Gomorrhe, on voyait déjà plus d’un méchant déambuler sur les places, des individus qui s’ingéniaient à « s’écarter des voies de l’Eternel » (lequel se chargea d’ailleurs de leur faire sentir son courroux). Malgré l’omniprésence du mal parmi les vivants, on n’en tirait pas la conclusion que Dieu était mort, mais seulement que son absence, ou sa fatigue, ou ses blessures, par moments et par endroits, étaient très dommageables à ses créatures infidèles.
S’il fallait en juger par l’état du monde et des relations internationales aujourd’hui, il semblerait même que des deux prophètes Nietzsche et Malraux, ce soit ce dernier qui se serait montré le plus clairvoyant avec sa prédiction d’un XXIème siècle profondément « religieux », si on veut bien considérer que la mondialisation capitaliste et le prosélytisme du dollar américain ont désormais mis toute la planète à genoux pour célébrer le culte universel du Veau d’or. Dans la lutte implacable que se sont livrée depuis au moins la disparition de l’Empire romain, et surtout depuis le développement de l’impérialisme occidental européen, les forces du Capital et celles du Travail, le christianisme institutionnel (toutes Églises confondues) a choisi son camp : celui des propriétaires, des puissants, des féodalités, de la Banque et de l’Etat capitaliste.
Manifestation à Paris en soutien à la Palestine, 6 janvier 2024, photo Serge d’Ignazio
Nietzsche a fini par mourir lui aussi, dépassé et remplacé par les prédicateurs évangélistes les plus retors et les plus cupides de Californie, de Floride et d’ailleurs. Mais gageons que cette annonce nécrologique ne perturbera pas le moins du monde nos journalistes bien « informés » de Radio France qui semblent tout ignorer de l’intégrisme néo-libéral et du catéchisme de l’Ecole de Chicago. Que cet intégrisme-là ait dévasté en quelques générations la planète entière, irréversiblement, ils n’en ont cure. La liberté des échanges, du capital et de sa presse, a un prix. Il faut donc apprendre à distinguer entre les crimes. Avec un flair infaillible, nos informés-décrypteurs savent trier les bons crimes des mauvais. Les bons crimes, ceux pour lesquels nous sommes sommés de faire preuve de compréhension, de discernement, voire de tolérance, et même d’approbation, ce sont les crimes commis par les défenseurs-des-libertés-du-monde-libre.
D’ailleurs, ces crimes-là, ce ne sont même pas des crimes. On est prié de réserver cette appellation aux crimes authentiques, ceux des méchants dictateurs et de leurs gouvernements populistes, comme par exemple les Russes avec leur Poutine. Certes les crimes des nations civilisées ressemblent à s’y méprendre aux autres, ils en ont la fureur génocidaire, les écoles et les hôpitaux éventrés, les quartiers d’habitation rasés, les cadavres de femmes, d’enfants et de vieillards le long des rues, mais ce ne sont pas des crimes : ce sont des « ripostes », des réponses légitimes, nous disent les journalistes bien informés, que les forces du Bien font aux forces du Mal, comme par exemple la guerre d’extermination qu’Israël fait aux Palestiniens de Gaza sous couvert d’éradication du Hamas, avec le soutien des Etats-Unis.
On est en plein cauchemar. « Orwellien », comme aiment à préciser les lettrés aujourd’hui. En laissant libre cours dans tous les domaines à l’esprit d’entreprise capitaliste, la modernité mondialiste a métamorphosé en défaut rédhibitoire ce qui jusque-là avait pu faire en certaines circonstances figure de vertu dans le coffre à outils d’Homo sapiens : cette capacité apparemment unique du genre humain à mobiliser et concentrer toutes les ressources de son intelligence, de son imagination et de sa volonté pour la résolution d’un problème donné a certainement constitué une propriété précieuse au regard de la sélection naturelle, et cette propriété remarquable a sans doute plus d’une fois aidé notre espèce à réussir là où d’autres échouaient. Ce n’est donc pas l’esprit d’entreprise en soi qui est préjudiciable au genre humain ; c’est ce que le mode de production capitaliste en a fait en le mettant au service à peu près exclusif de la marchandisation généralisée de l’oekoumène. A telle enseigne que le capitaliste en est arrivé à croire que tout ce qui existe sub sole sans exception est fait pour être acheté ou vendu, y compris la personne humaine. C’est dans le triomphe indécent de cette logique de la vénalité généralisée et de l’accumulation insatiable du profit que réside la monstruosité d’un système qui, à force de démesure, a fini par rendre notre monde difforme, infirme, inhumain, et donc inacceptable.
Un peuple éliminé et l’autre en voie de l’être se font face sur cette pancarte. Manifestation Paris, janvier 2024, photo Serge d’Igniazio
On a brouillé tous les repères, emmêlé tous les fils : tous les courants de la bêtise se sont déchaînés, toutes les chorales de l’égoïsme nationaliste ou individualiste, toutes les chapelles de la mauvaise foi humaine se sont une fois de plus coalisées pour boucher les voies de l’intelligence et de la générosité. Notre paquebot républicain, éventré par les écueils de la banquise capitaliste, a commencé à sombrer. On entend à son bord les flons-flons de l’orchestre qui joue pour les passagers hors-classe, les milliardaires enivrés et aveuglés devenus incapables même de comprendre ce qui leur arrive ; on voit zigzaguer vers les chaloupes de sauvetage bondées une petite-bourgeoisie, déboussolée, aliénée jusqu’à la caricature, qui, sentant le navire sur le point de couler, redouble pathétiquement d’efforts pour prolonger un état de choses que ses journalistes et ses marcheurs ne savent plus comment qualifier, et qu’ils appellent « le ni-ni » et « le en même-temps », ce charabia signifiant qu’à l’instar de leur maître à penser, ils veulent comme toujours avoir le beurre et l’argent du beurre. Avec aujourd’hui une figure chorégraphique inédite (façade écologique oblige) : sauver la planète mais sans modérer en rien leurs habitudes consommatoires ni leurs objectifs dans aucun domaine, ce qui les conduit à tituber plus vers la Droite (et même l’extrême Droite) que vers la Gauche. Laquelle, la malheureuse, n’arrive même plus à se trouver un nom de bataille qui fasse rêver.
Quant aux classes populaires, comme toujours cocufiées et mystifiées de toutes les façons par toutes les classes dominantes, on a depuis longtemps entrepris de leur enseigner à sauter par-dessus bord, en leur donnant l’assurance qu’on repêchera plus tard ceux qui auront réussi à surnager le plus longtemps.
Pendant ce temps, sur le paquebot « Républic », l’orchestre des riches a commencé à jouer « Plus près de Toi, mon Dieu »… Mais Dieu est-il encore là pour écouter ?
Alain Accardo
Photo d’ouverture : Serge d’Igniazio, manifestation en soutien à la Palestine, Paris, janvier 2024