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La Reconstruction Noire comme guerre de classe. Du Bois, le marxisme et la révolution
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https://www.contretemps.eu/du-bois-black-reconstruction-marxisme-revolution-racisme/
L’ouvrage de W. E. B. Du Bois (1868 -1963) intitulé Black Reconstruction in America 1860-1880, est l’une des plus grandes études modernes sur la révolution et la contre-révolution[1]. S’il mérite sa place aux côtés des classiques, il constitue également un exemple extraordinaire d’analyse matérialiste et de classe de la race sous le capitalisme. Ces dernières années, ce dernier aspect du livre a été occulté, voire nié. Cet article vise à redonner à la grande œuvre de Du Bois la place qui lui revient sur ces deux plans.
Le chef d’œuvre de W. E. B. Du Bois, Black Reconstruction in America, 1860-1880, publié en 1935, mérite de figurer sur une étagère à côté d’autres classiques modernes, tels que l’Histoire de la révolution russe de Léon Trotsky, Les Jacobins noirs de C. L. R. James, La révolution française de Georges Lefebvre et Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx. Malheureusement, les spécialistes des révolutions n’ont généralement pas considéré la Guerre de Sécession comme l’une des grandes révolutions sociales de l’ère moderne, au même titre que les révolutions française, russe et chinoise.
En fait, de nombreux lecteurs considèrent le livre de Du Bois de manière beaucoup plus étroite, comme une réponse aux histoires suprémacistes blanches de l’ère de la Reconstruction (1865-76) et, plus particulièrement, comme une défense du rôle des politiciens afro-américains – et des électeurs noirs qui les ont élus – dans les gouvernements des États du Sud de l’époque. Du Bois présente effectivement une telle défense, mais Black Reconstruction offre beaucoup, beaucoup plus que cela.
Black Reconstruction n’est pas seulement un ouvrage historique de grande envergure, mais aussi un ouvrage fermement ancré dans la tradition marxiste. Du Bois réinterprète la guerre civile comme une révolution sociale et politique « par le bas » – une révolution ouvrière – qui a entraîné le renversement de l’esclavage et de l’État confédéré, ouvrant ainsi la porte à une démocratie interraciale dans le Sud. Le livre réinterprète ensuite le renversement ultérieur de cette démocratie comme une contre-révolution de classe qui a détruit la possibilité de liberté pour la moitié de la classe ouvrière du Sud et a imposé une « dictature du capital » qui a entraîné « une exploitation du travail sans précédent dans les temps modernes « [2].
Mais pourquoi lire Black Reconstruction au XXIe siècle ? En bref, parce que Du Bois écrit sur des questions qui restent d’une importance politique considérable, notamment la nature de l’oppression raciale et le racisme des travailleurs blancs. De plus, contrairement à la plupart des analystes contemporains de la race, Du Bois aborde ces questions sous l’angle de l’économie politique. Il rejette une approche de l’oppression raciale qui commence par les préjugés, la discrimination ou la culture, essayant plutôt de creuser en dessous et de comprendre comment ils sont enracinés dans les intérêts matériels des différentes classes. Au lieu d’insister sur la séparation entre la race et la classe, comme le font tant de progressistes, Du Bois insiste sur leur lien intime[3].
Black Reconstruction est célèbre à juste titre pour avoir mis l’accent sur l’action collective des personnes asservies dans la conquête de leur propre liberté et pour sa réfutation passionnée de l’historiographie raciste. Ce qui a été moins souligné, c’est la manière dont Du Bois rejette très explicitement les analyses de la Guerre Civile (1861 – 1865) et de la Reconstruction (1865-1877) qui mettent l’accent sur la race et le racisme en tant que principaux moteurs des événements historiques.
Selon Du Bois, le racisme a certainement joué un rôle extrêmement important à cette époque, mais il était le produit – et généralement déguisé – d’une autre force plus puissante : le capitalisme. Plus précisément, Du Bois affirme dans Black Reconstruction que deux caractéristiques du capitalisme – la concurrence des capitalistes pour la main-d’œuvre et la concurrence des travailleurs pour l’emploi – sont à l’origine des conflits qui semblent motivés par le racisme.
Cette perspective sur le chef-d’œuvre de Du Bois va à l’encontre de certaines interprétations influentes de son travail. Il n’est pas surprenant que certains s’opposent à ce que l’on dise clairement que Black Reconstruction est une œuvre marxiste. De nombreuses personnes qui découvrent Black Reconstruction pour la première fois ne s’attendent pas à lire un texte marxiste. Ils ont très probablement lu le premier recueil d’essais de Du Bois, Les âmes du peuple noir , qui précède de trois décennies son passage au marxisme[4].
Si un certain nombre d’auteurs reconnaissent le marxisme de Du Bois[5], beaucoup d’autres nient que Black Reconstruction ou ses écrits ultérieurs soient marxistes. En 1983, par exemple, Cedric Robinson (1940 – 2016) a décritdans Marxime noir Du Bois comme un « critique sympathique du marxisme »[6]. Le livre de Gerald Horne (1949 -), publié en 1986, examine en détail l’engagement de Du Bois dans des causes de gauche (principalement communistes) après la Seconde Guerre mondiale, mais il ne se prononce jamais sur la question de savoir si Du Bois était marxiste[7]. Le livre de Manning Marable (1950 – 2011) sur Du Bois, publié quelques mois plus tard, le dépeint comme un « démocrate radical », bien que Marable ait suggéré plus tard que Du Bois pourrait être utilement considéré comme faisant partie de la tradition du « marxisme occidental »[8].
Plus récemment, un groupe de sociologues « Du Boisiens » reconnaît que Du Bois intègre certains éléments de la pensée marxiste dans sa vision du monde. Mais selon ces auteurs, non seulement Du Bois n’est pas marxiste, mais ses idées transcendent clairement celles de Marx. Selon eux, Marx a donné la primauté théorique à la classe, alors que Du Bois a saisi l' »intersectionnalité » de la classe et de la race, soulignant leurs liens tout en ne donnant la primauté théorique, par implication, à aucune des deux[9]. Selon ces auteurs, cette évolution théorique a permis à Du Bois, contrairement à Marx et à ses disciples, de comprendre le colonialisme, la façon dont la race « fracture » la conscience de classe et l’oppression raciale en général[10].
Dans le présent article, je soutiens que ces « Du Boisiens » et d’autres qui nient le marxisme de Du Bois ont tort. Du Bois accorde effectivement la primauté théorique au capitalisme. Tant dans Black Reconstruction que dans ses écrits ultérieurs, Du Bois souligne à plusieurs reprises que l’oppression raciale est un produit du capitalisme. En outre, Du Bois s’oppose sans cesse à ce que nous appellerions aujourd’hui le « réductionnisme racial », c’est-à-dire les tentatives d’expliquer les événements historiques principalement en termes de race. Son rejet du réductionnisme racial n’a fait que s’accentuer dans les années qui ont suivi la publication de Black Reconstruction.
Après 1935, en bref, le « Du Boisianisme » est un marxisme. L’échec de Du Bois ne réside pas dans le fait qu’il ait adopté une orientation marxiste, mais dans le fait qu’il en soit venu à soutenir sans esprit critique l’autoritarisme soviétique. C’est peut-être la plus grande tragédie, à mon avis, de la longue vie de Du Bois. Mais l’essentiel de cet article est de montrer que, malgré tous les efforts déployés pour ignorer ou nier son marxisme, Black Reconstruction est une brillante œuvre d’analyse de classe.
La Reconstruction noire en Amérique
Du Bois s’est tourné vers le marxisme assez tard dans sa vie, peu avant la publication de Black Reconstruction. Son voyage en Union soviétique en 1926, quelques mois avant la consolidation du pouvoir par Joseph Staline, l’a certainement poussé dans cette direction. « Jamais auparavant dans sa vie, écrit son biographe David Levering Lewis, (1936-), il n’avait été aussi bouleversé que par les deux mois qu’il a passés en Russie[11].
Du Bois a parcouru plus de deux mille kilomètres à travers l’Union soviétique, « trouvant partout […] des signes d’un nouvel ordre social égalitaire dont il n’avait jusqu’alors que rêvé qu’il puisse être possible »[12]. « Je suis peut-être partiellement trompé et à moitié informé », écrivait Du Bois à l’époque. « Mais si ce que j’ai vu de mes propres yeux et entendu de mes oreilles en Russie est du bolchevisme, je suis un bolchevik »[13] (Du Bois se rendra à nouveau en Union soviétique en 1936, 1949 et 1958).
Du Bois écrira plus tard que son voyage en Union soviétique l’a amené à remettre en question « notre croyance nègre américaine selon laquelle le droit de vote nous donnerait du travail et un salaire décent », abolirait l’analphabétisme ou « diminuerait nos maladies et notre criminalité »[14]. Seule une révolution pourrait atteindre ces objectifs. Du Bois était également convaincu que « laisser quelques-uns de nos capitalistes partager avec les Blancs l’exploitation de nos masses ne serait jamais une solution à notre problème »[15]. La libération des Noirs était impossible, en somme, tant que les États-Unis demeureraient une société capitaliste, et le « capitalisme noir » était une impasse.
Du Bois était largement familiarisé avec les idées marxistes depuis ses études supérieures à Harvard et à Berlin. Mais ce n’est qu’en 1933, au milieu de la plus grande crise du capitalisme de l’histoire mondiale, que Du Bois a commencé à étudier consciencieusement Marx, Engels et Lénine. Il avait alors soixante-cinq ans. Comme l’écrit Lewis, Du Bois s’est laissé séduire par l’analyse marxiste :
Comme tant d’intellectuels dans les années 1930 qui présentaient le marxisme comme une science vérifiable de la société, le professeur d’Atlanta était fasciné par le matérialisme dialectique. Qualifiant Marx de « plus grande figure de la science de l’industrie moderne », Du Bois semblait redécouvrir avec l’avidité d’un étudiant diplômé doué le penseur que Frank Taussing, (1859 -1940) son professeur d’économie à Harvard, avait ignoré avec suffisance. Marx donnait un sens à l’histoire – ou plus de sens, pensait Du Bois, que tous les autres systèmes analytiques[16].
Du Bois a été incité à maîtriser la théorie marxiste par la montée en puissance d’un groupe de « Jeunes Turcs » au sein de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), l’organisation de défense des droits civiques qu’il a contribué à fonder. Ces jeunes universitaires activistes, dont Abram Harris (1899-1963), Ralph Bunche (1904-1971) et E. Franklin Frazier (1894-1962), tous membres ou futurs membres de l’Université Howard, « tentaient de faire passer l’intelligentsia noire d’une focalisation sur la race à une analyse de l’économie de classe »[17].
Tous étaient convaincus qu’un puissant mouvement ouvrier interracial était nécessaire pour briser l’oppression raciale et ils critiquaient la NAACP pour son absence de programme économique. Les membres de ce groupe conseillaient Du Bois sur les textes qu’il devait absolument lire. Le livre de Abram Harris, The Black Worker : The Negro and the Labor Movement, (Le travailleur noir : Le Noir et le mouvement ouvrier) coécrit avec Sterling Spero (1896-1976), s’avéra particulièrement influent[18] ; ce n’est pas un hasard si Du Bois intitula le premier chapitre de Black Reconstruction « The Black Worker » (je reviendrai plus loin sur la signification exacte de ce titre).
