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Lordon: La fin de l’innocence
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La fin de l’innocence, par Frédéric Lordon (Les blogs du Diplo, 15 avril 2024) (mondediplo.net)
Ce texte est la version légèrement remaniée d’une intervention faite au Meeting juif international le 30 mars.
Il y a parfois comme ça des moments de vérité : « Le poisson pourrit par la tête » a ainsi déclaré Gabriel Attal en se jetant sur la dernière fabrication du camp du soutien inconditionnel — c’était à Sciences-Po. Miracle d’un propos vrai dans une bouche d’ordinaire très pleine de contrevérités ou bien de francs mensonges. Que le poisson pourrisse par la tête, c’est même deux fois vrai. Car on peut d’abord entendre la tête en un sens métaphorique : la tête, ce sont les dirigeants et plus généralement les dominants — et à cet étage, en effet, la pourriture est désormais partout. Mais on peut aussi l’entendre en un sens métonymique : la tête : comment ça pense — dans l’événement ; la tête : les opérations de pensée, et en l’occurrence plutôt le dérèglement des opérations de pensée — en fait : l’effondrement des normes qui sont supposées les gouverner.
Ici, l’effondrement des formes de l’argumentation n’est pas imputable à la bêtise pure (qui fait rarement une bonne hypothèse) : il est imputable à la bêtise intéressée. Les intérêts matériels déterminent, même si c’est par une médiation très étirée (jusqu’à en être méconnaissable), des intérêts de pensée, ou disons des inclinations à penser comme ceci et à interdire de penser comme cela. C’est ici même que la tête pourrie du poisson articule ses deux sens : la violence du front bourgeois (c’était la métaphore) déchaînée dans l’imposition de ses formes de pensée (c’était la métonymie).
Comment se fait-il en effet que la bourgeoisie de pouvoir soit ici dégondée comme elle ne le serait même pas à propos de fiscalité ou de temps de travail ? D’où vient que cet événement international ait une résonance aussi puissante dans les conjonctures nationales de classes ? Car les bourgeoisies occidentales sont viscéralement du côté d’Israël. Les bourgeoisies occidentales considèrent que la situation d’Israël est intimement liée à la leur, liaison imaginaire, à demi-consciente qui, bien plus qu’à de simples affinités sociologiques (entre start-up nations par exemple), doit souterrainement à un principe de double sympathie, lui parfaitement inavouable : sympathie pour la domination, sympathie pour le racisme — qui est peut-être la forme la plus pure de la domination, donc la plus excitante pour les dominants. Deux sympathies qui se trouvent exaspérées quand la domination entre en crise : crise organique dans les capitalismes, crise coloniale en Palestine, c’est-à-dire quand les dominés se soulèvent de n’en plus pouvoir, et que les dominants sont prêts à l’écrasement pour réaffirmer.
Cependant, il y a plus encore, bien plus profond et plus fascinant pour les bourgeoisies occidentales – je dois cette idée à Sandra Lucbert, qui a vu ce point précis en élaborant le mot que je crois décisif : innocence. Le point de fascination de la bourgeoisie occidentale, c’est l’image d’Israël comme figure de la domination dans l’innocence, c’est-à-dire comme « point fantasmatique réalisé » (1). Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. Car « dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible ; et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales » (2).
« Je suis innocent, je suis ontologiquement innocent et cela vous n’y pouvez rien » crie dans un tout autre contexte Pierre Goldman à son juge (3). Quitte à la faire parler au-delà d’elle-même et de sa situation, on peut voir la réplique comme une vignette où tout se trouve replié : après la Shoah, Israël s’est établi dans l’innocence ontologique. Et en effet, les Juifs ont d’abord été victimes, victimes même à des sommets dans l’histoire de la persécution humaine. Mais victime, fût-ce à des sommets, n’entraîne pas « innocent pour toujours ». On ne passe de l’un à l’autre que par une inférence frauduleuse, qu’on peut à la rigueur comprendre, mais certainement pas ratifier.
De tout cela, la bourgeoisie occidentale ne garde que ce qui l’arrange, et voudrait tant, comme Israël, pouvoir s’adonner à la domination en toute innocence. Ça lui est évidemment plus difficile, mais le modèle est là, sous ses yeux, elle en est hypnotisée et aussitôt prise dans une solidarité-réflexe.