Bien qu’il se soit rapproché plus tard du Parti Communiste pro-soviétique, les guides de Du Bois en matière de théorie marxiste au début des années 1930 comprenaient également deux militants de gauche antistaliniens. L’un était Benjamin Stolberg (1891-1951), un journaliste qui a plus tard fait partie de la Commission Dewey (officiellement la Commission d’enquête sur les accusations portées contre Léon Trotsky lors des procès de Moscou), nommée d’après son président, le philosophe John Dewey. (1859-1952)
L’autre était un jeune militant de gauche du nom de Will Herberg (1901-1977). Herberg était un immigrant juif russe qui avait été recalé du City College de New York, avait rejoint le Parti Communiste et avait été exclu avec d’autres personnes associées à Jay Lovestone (1897-1990) pour s’être opposées à la politique étrangère de Staline à l’époque. Les Lovestonites étaient cependant d’ardents défenseurs de l’Union soviétique. Herberg attira l’attention de Du Bois les écrits de Marx sur la guerre civile, ainsi que la brochure marxiste de Herberg sur la guerre civile et la reconstruction, « The Heritage of the Civil War« , que Du Bois citera dans Black Reconstruction[19].
Du Bois aborde de nombreux sujets dans Black Reconstruction, mais le livre tente principalement de répondre à trois grandes questions : Premièrement, comment la guerre civile est-elle devenue une révolution qui a renversé l’esclavage et apporté la démocratie au Sud ? Deuxièmement, quelles ont été la nature et les principales réalisations des gouvernements des États lors de la Reconstruction dans le Sud ? Enfin, comment comprendre la contre-révolution qui a renversé la démocratie et instauré une sorte de semi-esclavage pour les Noirs du Sud ?
La guerre civile et la « grève générale »
Les premiers chapitres de Black Reconstruction ne traitent pas du tout de la Reconstruction. Ils traitent de la période antebellum, des travailleurs (blancs et noirs), de la nature de l’esclavage et de la guerre civile.
Ces chapitres présentent de nombreux arguments et affirmations importants, mais aucun n’est plus important que l’idée selon laquelle les personnes asservies se sont libérées pendant la guerre civile grâce à une « grève générale » étendue et prolongée. Cette grève, comme toutes les grèves, était un exemple de lutte des classes qui impliquait la rétention du travail par une classe de personnes, les travailleurs ou « producteurs directs », de la part de la classe possédante ou dirigeante. Comme dans d’autres grandes révolutions, l’occasion de cette lutte des classes par le bas a été créée par des conflits inter-élites qui ont éclaté en guerre[20].
Du Bois insiste sur le fait que les « travailleurs esclaves » (comme il les appelle) doivent être considérés comme une partie intégrante de la classe ouvrière interraciale en Amérique, et non comme un groupe séparé par des intérêts distincts. Ce fut l’erreur tragique des travailleurs du Nord et du mouvement ouvrier du Nord – et une erreur des analystes ultérieurs qui sont aveugles à la notion de classe – de ne pas comprendre cela. C’est pourquoi Du Bois intitule le premier chapitre de son livre « Le travailleur noir », et non « L’esclave noir » ou « L’asservi ».
Le deuxième chapitre s’intitule « Le travailleur blanc ». Bien entendu, Du Bois est parfaitement conscient de la différence entre le travail asservi et le travail salarié libre. Mais Du Bois veut souligner, à la manière marxienne, que ces deux groupes de travailleurs, malgré leurs circonstances différentes et malgré leur différence raciale, partagent les mêmes intérêts matériels fondamentaux. Cela était d’ailleurs vrai aussi bien avant qu’après la guerre civile.
Mais les travailleurs blancs ne voyaient pas leurs intérêts communs avec les travailleurs esclaves. « La main-d’œuvre blanche, écrit Du Bois, tout en ne cherchant pas à le nier et en exprimant même une faible sympathie, voyait dans l’esclave fugitif et dans les millions d’esclaves derrière lui, désireux de travailler pour un salaire inférieur au salaire courant, une concurrence pour leurs propres emplois. C’est cette concurrence pour l’emploi qui alimente le racisme blanc »[21]. Cependant, « ce que [les travailleurs blancs] n’ont pas compris », écrit Du Bois, « c’est que l’homme noir asservi était un concurrent encore plus redoutable et fatal que l’homme noir libre « [22].
C’est ainsi qu’est né, selon Du Bois, non pas un, mais deux mouvements ouvriers dans l’Amérique de l’antebellum, l’un pour libérer les travailleurs esclaves du Sud et l’autre pour améliorer les salaires et les conditions de travail de la classe ouvrière du Nord, essentiellement composée d’immigrés. L’union de ces deux mouvements, souligne Du Bois, aurait été « irrésistible ». Mais il était « presque impossible », écrit-il, pour les dirigeants syndicaux blancs de comprendre cela :
Ils avaient leurs propres doléances et l’une d’entre elles était la concurrence de la main-d’œuvre noire libre. De plus, ils pouvaient facilement envisager une nouvelle et énorme concurrence des travailleurs noirs une fois que tous les esclaves seraient devenus libres. Ce qu’ils ne voyaient pas et ne comprenaient pas, c’est que cette concurrence existait déjà, qu’elle se poursuivrait et qu’elle serait accentuée si le Noir continuait à travailler comme esclave.[23]
Cela explique pourquoi les travailleurs blancs ont gardé leurs distances avec le mouvement abolitionniste, qui, pour sa part, ne parvenait pas à « réaliser la situation critique du travailleur blanc, en particulier du travailleur semi-qualifié et non qualifié »[24]. Cette division au sein de la classe ouvrière américaine a, bien entendu, affaibli les deux mouvements ouvriers.
Pendant la guerre civile, la grève générale a pris la forme de travailleurs esclaves fuyant les plantations pour rejoindre les lignes de front et les campements de l’Armée de l’Union. Du Bois estime que cinq cent mille des quatre millions d’esclaves noirs du Sud ont fui les plantations. Ces familles et ces individus ont généralement travaillé pour le compte de l’Armée de l’Union tant que la guerre a duré ; finalement, quelque 200 000 d’entre eux ont été armés et ont combattu pour l’Union contre la Confédération.
La grève générale a donc porté un double coup au Sud : le retrait de la main-d’œuvre a perturbé et affaibli l’économie et l’effort de guerre du Sud – la production de coton, en particulier, a chuté précipitamment – et la main-d’œuvre mise à la disposition de l’Armée de l’Union a renforcé la puissance militaire du Nord. « Sans l’aide militaire des Noirs affranchis », affirme Du Bois en citant Abraham Lincoln, « la guerre contre le Sud n’aurait pas pu être gagnée »[25].
Du Bois souligne que cette grève générale « a été suivie par la désaffection des Blancs pauvres », qui ont vu « avec colère que les grands propriétaires d’esclaves échappaient au service militaire, qu’il s’agissait d’une ”guerre de riches et d’un combat de pauvres” »[26]. L’exemption du service militaire a été accordée aux Noirs. L’exemption du service militaire pour les hommes qui possédaient au moins vingt travailleurs esclaves était exaspérante, « et le retrait total de la classe des propriétaires d’esclaves des combats réels, que cette règle rendait possible, suscitait un mécontentement intense et croissant »[27].
Du Bois note également la « crainte et la jalousie des Blancs pauvres à l’égard des Nègres » dans l’armée nordiste en marche : « Si le Noir devait être libre, où serait le Blanc pauvre ? Pourquoi se battrait-il contre les Noirs et ses amis victorieux ? Non seulement le pauvre Blanc commença à déserter et à s’enfuir, mais des milliers de personnes suivirent le Noir dans les camps nordistes »[28]. Pour la seule année 1864, selon Du Bois, cent mille pauvres Blancs désertèrent l’Armée des États confédérés[29].
Quelle est la place du racisme dans l’analyse de l’esclavage par Du Bois ? Son analyse du racisme dans la période antebellum est classiquement matérialiste : le racisme n’a pas produit l’esclavage, c’est l’esclavage qui a produit et reproduit continuellement le racisme. La nécessité pour les planteurs de disposer d’une main-d’œuvre bon marché – et l’extraordinaire richesse qui en découle – est la cause première de l’esclavage. Les propriétaires d’esclaves ne pouvaient pas accroître la productivité de leurs plantations en donnant plus de ressources aux travailleurs esclaves, en les éduquant ou en leur enseignant des compétences, car cela aurait sapé l’institution même[30].
En raison de la concurrence avec d’autres planteurs, le propriétaire d’esclaves « était contraint, à moins d’accepter des profits moindres, d’abaisser continuellement le coût du travail de ses esclaves »[31]. Dans ce contexte, le racisme a été « trouvé, inventé et prouvé » afin de justifier les horreurs (et les inefficacités) de l’esclavage. Voici comment Du Bois présente la situation :
Si les dirigeants du Sud, tout en gardant le consommateur à l’esprit, s’étaient penchés plus attentivement sur le problème du producteur américain et avaient orienté la production de coton et de denrées alimentaires de manière à tirer le meilleur parti des nouvelles machines et des méthodes agricoles modernes, ils auraient pu faire progresser la production et s’assurer un bénéfice relativement important. […]
Mais pour maintenir ses revenus sans sacrifice ni effort, le Sud s’est rabattu sur une doctrine des différences raciales qui, selon lui, rendait impossible une intelligence supérieure et une efficacité accrue de la main-d’œuvre nègre. En quête d’une telle excuse pour se laisser aller à la paresse, le planteur l’a facilement trouvée, inventée et prouvée. Ses chefs religieux serviles revinrent à la « malédiction de Canaan » ; ses pseudo-scientifiques rassemblèrent et complétèrent toutes les doctrines disponibles sur l’infériorité de la race ; ses écoles dispersées et ses périodiques pédants répétèrent ces légendes, jusqu’à ce que, pour le planteur moyen né après 1840, il soit impossible de ne pas croire que toutes les lois valables en matière de psychologie, d’économie et de politique s’arrêtent à la race noire.[32]
« L’adoption de la doctrine de l’infériorité des Noirs par le Sud, conclut Du Bois, était principalement due à des motifs économiques et à la pression politique interconnectée nécessaire pour soutenir l’industrie esclavagiste[33] (Du Bois a d’autres choses à dire sur le racisme des travailleurs blancs, que j’examine ci-dessous).
L’explication de Du Bois sur la victoire de l’Union dans la guerre civile met également en lumière les efforts déployés par les travailleurs anglais pour empêcher leur gouvernement de reconnaître la Confédération et d’entrer en guerre contre l’Union. Les « réunions monstres » de travailleurs à Londres et à Manchester en 1863 ont eu un impact réel, selon Du Bois. « Karl Marx, écrit-il, a témoigné que cette réunion [au St. James’ Hall, à Londres, en mars 1863] a empêché Lord Palmerston [le Premier ministre] de déclarer la guerre aux États-Unis[34].
Du Bois cite le texte d’un discours, rédigé par Marx, qui a été lu lors d’une manifestation ultérieure à Londres, un texte adressé et envoyé au président Lincoln :
Monsieur : Nous, qui prononçons ce discours, sommes des Anglais et des travailleurs. Nous considérons comme notre héritage le plus cher, acheté pour nous par le sang de nos pères, la liberté dont nous jouissons – la liberté du travail libre sur un sol libre. … Nous nous sommes réjouis, Monsieur, de votre élection à la présidence, comme une preuve éclatante que les principes de liberté et d’égalité universelles étaient en train de s’imposer. Nous avons considéré avec horreur la conspiration et la rébellion par lesquelles on cherchait à la fois à renverser la suprématie d’un gouvernement fondé sur le suffrage le plus populaire du monde et à perpétuer les détestables inégalités raciales[35].
Ces travailleurs anglais ont adopté exactement le type de solidarité interraciale de la classe ouvrière que Du Bois allait considérer, soixante-dix ans plus tard, comme essentielle à l’éradication de l’oppression raciale et à la libération des travailleurs de toutes les couleurs.
La grève générale des travailleurs esclavagistes a détruit l’esclavage directement, mais aussi indirectement, en incitant Lincoln à publier la Proclamation d’émancipation le 1er janvier 1863. Elle s’est également avérée décisive pour la défaite de l’Union face à la Confédération. Il s’agit donc d’une révolution sociale et politique. Avec l’éradication de la servitude personnelle, la démocratie devint, pour la première fois, une possibilité réelle dans le Sud.
Avec Du Bois, nous sommes donc en droit de considérer la guerre civile comme un évènement d’une importance cruciale : « Son issue a affecté de manière vitale le cours du progrès humain. Pour l’étudiant en histoire, elle se classe au même rang que les conquêtes d’Alexandre, les incursions des barbares, les croisades, la découverte de l’Amérique et la révolution américaine »[36]. Pour Du Bois, « l’émancipation de la classe ouvrière dans la moitié de la nation [est] une révolution comparable aux bouleversements survenus en France dans le passé, et en Russie, en Espagne, en Inde et en Chine aujourd’hui »[37].
La Reconstruction : une « extraordinaire expérience marxiste »
Pendant une douzaine d’années après la guerre de Sécession, l’Armée de l’Union a occupé le Sud et les Afro-Américains ont pu voter et se présenter aux élections. Au cours de ces années, les Afro-Américains ont élu un grand nombre de représentants noirs et blancs progressistes aux gouvernements des États du Sud. Seize Afro-Américains ont également siégé au Congrès pendant ces années, dont deux sénateurs.
Pour les élites blanches, l’ère de la Reconstruction a été un désastre. Elles finiront par créer et diffuser une image et une historiographie de la Reconstruction qui vilipendent les représentants et les électeurs noirs, les qualifiant d’ignorants, de cupides, de corrompus et de vengeurs, vraiment indignes du suffrage ou même de tout autre droit que les Blancs sont tenus de respecter.
La vérité, comme le démontre Du Bois dans plusieurs chapitres de Black Reconstruction, était bien différente de ce récit. Il pensait que la démocratie, défendue par les troupes fédérales, avait permis à la classe ouvrière de prendre le pouvoir dans le Sud, cinquante ans avant la révolution russe. Du Bois était tenté de décrire cela comme une « dictature du prolétariat », bien qu’il ait finalement décidé d’utiliser l’expression « dictature du travail » :
Parmi les Noirs, et en particulier dans le Sud, se mettait en place l’une des plus extraordinaires expériences de marxisme que le monde ait connues avant la Révolution russe. C’est-à-dire que, soutenue par la puissance militaire des États-Unis, une dictature du travail allait être tentée et ceux qui dirigeaient la race noire dans cette vaste expérience soulignaient la nécessité d’un pouvoir et d’une organisation politiques soutenus par une puissance militaire protectrice[38].
Plusieurs interlocuteurs ont dissuadé Du Bois d’utiliser l’expression « dictature du prolétariat ». Comme il l’explique au début d’un chapitre intitulé « Le prolétariat noir en Caroline du Sud » :
J’ai d’abord appelé ce chapitre « La dictature du prolétariat noir en Caroline du Sud », mais on m’a fait remarquer que ce n’était pas correct, car le suffrage universel ne conduit pas à une véritable dictature tant que les travailleurs n’utilisent pas consciemment leurs votes pour se débarrasser de la domination du capital privé.[39]
Selon Du Bois, il y avait quelques signes de cette intention parmi les Noirs de Caroline du Sud, « mais cela allait toujours de pair avec l’idée de l’époque, à savoir que la seule véritable échappatoire pour un ouvrier était de posséder lui-même du capital »[40]. Du Bois a probablement utilisé l’expression « dictature du travail » pour signifier que les gouvernements de la Reconstruction étaient élus et soutenus par des Noirs sans propriété et quelques Blancs pauvres et que les fonctionnaires ainsi élus représentaient les intérêts de ces travailleurs.
Du Bois insiste sur le fait que la Reconstruction ne peut être comprise en termes raciaux, c’est-à-dire comme une lutte entre les races noire et blanche, alimentée par le racisme. La Reconstruction était plutôt un conflit entre des classes qui luttaient pour trouver de nouveaux moyens de survie après la disparition de l’économie esclavagiste. La « Reconstruction », comme le dit Du Bois, « n’était pas simplement une lutte entre les Blancs et les Noirs » :
Elle n’était pas simplement une lutte entre les races blanche et noire du Sud ou entre un maître et un ancien esclave. Elle était beaucoup plus subtile, elle impliquait plus que cela. Des tentatives répétées et continues ont été faites pour dépeindre cette époque comme un intermède de politique mesquine ou un cauchemar de haine raciale, au lieu de la considérer lentement et globalement comme une formidable série d’efforts pour gagner sa vie par des moyens nouveaux et non éprouvés, pour atteindre la sécurité économique et pour restaurer les pertes fatales de capital et d’investissement.[41]
Pour Du Bois, les principaux acteurs de l’ère de la Reconstruction étaient les travailleurs (toujours divisés par la race, comme avant la guerre, en mouvements distincts) et les capitalistes (divisés en deux fractions principales). La Reconstruction englobe tout d’abord
un vaste mouvement ouvrier composé d’hommes noirs ignorants, sérieux et déconcertés, dont les visages avaient été broyés dans la boue par trois siècles d’affreuse dégradation et qui avançaient maintenant aveuglément dans le sang et les larmes, au milieu de divisions mesquines, de la haine et de la souffrance, entourés de tous les désastres de la guerre et des bouleversements industriels.[42]
Deuxièmement,
La Reconstruction était un vaste mouvement ouvrier d’hommes blancs ignorants, confus et désorientés qui avaient été déshérités de leurs terres et de leur travail et qui avaient mené une longue bataille de pure subsistance, en restant à la limite de la pauvreté, en mangeant de l’argile et en chassant des esclaves, et qui se hissaient à présent au rang d’hommes[43].
Troisièmement,
La Reconstruction a été le tournant de la migration des Blancs du Nord vers le Sud, vers des opportunités économiques nouvelles et soudaines qui ont suivi le désastre et la dislocation de la guerre, et une tentative d’organiser le capital et le travail sur un nouveau modèle et de construire une nouvelle économie[44].
Du Bois fait ici référence aux capitalistes du Nord, grands et petits, qui se sont installés dans le Sud à la recherche de richesses après la guerre – les « carpetbagger capitalists » (les profiteurs opportunistes), comme il les appelle.
« Enfin, écrit Du Bois, la Reconstruction a été un effort désespéré de la part d’un grand nombre de personnes, La Reconstruction a été un effort désespéré d’une oligarchie et d’un monopole délogés, mutilés, appauvris et ruinés pour restaurer un anachronisme dans l’organisation économique par la force, la fraude et la calomnie, au mépris de la loi et de l’ordre, face à un grand mouvement ouvrier blanc et noir, dans une lutte acharnée contre un nouveau capitalisme et un nouveau cadre politique.[45]
Il s’agit bien sûr de la classe des planteurs anciennement propriétaires d’esclaves. Du Bois attribue les troubles, la corruption et la violence de l’ère de la Reconstruction à la « lutte acharnée » entre ces classes et fractions de classes pour le contrôle de « l’État capitaliste ».[46]
Quelles ont été les principales réalisations des « dictatures du travail » dans le Sud pendant leur durée de vie ? Le fait que les Afro-Américains aient joui d’un minimum de droits civils et politiques pendant cette période est bien sûr extrêmement important. Pour la première fois de leur histoire, le suffrage universel pour les hommes prévalait aux États-Unis.
Mais pour Du Bois, les réalisations les plus importantes de la Reconstruction sont peut-être les écoles publiques et les universités noires qui ont été fondées à cette époque. (Du Bois a lui-même fréquenté l’un de ces établissements, l’Université Fisk, dix ans seulement après la Reconstruction). Il consacre un chapitre entier « Founding the Public School« , (La fondation de l’école publique) à ce développement, affirmant que ces écoles n’étaient rien de moins que « le salut du Sud et du Noir »[47].
Pour Du Bois, il est intéressant de noter que ces écoles ont joué un rôle modérateur important. « Sans elles, écrit-il, il ne fait aucun doute que le Noir se serait précipité dans la révolte et la vengeance et aurait fait le jeu de ceux qui étaient déterminés à l’écraser »[48]. Du Bois fait également l’éloge des nouvelles écoles (et de l’église noire) pour avoir créé « un petit groupe de dirigeants formés ». Il attribue à ces dirigeants et à leur modération politique le mérite d’avoir empêché le rétablissement de l’esclavage de possession après la Reconstruction :
S’il n’y avait pas eu l’école et l’université noires, le Noir aurait, été ramené dans la pratique à l’esclavage. Son emprise économique sur les terres et les capitaux était trop faible après dix ans de troubles pour lui permettre de se défendre ou d’assurer sa stabilité. La direction de la Reconstruction avait été assurée par des Noirs éduqués dans le Nord, des politiciens blancs, des capitalistes et des enseignants philanthropes. La contre-révolution de 1876 a chassé la plupart d’entre eux, à l’exception des enseignants. Mais déjà, en créant des écoles publiques et des universités privées, et en organisant l’église noire, les Noirs avaient acquis suffisamment de leadership et de connaissances pour contrecarrer les pires desseins des nouveaux esclavagistes[49].
Ces dirigeants, suggère Du Bois, « ont évité l’erreur d’essayer de répondre à la force par la force ». Il fait l’éloge de leur résistance et de leur patience face aux provocations violentes : « Ils se sont inclinés face à la tempête des coups, des lynchages et des meurtres, et ont sauvegardé leur âme en dépit des insultes publiques et privées de toutes sortes »[50].
Néanmoins, Du Bois souligne que la principale revendication économique des affranchis n’a jamais été satisfaite pendant la Reconstruction : la redistribution à grande échelle des terres, y compris les grandes plantations, aux anciens esclaves. Selon Du Bois, l’affranchi typique n’avait « qu’un seul idéal économique clair, et c’était sa demande de terres, sa demande que les grandes plantations soient subdivisées et qu’elles lui soient données comme un droit ». Du Bois écrit que cette demande était « parfaitement juste et naturelle » et « aurait dû faire partie intégrante de l’émancipation ».
Il souligne que les serfs et les paysans français, allemands et russes ont reçu, « lors de l’émancipation », des « droits précis sur la terre ». « Seul l’esclave noir américain a été émancipé sans obtenir de tels droits et cela le condamna finalement au maintien de l’esclavage »[51]. Plus précisément, l’absence de réforme agraire dans le Sud a ouvert la porte à une contre-révolution qui a transformé les affranchis sans propriété en semi-esclaves, métayers endettés, forçats, etc. Du Bois rejette la responsabilité de l’absence de réforme agraire sur les mêmes dirigeants noirs dont il loue par ailleurs la modération. « Selon Du Bois, les dirigeants noirs étaient naturellement de plusieurs sortes :
Certains, comme les Blancs, étaient des petits bourgeois qui cherchaient à s’enrichir ; d’autres étaient des hommes instruits qui aidaient à développer une nouvelle nation sans tenir compte des simples lignes raciales, tandis qu’un troisième groupe était composé d’idéalistes qui essayaient d’élever la race noire et de la mettre sur un pied d’égalité avec les Blancs. Mais comment y parvenir ? Dans l’esprit de très peu d’entre eux, il existait un plan clair et distinct pour le développement d’une classe ouvrière vers une position de pouvoir et de maîtrise de l’État industriel moderne. Ils n’étaient pas les seuls en Amérique à manquer de vision[52].
Du Bois semble suggérer ici que la faiblesse de l’idéologie socialiste parmi les dirigeants noirs et les Américains en général est responsable de « ce manque de vision ». Cela dit, l’origine petite-bourgeoise de tant de dirigeants noirs soulève de sérieux doutes quant à la caractérisation par Du Bois des gouvernements de la Reconstruction comme des « dictatures du travail ». En fait, comme le souligne Eric Foner (1943- ), la plupart des hommes politiques noirs pendant la Reconstruction étaient conservateurs ou silencieux sur la question de la redistribution des terres[53]. Sur ce point particulier, l’analyse de Du Bois aurait dû être plus matérialiste qu’elle ne l’a été.
La contre-révolution de la propriété
Dans Black Reconstruction, Du Bois était sans doute encore plus soucieux d’expliquer la contre-révolution qui a renversé la Reconstruction que de célébrer ses réalisations. Des centaines de pages du livre traitent de cette question, y compris deux des derniers chapitres du livre, à savoir « Counter-revolution of Property » (Contre-révolution de la propriété) (chapitre 14) et « Back Toward Slavery » (Retour vers l’esclavage) (chapitre 16). L’un des thèmes clés de ces chapitres est que cette contre-révolution a été provoquée par une classe (les planteurs) pour des raisons économiques, et non par une race (les Blancs) pour des raisons d’animosité raciale ou d’idéologie raciale. Il s’agissait véritablement, souligne Du Bois, d’une contre-révolution de la propriété.
Du Bois écrit que « le renversement de la Reconstruction était par essence une révolution inspirée par la propriété, et non une guerre raciale »[54]. Il ajoute ailleurs : « Ce n’était donc pas la race et la culture qui interpellaient le Sud en 1876 ; c’était la propriété et le privilège qui criaient à leurs semblables, et le privilège et la propriété entendaient et reconnaissaient la voix des leurs »[55]. Il s’agissait d’une contre-révolution bourgeoise contre les « dictatures du travail ». C’est ainsi que Du Bois résume cette contre-révolution, également connue sous le nom de Compromis de 1877, qui incluait le retrait des troupes fédérales du Sud :
Le compromis de 1877 était essentiellement un accord par lequel le gouvernement fédéral cessait de soutenir le droit de vote de la moitié de la population laborieuse du Sud et laissait au capital, représenté par l’ancienne classe des planteurs, les nouveaux capitalistes du Nord et les capitalistes qui commençaient à émerger des Blancs pauvres, un contrôle du travail plus important que dans n’importe quel État industriel moderne des pays civilisés. De là est née dans le Sud une exploitation de la main-d’œuvre sans équivalent dans les temps modernes, avec un gouvernement qui a abandonné toute prétention à l’alignement sur un parti ou à la prise en compte du suffrage universel. Les méthodes de gouvernement n’ont fait l’objet d’aucune critique et les élections se font par entente et manipulation secrètes ; la dictature du capital dans le Sud est complète.[56]
« La dictature du capital dans le Sud est complète » – il ne s’agit pas d’une dictature d’une race blanche indifférenciée. En fait, Du Bois affirme que
La nouvelle dictature est devenue une manipulation du vote des travailleurs blancs qui a suivi les lignes d’un contrôle similaire dans le Nord, tandis qu’elle a procédé à la privation de l’électeur noir par la violence et la force de tout vote. La rivalité de ces deux classes de travailleurs et leur concurrence ont neutralisé le vote ouvrier dans le Sud.[57]
En résumé, la dictature du capital a provoqué l’oppression et la privation des droits des travailleurs noirs, en partie pour gagner le soutien des travailleurs blancs. Mais si les travailleurs blancs conservent le droit de vote, ils n’ont guère plus de pouvoir politique que les Noirs. Le résultat de la contre-révolution de 1876 a donc été l’oppression raciale des travailleurs noirs, la destruction de la démocratie, la division de la classe ouvrière et l’exploitation « inégalée » de la main-d’œuvre, noire et blanche.
En effet, le capital dans le Sud jouissait, selon les termes de Du Bois, « d’un contrôle de la main-d’œuvre plus important que dans n’importe quel État industriel moderne des pays civilisés »[58]. En outre, sans droits civils et politiques, de nombreux travailleurs noirs ont finalement été réduits au statut de semi-esclaves, liés aux planteurs par la dette et la violence. Les planteurs resteront la classe politiquement dominante dans le Sud jusqu’à ce que leur pouvoir soit finalement brisé par le Mouvement des Droits Civiques[59].
Cela nous amène à la question du racisme de la classe travailleuse blanche. Pourquoi les travailleurs blancs ont-ils soutenu la dictature du capital et l’oppression des travailleurs noirs ? Du Bois considérait ce racisme comme extrêmement puissant et étendu, à tel point qu’il doutait parfois que la solidarité de la classe travailleuse et le socialisme soient réalistes aux États-Unis.
En fait, Du Bois a écrit Black Reconstruction à une époque où il était exceptionnellement pessimiste quant à la possibilité d’une solidarité interraciale. L’année précédant la publication de Black Reconstruction, Du Bois a rédigé un éditorial tristement célèbre dans The Crisis, le magazine qu’il a longtemps édité, qui appelait à l’auto-ségrégation volontaire des Afro-Américains[60]. Cet éditorial a suscité une tempête de critiques au sein de la NAACP, fortement intégrationniste (et interraciale).
Mais l’auto-ségrégation n’a jamais été un principe ou une finalité pour Du Bois. C’était une tactique, qu’il a progressivement abandonnée au cours des années 1940. De même, Du Bois n’a jamais conclu dans Black Reconstruction, ni dans aucun de ses écrits ultérieurs, que la solidarité interraciale de la classe travailleuse était impossible. Elle était simplement, à certains moments et pour certaines raisons, très difficile à réaliser.
Pour Du Bois, le racisme de la classe ouvrière blanche était avant tout une énigme à résoudre, et non un état de fait permanent. Il l’inquiétait parce qu’il était convaincu que ni le capitalisme, ni l’oppression raciale qu’il produisait ne pouvaient être renversés si le racisme empêchait l’unification des travailleurs blancs et noirs. Dans Black Reconstruction, Du Bois a clairement indiqué que son objectif ultime était d’unifier « les esclaves noirs, bruns, jaunes et blancs, sous une dictature du prolétariat »[61]. Il n’y avait pas d’autre voie, selon lui, pour l’émancipation du travail ou le renversement de l’oppression raciale.
Il se trouve que les travailleurs blancs du Sud ont généralement soutenu le renversement de la Reconstruction et l’oppression des Noirs. Ils ont généralement soutenu, en d’autres termes, la contre-révolution bourgeoise de la propriété qui a établi une dictature du capital. Comment expliquer ce paradoxe ? Pourquoi un groupe de travailleurs qui aurait été plus fort s’il s’était uni à un autre groupe de travailleurs soutiendrait-il au contraire ses exploiteurs dans l’oppression de cet autre groupe ?
Tout au long de Black Reconstruction, Du Bois insiste sur le fait que l’animosité de la classe ouvrière blanche à l’égard des Noirs découle de la concurrence pour l’emploi. Partout, le capitalisme dresse les travailleurs les uns contre les autres, de sorte qu’ils considèrent les autres comme des concurrents, voire des ennemis. Le capitalisme crée une sorte de guerre de tous contre tous, car les travailleurs se démènent pour trouver un emploi et le conserver. Bien entendu, cette guerre permet aux capitalistes de maintenir les salaires à un niveau bas.
Pour Du Bois, le racisme de la classe ouvrière blanche est né de la crainte que les capitalistes ne les remplacent par des travailleurs noirs, y compris des travailleurs nouvellement émancipés, prêts à travailler pour des salaires plus bas. C’est cette même peur de la concurrence, selon Du Bois, qui a conduit à la formation de deux mouvements ouvriers dans la période de l’avant-guerre.
La peur du chômage, selon Du Bois, était particulièrement forte avant la création de l’État-providence moderne. Les travailleurs blancs ont donc utilisé le pouvoir dont ils disposaient pour exclure les Noirs du marché du travail. C’est ainsi que les Blancs ont exigé que les Noirs soient bannis de certaines professions ou de certains lieux de travail, qu’ils ont exclu les Noirs des syndicats de métier et qu’ils ont exercé des violences à l’encontre de leurs collègues noirs et des briseurs de grève. Le racisme pouvait être « trouvé, inventé et prouvé » pour justifier ces pratiques, de la même manière que les propriétaires d’esclaves avaient auparavant « trouvé, inventé et prouvé » le racisme pour justifier les leurs.
Voici comment Du Bois explique la violence des Blancs à l’égard des Afro-Américains :
La dépravation totale, la haine humaine et la Schadenfreude n’expliquent pas entièrement l’esprit de la foule en Amérique. Devant les yeux écarquillés de la foule se trouve toujours la forme de la peur. Derrière les démons qui se tordent, hurlent et ont les yeux cruels, qui brisent, détruisent, mutilent, lynchent et brûlent sur le bûcher, se trouve un nœud, plus ou moins grand, d’êtres humains normaux, et ces êtres humains, au fond, ont désespérément peur de quelque chose. De quoi ? De beaucoup de choses, mais généralement de perdre leur emploi, d’être déclassés, dégradés ou même déshonorés ; de perdre leurs espoirs, leurs économies, leurs projets pour leurs enfants ; des affres de la faim, de la saleté, du crime. Et de tout cela, la peur du chômage est la plus omniprésente dans la société industrielle moderne[62].
En bref, les travailleurs blancs pensaient qu’il valait mieux être exploité que de ne pas l’être (c’est-à-dire d’être au chômage). Ils craignaient le chômage, qui signifiait l’absence de salaire, plus qu’ils ne craignaient les bas salaires. C’est pourquoi les travailleurs blancs se sont rangés du côté des personnes qui leur offraient un emploi et qui leur ressemblaient, plutôt que du côté des personnes plus sombres qui partageaient leur sort. Cette décision était compréhensible, mais elle n’en était pas moins une erreur. Les travailleurs blancs comme les travailleurs noirs ont souffert – et continuent de souffrir – de leur manque de solidarité.
Du Bois souligne également que la classe des planteurs était toujours prête à encourager et à aggraver l’animosité entre les travailleurs blancs et noirs. « Ils ont menti sur les Noirs, écrit-il, et les ont accusés de vol, de crime, d’énormités morales qui étaient grotesques et risibles. L’objectif des planteurs était de prévenir « le danger d’un mouvement ouvrier sudiste uni en faisant appel à la peur et à la haine des travailleurs blancs et en leur offrant alliance et loisirs »[63]. Les planteurs, écrit Du Bois, encourageaient les travailleurs blancs « à ridiculiser les Noirs et à les battre, à les tuer et à brûler leurs corps », « donnaient même leurs filles en mariage aux Blancs pauvres, et élevaient une nouvelle oligarchie sur les fondations chancelantes et appauvries de l’ancienne »[64].
Du Bois présente très brièvement une autre explication du racisme de la classe ouvrière blanche – dans l’ère post-Reconstruction – qui a fait l’objet de beaucoup d’attention. Il n’en parle que dans quelques paragraphes, mais on en parle parfois comme s’il s’agissait du cœur même de Black Reconstruction. C’est la source de l’expression la plus populaire du livre – bien que Du Bois lui-même ne l’ait jamais utilisée – à savoir « le salaire de la blanchité »[65].
Du Bois suggère que les travailleurs blancs du Sud – mais pas les Noirs – recevaient « une sorte de salaire public et psychologique » en complément des bas salaires versés par leurs employeurs[66]. En quoi consistait ce salaire ? Du Bois souligne que les travailleurs blancs peuvent entrer dans les parcs publics, envoyer leurs enfants dans « les meilleures écoles » et postuler à des emplois dans les services de police. Les Noirs ne peuvent rien faire de tout cela. Les travailleurs blancs peuvent également se promener dans les rues sans être accostés ou agressés, ce qui n’est pas le cas des Noirs. En outre, les travailleurs blancs ont le droit de vote et, bien que cela ne leur confère aucun pouvoir politique réel, les tribunaux les traitent avec indulgence parce qu’ils dépendent des votes des Blancs. Les Noirs ne pouvaient pas voter, et les tribunaux les traitaient donc durement[67].
Du Bois fait ici principalement allusion aux droits civils et politiques des travailleurs blancs et à l’exercice de ces droits. Qualifier ces droits de salaire « psychologique » prête toutefois à confusion : Ces droits étaient réels et applicables ; ils n’existaient pas seulement dans la tête ou l’esprit des travailleurs blancs. Quoi qu’il en soit, le « salaire de la blanchité » consiste principalement dans des droits civils et politiques dont jouissent les travailleurs blancs, mais qui sont refusés aux Noirs après la Reconstruction. Les travailleurs blancs bénéficiaient de certains droits en plus de bas salaires ; les travailleurs noirs n’avaient aucun droit et des salaires encore plus bas. Il s’agit là d’une description abrégée utile de l’ère Jim Crow.
Du Bois inclut également « la déférence publique et les titres de courtoisie » dans le « salaire » supplémentaire dont bénéficiaient les travailleurs blancs, mais pas les travailleurs noirs. Les travailleurs blancs jouissaient d’un certain statut (du moins parmi les autres Blancs) que les Noirs n’avaient pas. Du Bois note que les journaux flattaient les Blancs pauvres tout en ignorant ou en ridiculisant les Noirs. Là encore, ces éléments n’étaient pas uniquement présents dans l’esprit des travailleurs blancs, et il est donc étrange de les qualifier de « psychologiques ». Quoi qu’il en soit, le « salaire de la blancheur » fait référence aux droits et au statut dont jouissent les travailleurs blancs en plus de leurs bas salaires.
La question est de savoir comment ces « salaires » expliquent le racisme. Ils décrivent une société raciste, mais comment produisent-ils la haine ou la violence raciale ? Du Bois ne dit pas grand-chose à ce sujet, mais il laisse entendre que les travailleurs blancs se sentaient obligés de résister à tout effort visant à accorder aux travailleurs noirs les mêmes droits et la même déférence que ceux dont ils bénéficiaient :
Les ouvriers [blancs] […] préféraient avoir des salaires bas leur permettant de survivre plutôt que de voir les ouvriers de couleur recevoir un salaire décent. Les travailleurs blancs voyaient dans chaque avancée des Noirs une menace pour leurs prérogatives raciales, si bien que dans de nombreux quartiers, les Noirs craignaient de construire des maisons décentes, de bien s’habiller, de posséder des voitures, des bicyclettes ou des automobiles, en raison d’éventuelles représailles de la part des Blancs. C’est ainsi que chaque problème d’avancement du travail dans le Sud a été habilement transformé par les démagogues en une question de jalousie interraciale.[68]
Si les Noirs jouissaient des mêmes droits et de la même estime sociale que les travailleurs blancs, semble dire Du Bois, les travailleurs blancs ne pouvaient plus prétendre être supérieurs à eux ou à qui que ce soit d’autre dans la société – et cela, implicitement, était vraisemblablement intolérable pour les Blancs, même si cela signifiait « gagner à peine de quoi vivre ».
Du Bois présente donc deux explications au racisme des travailleurs blancs : les travailleurs blancs deviennent racistes pour justifier leurs efforts visant à empêcher les travailleurs noirs de les remplacer au travail, et ils deviennent racistes pour justifier leurs efforts visant à empêcher les Noirs de jouir des mêmes droits et du même statut qu’eux. Il y a sans aucun doute une part de vérité dans ces deux arguments. Mais il est également évident pour Du Bois que ni l’un ni l’autre n’explique de manière adéquate pourquoi les travailleurs blancs n’ont pas pu ou n’ont pas voulu comprendre qu’un front uni avec les travailleurs noirs contre les capitalistes se traduirait par des salaires plus élevés, des droits plus étendus et un statut plus élevé pour eux-mêmes comme pour les travailleurs noirs. Du Bois a compris que cette absence de vision n’était pas inévitable.
En fait, Du Bois ne croyait manifestement pas que ces deux explications fonctionnaient en tout temps et en tout lieu. Comme nous l’avons vu plus haut, Du Bois espérait, dans Black Reconstruction l’émancipation des « esclaves noirs, bruns, jaunes et blancs, sous la dictature du prolétariat »[69]. Comme nous le verrons, il fera plus tard l’éloge de certains syndicats pour leur solidarité interraciale, et il affirmera aux jeunes Noirs radicaux que la libération des Noirs et des Blancs dépend de leur coopération et de leurs amitiés mutuelles.
Du Bois n’a jamais développé de formule ou de technique simple pour susciter la solidarité de la classe ouvrière. Bien entendu, une telle formule ou technique n’existe pas. Mais Black Reconstruction nous rappelle pourquoi la solidarité ouvrière est si importante, et Du Bois prêchera l’évangile de la solidarité interraciale jusqu’à la fin de ses jours. Il écrira plus tard que Black Reconstruction marque une rupture avec son « racialisme provincial » antérieur et constitue une tentative « d’envisager les problèmes plus vastes du travail et des revenus comme affectant tous les hommes, indépendamment de leur couleur ou de leur nationalité »[70].
Après Black Reconstruction
Du Bois restera un socialiste et un marxiste convaincu jusqu’à sa mort en 1963. En d’autres termes, Black Reconstructionn’était qu’une partie – la plus extraordinaire, sans aucun doute – d’un ensemble plus vaste de travaux marxistes écrits par Du Bois. Malheureusement, Du Bois est également devenu stalinien et il a formulé une vision du socialisme profondément problématique. Un bref examen de certains des principaux écrits de Du Bois après 1935 montre que Black Reconstruction n’était en aucun cas une incursion unique ou inhabituelle dans la théorie marxiste.
En 1940, Du Bois publia une autobiographie, Pénombre de l’aube[71]. Il avait alors soixante-douze ans. (Une seconde autobiographie fut publiée à titre posthume aux États-Unis en 1968[72]). Vers la fin de ce volume, Du Bois présente un « Basic American Negro Creed » (Le credo de base des Noirs d’Amérique) qu’il avait initialement rédigé en 1936, en annexe d’un essai dans lequel, entre autres choses, il déclarait sa foi dans le marxisme[73] :
« Nous croyons au triomphe final d’une forme de socialisme dans le monde entier, c’est-à-dire à la propriété et au contrôle communs des moyens de production et à l’égalité des revenus. À cette fin, le credo préconise que « les travailleurs noirs rejoignent le mouvement ouvrier et s’affilient aux syndicats qui les accueillent et les traitent équitablement. Nous pensons que les conseils de travailleurs organisés par les Noirs pour la compréhension interraciale doivent s’efforcer de lutter contre les préjugés raciaux dans la classe ouvrière »[74].
La solidarité de la classe ouvrière, le syndicalisme interracial, la lutte contre le racisme, la propriété commune des moyens de production et le contrôle de l’État par les travailleurs : tel est le programme de Du Bois pour les travailleurs noirs et, en fait, pour les travailleurs du monde entier.
Plusieurs années plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, Du Bois se préoccupe, et ce n’est pas la première fois, de la question du colonialisme. Défenseur de longue date du panafricanisme, Du Bois s’inquiétait à juste titre du fait que le colonialisme perdurerait longtemps après la Seconde Guerre mondiale, malgré les belles paroles et les promesses des dirigeants européens pendant la guerre. Peu après avoir présidé la cinquième conférence panafricaine à Manchester, en Angleterre, Du Bois a résumé son point de vue sur le fondement capitaliste du colonialisme et la ligne de couleur dans son livre Color and Democracy :
« Ce n’est que lorsque nous aurons admis, écrit Du Bois, que les colonies sont une méthode d’investissement aux rendements inhabituels [c’est-à-dire importants], ou qu’on s’attend à ce qu’elles le soient, que nous comprendrons que le système colonial fait partie de la bataille entre le capital et le travail dans l’économie moderne »[75].
Du Bois continue à critiquer la vision de l’impérialisme centrée sur la race lorsqu’il présente sa propre perspective alternative :
Il se trouve, non pas pour des raisons biologiques ou historiques, que la plupart des habitants des colonies ont aujourd’hui la peau colorée. Cela ne fait pas d’eux un groupe ou une race, ni même des groupes ou des races biologiques alliés. En fait, ces personnes de couleur varient considérablement en termes de physique, d’histoire et d’expérience culturelle. La seule chose qui les unit aujourd’hui dans la pensée mondiale est la pauvreté, l’ignorance et la maladie, qui font d’eux, à des degrés divers, des victimes résistantes de l’exploitation capitaliste moderne.
C’est sur cette base que s’est construite la « ligne de couleur » moderne, avec toutes ses superstitions et sa pseudo-science. Et c’est ce complexe qui, aujourd’hui, justifie plus que tout la suppression de la démocratie, non seulement en Asie et en Afrique, mais aussi en Europe et dans les Amériques. Hitler s’est emparé des caractéristiques « négroïdes » pour accuser les Français d’infériorité. La Grande-Bretagne invoque le métissage avec les races de couleur pour prouver que la démocratie est impossible en Amérique du Sud. Mais c’est à la plus grande démocratie moderne, les États-Unis, qu’il revient de défendre l’esclavage humain et les castes, et même de faire échouer un gouvernement démocratique sur son propre territoire, apparemment à cause d’une race inférieure, mais en réalité pour tirer profit d’une main-d’œuvre bon marché, tant noire que blanche[76].
En d’autres termes, le racisme est la motivation « ostensible » qui sous-tend – et justifie – l’esclavage, la caste et le colonialisme. Mais il s’agit d’une feuille de vigne, ou d’un « camouflage », comme l’a écrit Du Bois dans Black Reconstruction[77]. La véritable motivation est l’accumulation de profits au moyen d’une main-d’œuvre bon marché. Pour Du Bois, c’est là que réside le secret de la « suprématie blanche » : l’impératif capitaliste d’exploiter la main-d’œuvre est réalisé en créant une ligne de couleur qui opprime les travailleurs de couleur et trompe les travailleurs blancs en leur faisant croire qu’ils leur sont supérieurs, divisant ainsi toute la main-d’œuvre et la rendant moins chère.
Après la Seconde Guerre mondiale, Du Bois est entré dans l’orbite du Parti Communiste pro-soviétique des États-Unis, un groupe dont il s’était longtemps tenu éloigné pour diverses raisons, malgré son enthousiasme pour l’Union soviétique. En octobre 1946, Du Bois est invité à prendre la parole à Columbia, en Caroline du Sud, devant les délégués du Southern Negro Youth Congress, un groupe fondé par le Parti Communiste. (Paul Robeson (1898-1976) et le romancier Howard Fast (1914 – 2003) se sont adressés au groupe la nuit précédant le discours de Du Bois).
Dans son discours intitulé « Behold the Land« , (Voici la Terre) Du Bois conseille aux délégués :
Lentement mais sûrement, les travailleurs du Sud, blancs et noirs, doivent se rappeler que leur émancipation dépend de leur coopération mutuelle, de leur connaissance mutuelle, de leur amitié, de leur mélange social. À moins que cela ne se produise, chacun se verra confier la tâche de briser la tête et le cœur de l’autre.
Du Bois poursuit :
Le pétrole et le soufre, le charbon et le fer, le coton et le maïs, le bois et le bétail vous appartiennent à vous, les travailleurs, noirs et blancs, et non aux voleurs qui les détiennent et les utilisent pour vous asservir. Ils peuvent être sauvés et restitués au peuple si vous avez le courage de lutter pour le véritable droit de vote, le droit à une véritable éducation, le droit au bonheur et à la santé et l’abolition totale du père de ces fléaux de l’humanité, la pauvreté[78].
Du Bois parle ensuite des travailleurs blancs, des « pauvres blancs » du Sud. Il est devenu beaucoup moins pessimiste quant à la possibilité d’une solidarité interraciale qu’il ne l’était dix ans plus tôt :
Le combat peut sembler vain lorsque les journaux vous ignorent, lorsque les Blancs du Sud s’efforcent de vous exclure de la citoyenneté et de faire comme si vous n’existiez pas en tant qu’êtres humains, alors qu’ils profitent de votre travail, s’enrichissent de vos sacrifices et tentent de construire une nation et une civilisation sur votre dégradation. Vous devez vous rappeler que malgré tout cela, vous avez des alliés, et des alliés même dans le Sud blanc.
Le premier et le plus important de ces alliés possibles sont les classes ouvrières blanches qui vous entourent, les Blancs pauvres que l’on vous a appris à mépriser et qui, à leur tour, ont appris à vous craindre et à vous haïr. Cela ne doit pas vous dissuader de faire des efforts pour leur faire comprendre, car par le passé, dans leur ignorance et leur souffrance, ils ont été amenés bêtement à vous considérer comme la cause de la majeure partie de leur détresse[79].
Cette attitude, suggère Du Bois, « a été délibérément cultivée depuis l’émancipation »[80]. Il insiste sur le fait qu’il faut briser la ligne de démarcation entre les travailleurs noirs et blancs, une division délibérément entretenue par les capitalistes et leurs serviteurs politiques. C’est une idée à laquelle Du Bois revient sans cesse au cours de ses dernières décennies, une idée qui remonte au moins à son essai de 1920 intitulé « On Work and Wealth » (Sur le travail et la richesse)[81].
Comme nous l’avons vu, Du Bois a encouragé les travailleurs noirs à rejoindre les syndicats dans son « credo » de 1936. Au cours des années suivantes, Du Bois a continué à considérer les syndicats, en particulier les syndicats industriels du Congress of Industrial Organizations (CIO), comme le meilleur espoir de créer une solidarité interraciale au sein de la classe ouvrière aux États-Unis.
Dans un essai de 1948, Du Bois écrit : « L’effort le plus important et le plus efficace en faveur de la compréhension interraciale parmi les masses laborieuses a probablement été accompli par les syndicats »[82]. Les efforts du CIO ont entraîné « une propagation étonnante de la tolérance et de la compréhension interraciales. Il est probable qu’aucun mouvement au cours des 30 dernières années, écrit-il, n’a autant réussi à adoucir les préjugés raciaux au sein des masses « [83].
Dans ce même texte de 1948, Du Bois réitère sa conviction que le racisme et l’impérialisme – et les guerres de libération – sont principalement générés par les capitalistes et leur recherche de profits :
Le Noir américain fait partie d’une situation mondiale. Les Noirs ont un statut quasi-colonial. Ils appartiennent aux classes inférieures du monde. Ces classes sont, ont été et seront pendant longtemps exploitées par les groupes et les nations les plus puissants du monde, au profit de ces groupes. Le véritable problème auquel sont confrontés les États-Unis est de savoir si nous commençons réellement à réfléchir à ce sentiment mondial de domination de classe et aux guerres qui en résultent : guerres de rivalité pour le partage du butin de l’exploitation et guerres contre l’exploitation[84].
Il est révélateur que Du Bois décrive ici l’impérialisme et le colonialisme en termes d’exploitation et de domination de classe et non en termes d’oppression nationale ou raciale. Bien entendu, Du Bois comprend parfaitement que le colonialisme entraîne une oppression nationale et raciale, mais sa cause première est la recherche par les capitalistes d’une main-d’œuvre bon marché.
En 1950, au plus fort du maccarthysme aux États-Unis, Du Bois a rédigé un manuscrit intitulé « Russia and America : An Interpretation« . Son éditeur a refusé de l’imprimer parce qu’il était trop pro-soviétique et trop critique à l’égard des États-Unis. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’a toujours pas été publié[85]. Une section importante de ce livre – dont la totalité est trop longue pour être résumée ici – affirme que l’Union soviétique est plus démocratique que les États-Unis parce que les citoyens soviétiques sont en mesure de discuter, de débattre et de décider « des questions d’intérêt vital pour le peuple, c’est-à-dire le travail, les salaires et les conditions de vie – des questions qui ne relèvent pas simplement de l’intérêt, mais de la connaissance et de l’expérience personnelles ».
Pour Du Bois, il s’agit clairement de la signification essentielle de la démocratie socialiste :
Tout le monde veut parler de ces questions ; tout le monde assiste aux réunions deux ou trois fois par semaine ; ils discutent des industries locales, de l’approvisionnement en eau, des écoles et de l’homme ou de la femme le plus apte à représenter leur pensée et leur décision lors des réunions du comté. Si le délégué choisi n’agit pas et ne vote pas comme ils le souhaitent, ils le révoquent et le remplacent par un autre[86].
« C’est une erreur, conclut Du Bois, de penser que la démocratie a été étouffée dans les républiques soviétiques. Il compare les soviets locaux aux assemblées municipales de Nouvelle-Angleterre, un lieu où les gens ordinaires « se réunissent pour parler, proposer, discuter et décider ; pour élire un délégué à un soviet supérieur qui, à son tour, élit un autre soviet encore plus élevé, et ainsi de suite jusqu’au soviet suprême. Voici une démocratie pure et efficace », suggère Du Bois, « telle qu’elle a presque disparu des Etats-Unis »[87].
« Aux États-Unis, en effet, « l’élection du président, la nomination des juges, la représentation au Sénat et l’inégalité des circonscriptions électorales montrent les contraintes légales qui pèsent sur la démocratie ; tandis que, de manière extralégale mais d’un commun accord, les Noirs et les pauvres sont privés de leur droit de vote, l’argent est utilisé dans les élections et les lobbyistes bien payés des grandes entreprises sont présents dans nos assemblées législatives, sans parler du monopole de la presse »[88].
Du Bois conclut :
C’est avec la plus grande difficulté que l’électorat américain a la possibilité d’exprimer son opinion ou de recevoir la vérité sur laquelle il peut se fonder, ou d’obtenir des sanctions par lesquelles il peut faire en sorte que ses législateurs exécutent la volonté populaire. En Grande-Bretagne et en France, dans l’Allemagne et l’Italie d’avant-guerre, et certainement aux États-Unis, la volonté du peuple a longtemps été contrecarrée par la richesse, les privilèges et l’ignorance[89].
En 1952, Du Bois commence à enseigner à l’école interraciale Jefferson School of Social Science à Manhattan, qui se consacre à l’éducation des travailleurs. L’école a été créée par le Parti Communiste pour éduquer les membres de la classe ouvrière et former des militants conscients de leur classe. Du Bois donna des cours sur l’impérialisme, la traite des esclaves, l’Afrique, le panafricanisme et la Reconstruction (l’écrivaine Lorraine Hansberry (1930 – 1965) était dans sa première classe). Le cours sur la Reconstruction soutenait que la révolution socialiste nécessitait une solidarité interraciale contre les capitalistes[90]. Du Bois a enseigné à l’école Jefferson jusqu’en 1956, date à laquelle l’école a été contrainte de fermer ses portes.
Au cours de ces années, la politique de Du Bois n’a jamais été aussi proche de celle du Parti Communiste et, comme nous l’avons vu, son enthousiasme pour l’Union soviétique ne s’est jamais démenti. En 1953, Du Bois écrit un hymne à Staline – avec les insultes obligatoires à Trotsky – après la mort du dirigeant soviétique[91]. Du Bois justifie la dictature soviétique comme étant nécessaire jusqu’à ce que les travailleurs soviétiques soient « plus intelligents, plus expérimentés et moins menacés par les ingérences extérieures »[92]. C’est justement cette prétendue ingérence qui a conduit Du Bois à soutenir l’invasion soviétique de la Hongrie en 1956. Il n’est pas surprenant qu’il ait nié avec véhémence que le socialisme devait être démocratique, même si c’était certainement son idéal[93].
La vision du socialisme de Du Bois est pour le moins problématique. Elle repose en partie sur sa conviction de longue date que les personnes plus intelligentes et mieux éduquées – le « dixième talentueux », comme il les appelait – avaient la responsabilité de diriger les « ignorants » et les personnes non éduquées, qui n’étaient pas capables de se gouverner elles-mêmes. Du Bois considérait Staline (et plus tard Mao Zedong) comme des dirigeants instruits et expérimentés qui, de manière désintéressée, tiraient – ou peut-être traînaient – des masses de paysans ignorants vers le vingtième siècle. Leurs nobles objectifs justifiaient prétendument leurs méthodes souvent brutales.
Ce type d’élitisme apparaît d’ailleurs dans un passage peu connu de Black Reconstruction, dans lequel Du Bois déclare qu’il aurait été « préférable » (même si c’était politiquement irréalisable) qu’il n’y ait pas de critère de propriété pour voter après la guerre civile et qu’il n’y ait qu’un « affranchissement progressif » des travailleurs noirs, en attendant la mise en place d’écoles publiques dans tout le Sud[94].
Du Bois a rédigé une deuxième autobiographie en 1958-9 et l’a légèrement révisée en 1960. L’Autobiographie de W. E. B. Du Bois a été éditée par son ami Herbert Aptheker (1915 – 2003), un militant de longue date du Parti Communiste avec lequel Du Bois s’était lié d’amitié après la guerre et qu’il désignera comme son exécuteur testamentaire. Des versions abrégées de l‘Autobiographie ont été publiées en Union soviétique en 1962 et, peu après, à titre posthume, en Chine et en Allemagne de l’Est. L’Autobiographie a finalement été publiée aux États-Unis en 1968.
Dans ce texte, Du Bois exprime à nouveau ses convictions marxistes et prend ses distances par rapport à son « racialisme » antérieur ou à ses opinions centrées sur la race. « Je crois au dicton de Karl Marx, écrit-il, selon lequel les fondements économiques d’une nation sont largement décisifs pour sa politique, son art et sa culture[95]. Du Bois ajoute qu’en tant que jeune homme, « ce que je voulais, c’était les mêmes opportunités économiques que celles dont disposaient les Américains blancs. Au-delà de cela, je ne pensais pas » :
Je ne me rendais pas compte de l’exploitation misérable à laquelle les Américains blancs et les travailleurs blancs de toutes sortes étaient confrontés, avaient été confrontés dans le passé et seraient confrontés dans les années à venir. Bien qu’étudiant le progrès social, je ne connaissais pas l’évolution du travail aux États-Unis. J’étais amer face au lynchage, mais je n’étais pas ému par le traitement réservé aux mineurs blancs dans le Colorado ou le Montana. Je n’ai jamais chanté les chansons de Joe Hill, et la terrible grève de Lawrence, dans le Massachusetts, ne m’a pas ému, car je savais que des grévistes d’usine comme eux ne laisseraient pas un Noir travailler à leurs côtés ou vivre dans la même ville. J’ai eu du mal à sortir de cet isolement mental et à comprendre que le sort des travailleurs blancs était fondamentalement le même que celui des Noirs, même si le travailleur blanc avait contribué à l’asservissement du Noir[96].
Un groupe de travailleurs qui aurait été renforcé en s’unissant à un autre groupe de travailleurs a au contraire contribué à opprimer cet autre groupe. Telle est la tragédie – et l’énigme – du mouvement ouvrier américain de l’époque de Du Bois. Mais le racialisme antérieur de Du Bois, laisse-t-il entendre, l’a non seulement rendu aveugle à l’exploitation des travailleurs de toutes les races, mais l’a également empêché de comprendre la véritable nature de l’oppression raciale des Noirs.
Du Bois parle également dans L’autobiographie du type de société qu’il souhaite :
« Je crois au communisme », écrit-il. « J’entends par communisme un mode de vie planifié dans la production de richesses et de travail, conçu pour construire un État dont l’objectif est le plus grand bien-être de son peuple et pas seulement le profit d’une partie. Du Bois ajoute que « tous les hommes devraient être employés selon leurs capacités et que les richesses et les services devraient être distribués en fonction des besoins. Il fut un temps où je pensais que ces objectifs pouvaient être atteints dans le cadre du capitalisme », note Du Bois, mais « après une observation sérieuse, je crois maintenant que la propriété privée du capital et la libre entreprise mènent le monde au désastre »[97].
Du Bois ajoute que le gouvernement démocratique aux États-Unis « a presque cessé de fonctionner », notant qu’un quart des adultes sont privés de leurs droits et que la moitié d’entre eux ne votent pas. « Nous sommes gouvernés par ceux qui contrôlent les richesses et qui, grâce à ce pouvoir, achètent ou contraignent l’opinion publique »[98].
Du Bois s’installe au Ghana en 1961 pour travailler sur un projet d’Encyclopédia Africana en plusieurs volumes. Il y meurt en 1963 à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Avant de quitter les États-Unis, Du Bois a demandé à adhérer au Parti Communiste des États-Unis, dont il était proche depuis la Seconde Guerre mondiale. Le dernier grand discours de Du Bois aux États-Unis portait, sans surprise, sur le thème « Le socialisme et le Noir américain ». Il a été prononcé en mai 1960 à l’université du Wisconsin à Madison. Folkways Records a produit un enregistrement vinyle de ce discours la même année.
Dans ce discours, Du Bois réitère sa conviction qu' »il ne fait aucun doute que le monde du XXIe siècle sera majoritairement communiste »[99]. Il propose également quelques réflexions critiques intéressantes, d’un point de vue marxiste, sur le Mouvement des Droits Civiques, qui bat son plein à ce moment-là. (Le mouvement de sit-in des étudiants a débuté en février 1960 et s’est propagé dans tout le Sud en quelques semaines). Les réflexions de Du Bois méritent d’être longuement citées :
Le combat juridique mené par la NAACP a été un succès étonnant. Mais ce succès même montre les limites de la loi et de son application, à moins qu’elle ne s’accompagne d’un programme économique ; à moins que la masse des Noirs n’ait non seulement des droits légaux, mais aussi des droits au travail et à un salaire qui leur permettent de vivre décemment. Ici, aux États-Unis, la population noire a connu un mouvement qui a mis l’accent sur ces faits. …
L’expérience de Montgomery, l’extraordinaire soulèvement des étudiants, dans tout le Sud et à partir du Nord, montre une prise de conscience de notre situation qui est très encourageante. Mais elle n’atteint pas encore le centre du problème. Et ce centre n’est pas simplement le droit des Américains à dépenser leur argent comme ils le souhaitent et conformément à la loi, mais la possibilité pour les Noirs américains d’avoir de l’argent à dépenser, grâce à un emploi dans lequel ils peuvent gagner un salaire décent.
Quelle est donc l’étape suivante ? C’est que les Noirs américains, de plus en plus nombreux et de plus en plus répandus, insistent sur les droits légaux qui sont déjà les leurs, et qu’ils y ajoutent de plus en plus une forme socialiste de gouvernement, une insistance sur l’État-providence, qui refuse la poursuite de l’industrie pour le profit des sociétés qui monopolisent la richesse et le pouvoir[100].
Martin Luther King Jr – qui est également devenu socialiste, comme Du Bois – dira à peu près la même chose sur la nécessité de salaires décents pour les Noirs quelques années plus tard, exigeant, entre autres, un revenu garanti pour tous[101]. Et comme Du Bois, King est devenu un fervent défenseur du syndicalisme multiracial et de la solidarité de la classe ouvrière comme le meilleur moyen de mettre fin à la pauvreté et au racisme[102].
Conclusion
Le passage de Du Bois au socialisme et au marxisme n’a pas entraîné une diminution de son intérêt ou de son dégoût pour le racisme et la ligne de couleur. Du Bois s’était engagé à détruire l’oppression raciale avant de devenir marxiste, et il est resté tout aussi engagé à détruire l’oppression raciale après être devenu marxiste. Du Bois est devenu un marxiste inconditionnel et un socialiste convaincu, non pas en dépit de sa haine de l’oppression raciale, mais précisément à cause de cette haine.
Il a été poussé et attiré vers le marxisme et le socialisme par sa quête de compréhension de l’oppression raciale et de la meilleure stratégie pour la détruire. Bien entendu, sa compréhension du racisme et de la manière dont nous pouvons le subvertir a radicalement changé une fois qu’il est devenu marxiste et socialiste. Ce changement n’est pas pris en compte par les spécialistes qui supposent que les idées de Du Bois étaient essentiellement fixées à l’époque où il a écrit The Souls of Black Folk (Les âmes du peuple noir).
Du Bois en est venu à penser que l’exploitation du travail des Noirs, des Bruns et des « Jaunes » était le principal fondement et la motivation de l’oppression raciale dans le monde entier et que la libération des personnes de couleur – donc de toutes les personnes de couleur, et pas seulement des travailleurs – passait par l’élimination de cette exploitation, c’est-à-dire par le socialisme. Du Bois a également considéré la « ligne de couleur » différemment après être devenu marxiste. Pour le socialiste Du Bois, la ligne de couleur était problématique parce qu’elle divisait les travailleurs ainsi que les races ; elle rendait ainsi plus difficiles la solidarité de la classe ouvrière et la révolution socialiste ainsi que l’éradication de l’oppression raciale telle qu’il la concevait désormais.
Du Bois mérite que l’on se souvienne de lui comme d’un critique éloquent du capitalisme et de ses conséquences inéluctables : l’oppression raciale, le colonialisme, l’impérialisme, la guerre, la pauvreté et les inégalités flagrantes, tant politiques qu’économiques. Du Bois voyait une relation claire entre le capitalisme et l’oppression raciale, à savoir une relation de cause à effet.
Il fait partie des marxistes les plus avisés qui ont abordé la question de l’oppression raciale, une tradition incroyablement riche qui comprend des sommités telles que Hubert Harrison (1883 – 1927), Claude McKay (1889 – 1948), José Carlos Mariátegui (1894 – 1930), Max Shachtman (1904 – 1972), C. L. R. James (1901 – 1989), Eric Williams (1911 – 1981), Harry Haywood (1898 – 1985, Herbert Aptheker (1915 – 2003), Oliver Cromwell Cox (1901 – 1974), Claudia Jones(1915 – 1964), Frantz Fanon (1925 – 1961), Walter Rodney (1942 – 1980), Harold Wolpe (1926 – 1996), Neville Alexander (1936 – 2012), Angela Davis (1944 – ), Manning Marable (1950 – 2011), Stuart Hall (1932 – 2014), Adolph Reed (1947 – ) et Barbara Fields (1947 -), entre autres.
Nous devons reconnaître et créditer non seulement le marxiste Du Bois, mais aussi tout ce panthéon de théoriciens et théoriciennes marxistes de la race. Du Bois n’a pas transcendé cette tradition, comme certains l’ont laissé entendre. Il était au cœur de cette tradition.
Au meilleur de sa forme, Du Bois pouvait également être un défenseur éloquent du socialisme démocratique, de la solidarité multiraciale de la classe ouvrière, du contrôle de l’État et de l’économie par les travailleurs et d’une économie fondée sur les besoins humains. Il est vrai que la vision élitiste du socialisme de Du Bois était profondément erronée et que son apologie de la dictature de Staline et du socialisme autoritaire est indéfendable et porte atteinte à son héritage.
Pourtant, nombre de ses acolytes contemporains nient le marxisme de Du Bois, le dépeignant comme un théoricien centré sur la race ou un « intersectionnaliste ». Il n’était ni l’un ni l’autre. Black Reconstruction in America, je l’ai montré, est une brillante étude marxiste qui explique l’oppression raciale et le racisme comme des produits du capitalisme. Nier le marxisme de Du Bois aboutit à une vision déformée de la vie et des idées de Du Bois, y compris, ironiquement, de son analyse de l’oppression raciale et de la manière dont nous pourrions la détruire.
*
Cet article est d’abord paru en anglais dans Catalyst, la revue théorique associé à Jacobin. Traduit pour Contretemps par Christian Dubucq.
Jeff Goodwin enseigne la sociologie à l’Université de New York. Il est notamment l’auteur de No Other Way Out: States and Revolutionary Movements, 1945-1991, Cambridge University Press, 2001.
Notes
[1] W. E. B. Du Bois, Black Reconstruction in America, 1860-1880 (New York: Atheneum, 1992 [1935]).
[2] Du Bois, Black Reconstruction in America, 630.
[3] Voir Touré F. Reed, Toward Freedom: The Case Against Race Reductionism (New York: Verso, 2020), chapitre 1.
[4] W. E. B. Du Bois, The Souls of Black Folk (Chicago: A. C. McClurg & Co., 1903). La meilleure étude de la pensée de Du Bois avant son virage marxiste est Adolph L. Reed Jr, W. E. B. Du Bois and American Political Thought : Fabianism and the Color Line (New York : Oxford University Press, 1997).
[5] Voir, par exemple, Bill V. Mullen, Un-American : W. E. B. Du Bois and the Century of World Revolution (Philadelphie : Temple University Press, 2015) ; Bill V. Mullen, W. E. B. Du Bois : Revolutionary Across the Color Line (Londres : Pluto Press, 2016) ; Andrew J. Douglas, W. E. B. Du Bois and the Critique of the Competitive Society (Athens, GA : University of Georgia Press, 2019) ; et Reiland Rabaka, Du Bois : A Critical Introduction (Cambridge : Polity Press, 2021), en particulier le chapitre 5.
[6] Cedric J. Robinson, Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1983), 207, 228.
[7] Gerald Horne, Black and Red: W. E. B. Du Bois and the Afro-American Response to the Cold War, 1944-1963 (Albany, NY: State University of New York Press, 1985). Plus récemment, cependant, Horne a mis l’accent sur le caractère marxiste de Black Reconstruction. Gerald Horne, « Abolition Democracy« , Nation, 3 mai 2022.
[8] Manning Marable, W. E. B. Du Bois : Black Radical Democrat (Boston : Twayne, 1986) ; Manning Marable, « Reconstructing the Radical Du Bois« , Souls 7, no. 3-4 (2005), 21.
[9] José Itzigsohn et Karida L. Brown, The Sociology of W. E. B. Du Bois : Racialized Modernity and the Global Color Line (New York : New York University Press, 2020), 80-2, 219. Cette affirmation sur la prétendue « intersectionnalité » de Du Bois est en contradiction avec l’affirmation des auteurs selon laquelle Du Bois met l’accent sur la race et le racisme, par opposition à la classe, dans son travail (p. ex., 1).
[10] Itzigsohn et Brown, The Sociology of W. E. B. Du Bois, 65-7. Voir également Aldon Morris, Michael Schwartz et José Itzigsohn, « Racism, Colonialism, and Modernity : The Sociology of W. E. B. Du Bois« , dans Seth Abrutyn et Omar Lizardo, éd. Handbook of Classical Sociological Theory (Cham, Suisse: Springer, 2021).
[11] David Levering Lewis, W. E. B. Du Bois : The Fight for Equality and the American Century, 1919-1963 (New York : Henry Holt, 2000), 200.
[12] Lewis, W. E. B. Du Bois : The Fight for Equality, 203.
[13] W. E. B. Du Bois dans Herbert Aptheker, ed, Writings in Periodicals Edited by W. E. B. Du Bois: Selections from The Crisis, Vol. 2: 1926-1934 (Millwood, NY : Kraus-Thomson, 1983), 452.
[14] W. E. B. Du Bois, The Autobiography of W. E. B. Du Bois (New York: International Publishers, 1968), 290.
[15] Du Bois, The Autobiography, 290.
[16] Lewis, W. E. B. Du Bois: The Fight for Equality, 306.
[17] Lewis, W. E. B. Du Bois : The Fight for Equality, 320. Voir Jonathan Scott Holloway, Confronting the Veil: Abram Harris Jr., E. Franklin Frazier, and Ralph Bunche, 1919-1941 (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2002); Eben Miller, Born Along the Color Line: The 1933 Amenia Conference and the Rise of a National Civil Rights Movement (Oxford: Oxford University Press, 2012).
[18] Sterling D. Spero et Abram L. Harris, The Black Worker: The Negro and the Labor Movement (New York: Columbia University Press, 1931).
[19] Will Herberg, The Heritage of the Civil War (New York: Workers Age Publishing, 1932). Voir également Matt Nichter, « Du Bois’s Marxist Mentor : Will Herberg and the Making of Black Reconstruction in America », communication présentée lors de la 14e conférence annuelle de Historical Materialism, Londres, 2017 ; Du Bois, Black Reconstruction, 327, 618, 717.
[20] Voir Theda Skocpol, States and Social Revolutions: A Comparative Analysis of France, Russia, and China(Cambridge: Cambridge University Press, 1979); Barrington Moore Jr, Social Origins of Dictatorship and Democracy : Lord and Peasant in the Making of the Modern World (Boston : Beacon Press, 1966), en particulier le chapitre 3, « The American Civil War : The Last Capitalist Revolution ».
[21] Du Bois, Black Reconstruction, 10.
[22] Du Bois, Black Reconstruction, 20.
[23] Du Bois, Black Reconstruction, 21.
[24] Du Bois, Black Reconstruction, 21.
[25] Du Bois, Black Reconstruction, 716.
[26] Du Bois, Black Reconstruction, 80-1.
[27] Du Bois, Black Reconstruction, 81.
[28] Du Bois, Black Reconstruction, 81.
[29] Du Bois, Black Reconstruction, 117.
[30] Du Bois, Black Reconstruction, 38-40.
[31] Du Bois, Black Reconstruction, 41.
[32] Du Bois, Black Reconstruction, 38-9.
[33] Du Bois, Black Reconstruction, 39. Le marxiste trinidadien Eric Williams, élève de C. L. R. James, avance un argument similaire dans son ouvrage classique de 1944, Capitalism and Slavery (Capitalisme et esclavage) : « Voici donc l’origine de l’esclavage des Noirs. La raison en était économique et non raciale ; elle n’avait pas à voir avec la couleur du travailleur, mais avec le caractère bon marché de la main-d’œuvre. … [Le planteur] serait allé jusqu’à la lune, si nécessaire, pour trouver de la main-d’œuvre. L’Afrique était plus proche que la lune, plus proche aussi que les pays les plus peuplés de l’Inde et de la Chine. Mais leur tour n’était pas encore venu. Williams, Capitalism and Slavery (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1994 [1944]), 19-20.
[34] Du Bois, Black Reconstruction, 89.
[35] Du Bois, Black Reconstruction, 89-90. Sur la relation entre Marx et Lincoln, voir Robin Blackburn, An Unfinished Revolution : Karl Marx et Abraham Lincoln (New York : Verso, 2011).
[36] Du Bois, Black Reconstruction, 120, citant le général T. J. Morgan.
[37] Du Bois, Black Reconstruction, 708.
[38] Du Bois, Black Reconstruction, 358. Pour les marxistes, une dictature de classe – la domination sociale et politique d’une classe particulière – ne se réfère pas à une forme autoritaire ou autocratique de gouvernement. Une dictature de classe est compatible avec des formes démocratiques de gouvernement. Voir Hal Draper, The « Dictatorship of the Proletariat » From Marx to Lenin (New York: Monthly Review Press, 1987), chapitre 1.
[39] Du Bois, Black Reconstruction, 381. Benjamin Stolberg fait partie de ceux qui se sont opposés à l’utilisation par Du Bois de l’expression « dictature du prolétariat ». Lewis, W. E. B. Du Bois: The Fight for Equality, 363, 373.
[40] Du Bois, Black Reconstruction, 381.
[41] Du Bois, Black Reconstruction, 346.
[42] Du Bois, Black Reconstruction, 346-7.
[43] Du Bois, Black Reconstruction, 347.
[44] Du Bois, Black Reconstruction, 347.
[45] Du Bois, Black Reconstruction, 347.
[46] Du Bois, Black Reconstruction, 610.
[47] Du Bois, Black Reconstruction, 667.
[48] Du Bois, Black Reconstruction, 667.
[49] Du Bois, Black Reconstruction, 667.
[50] Du Bois, Black Reconstruction, 667.
[51] Du Bois, Black Reconstruction, 667.
[52] Du Bois, Black Reconstruction, 612.
[53] Eric Foner, Reconstruction: America’s Unfinished Revolution, 1863-1877 (New York : Harper Perennial, 1988), 117. Le livre de Foner soutient généralement les principales affirmations de Black Reconstruction.
[54] Du Bois, Black Reconstruction, 622.
[55] Du Bois, Black Reconstruction, 630.
[56] Du Bois, Black Reconstruction, 630.
[57] Du Bois, Black Reconstruction, 630.
[58] Du Bois, Black Reconstruction, 630.
[59] Voir Jack M. Bloom, Class, Race, and the Civil Rights Movement, deuxième édition ( Bloomington, IN: Indiana University Press, 2019).
[60] Lewis, W. E. B. Du Bois : The Fight for Equality, 335f.
[61] Du Bois, Black Reconstruction, 635.
[62] Du Bois, Black Reconstruction, 678.
[63] Du Bois, Black Reconstruction, 633.
[64] Du Bois, Black Reconstruction, 633.
[65] Cette expression a été popularisée par le livre de David R. Roediger, The Wages of Whiteness: Race and the Making of the American Working Class (New York: Verso, 1991).
[66] Du Bois, Black Reconstruction, 700.
[67] Du Bois, Black Reconstruction, 700-1.
[68] Du Bois, Black Reconstruction, 701.
[69] Du Bois, Black Reconstruction, 635.
[70] W. E. B. Du Bois, In Battle for Peace (Oxford: Oxford University Press, 2007 [1952]), 125.
[71] W. E. B. Du Bois, Dusk of Dawn (Pénombre de l’aube) (Oxford : Oxford University Press, 2007 [1940]).
[72] Du Bois, The Autobiography.
[73] Du Bois, « The Negro and Social Reconstruction« , dans Aptheker, Against Racism. Comme Du Bois l’explique dans Dusk of Dawn, ce credo était trop radical pour le groupe d’éducateurs qui l’avait commandé, y compris Alain Locke, le soi-disant « Père de la Renaissance de Harlem », de sorte que « The Negro and Social Reconstruction » a été rejeté (et n’a jamais été publié de son vivant). Du Bois, Dusk of Dawn, 319-22.
[74] Du Bois, Dusk of Dawn, 160.
[75] Du Bois, The World and Africa & Color and Democracy (Oxford: Oxford University Press, 2007 [1945]), 275.
[76] Du Bois, Color and democracy, 293.
[77] Du Bois, Black Reconstruction, 535 (voir aussi 428, 674).
[78] W. E. B. Du Bois, « Behold the Land« , Freedomways 4, no. 1 (hiver 1964), 9, 13.
[79] Du Bois, « Behold the Land« , 9.
[80] Du Bois, « Behold the Land« , 9.
[81] Voir W. E. B. Du Bois, Darkwater : Voices From Within the Veil (New York : Washington Square Press, 1920), 55, où il note « l’effort délibéré pour détourner les pensées des hommes, et en particulier des travailleurs, vers des canaux de haine raciale contre les Noirs ».
[82] W. E. B. Du Bois, « Race Relations in the United States, 1917-1947″, Phylon 9, no. 3 (1948), 236.
[83] Du Bois, « Race Relations« , 236.
[84] Du Bois, « Race Relations« , 245.
[85] Le manuscrit de Du Bois est disponible en ligne à l’adresse :
Mullen, Un-American, 85-95, donne un aperçu du livre. Mullen remarque « l’aveuglement presque total de la « Russie et de l’Amérique » face aux désastres de l’histoire soviétique » : « Ce ne sont pas seulement les goulags et les purges qui sont absents de son récit de l’État soviétique, mais aussi l’alliance avec Hitler, la prise des Balkans, la répression des dissidents et la colonisation de l’Europe de l’Est par Staline après 1945 » (94).
[86] W. E. B. Du Bois, « Russia and America : An Interpretation« , non publié (1950), 270.
[87] Du Bois, « Russia and America« , 267. Du Bois omet de mentionner qu’une opposition organisée au parti communiste au pouvoir pouvait entraîner l’arrestation d’une personne, voire pire.
[88] Du Bois, « Russia and America « , 268A.
[89] Du Bois, « Russia and America« , 268A.
[90] Denise Lynn, « When W. E. B. Du Bois Went to the Masses« , Jacobin, 27 décembre 2019.
[91] W. E. B. Du Bois, « On Stalin« , National Guardian, 16 mars 1953.
[92] W. E. B. Du Bois, « Socialism and démocracy : A Debate« , American Socialist 4, n° 1 ( 1957), 8.
[93] Du Bois, « Socialism and démocracy: A Debate « , 6.
[94] Du Bois, Black Reconstruction, 619. Sur cette question, voir Paul M. Heideman, « Black Marxism Off the Color Line: W. E. B. Du Bois and Oliver Cromwell Cox as Democratic Theorists« , dans Christopher Phelps et Robin Vandome (éd.), Marxism and America: New Appraisals (Manchester: Manchester University Press, 2021), 144-69.
[95] Du Bois, The Autobiography, 290.
[96] Du Bois, The Autobiography, 305, c’est nous qui soulignons. L' »isolement mental » de Du Bois semble faire référence au « racialisme provincial » dont il a parlé en 1952.
[97] Du Bois, The Autobiography, 57.
[98] Du Bois, The Autobiography, 57.
[99] W. E. B. Du Bois, « Socialism and the American Negro : Mai 1960« , dans Against Racism, 307.
[100] Du Bois, « Socialism and the American Negro« , 307, 312, souligné par l’auteur.
[101] Martin Luther King Jr, Where Do We Go From Here: Chaos or community? (Boston: Beacon Press, 1967), 172-4.
[102] Michael K. Honey, To the Promised Land: Martin Luther King and the Fight for Economic Justice (New York: W. W. Norton, 2019).