L’effort pour ne pas voir
Les humains ont plusieurs moyens pour ne pas regarder en face leur propre violence et pouvoir s’établir dans l’innocence quoiqu’en se livrant à toutes leurs autres passions, notamment à leurs passions violentes, à leurs passions de domination. Le premier consiste à dégrader les autres humains sur qui ces passions s’exercent : ils ne sont pas véritablement des humains. Par conséquent le mal qu’on leur fait est, sinon un moindre mal, un mal moindre. En tout cas il n’est certainement pas le Mal, et l’innocence n’est pas entamée.
Le deuxième moyen, sans doute le plus puissant et le plus communément applicable, est le déni. C’est à cela par exemple que ne cesse de servir la catégorie de « terrorisme ». Elle est une catégorie faite pour empêcher de penser, pour écarter la pensée, et notamment la pensée que ex nihilo nihil : que rien ne sort de rien. Que les événements ne tombent pas du ciel. Qu’il y a une économie générale de la violence, qu’elle fonctionne à la réciprocité négative, c’est-à-dire la réciprocité pour le pire, et qu’on pourrait en paraphraser le principe selon Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout revient. Les innombrables, les ahurissantes violences infligées au peuple palestinien depuis presque quatre-vingts ans étaient vouées à revenir. Seuls ceux qui, pour toute opération intellectuelle, ne possèdent que la condamnation étaient assurés de ne rien voir venir avant ni de ne rien comprendre après. Or il est des cas où ne pas comprendre n’est pas une faiblesse de l’intellect mais un tour de la psyché : son impératif catégorique. Il faut ne pas comprendre pour pouvoir ne pas voir : ne pas voir qu’on a part à la causalité – par conséquent qu’on n’est pas si innocent.
Avoir voulu faire commencer au 7 octobre la séquence d’après le 7 octobre est la malversation intellectuelle la plus vicieuse et la plus caractéristique de ce type général de situation, malversation à laquelle ne pouvaient adhérer que des innocents ontologiques, et tous ceux qui, les enviant, adorent croire avec eux aux effets sans cause. Il ne faut même pas s’étonner que ceux-là, après ça, continuent d’utiliser sans ciller le mot terrorisme pour parler d’écoterroristes ou de terrorisme intellectuel, quand ils devraient se cacher sous terre, écrasés par une honte sacrilège. Ils ne respectent même pas les morts dont ils affectent d’honorer la mémoire et de soutenir la cause. Mais c’est que « terrorisme » est le bouclier de l’innocence bourgeoise et de l’innocence occidentale.
La situation du mot antisémitisme s’analyse dans des coordonnées très similaires. Dans ses usages, il faudrait plutôt dire dans ses dévoiement présents — qui évidemment n’en épuisent pas tous les cas, puisque de l’antisémitisme, il y en a ! —, dans ces dévoiements présents, donc, l’accusation est faite pour être tournée contre tous ceux qui auraient le projet offensant de rétablir les causalités — et voudraient donc mettre en cause l’innocence.
Abaissements
En tout cas, la pourriture par la tête c’est d’abord ça : la corruption intéressée des catégories et des opérations de pensée — parce que ce qu’il y a à protéger est trop précieux. C’est la corruption des catégories, et c’est par conséquent l’abaissement — en de nombreuses instances on pourrait même dire l’avilissement — du débat public. Ça n’est pas un hasard que le poisson pourri ait parlé par la bouche d’Attal puisque cet avilissement est l’un des produits les plus typiques du processus de fascisation dans lequel le macronisme, soutenu par la bourgeoisie radicalisée, a engagé le pays. Un processus qu’on reconnaît à l’empire croissant du mensonge, de la déformation systématique des propos, de la désinformation ouverte, voire de la fabrication pure et simple. Avec, comme il se doit, la collaboration, au moins au début, de tous les médias bourgeois. Un processus qu’on reconnaît donc aussi à sa manière d’arraisonner le débat public en lui imposant ses passages obligés et ses sens interdits.
Tous les dénis et toutes les compromissions symboliques du monde cependant, toutes les intimidations et toutes les censures, ne pourront rien contre l’énorme surgissement de réel qui vient de Gaza. De quoi le camp du soutien inconditionnel se rend-il solidaire, et à quel prix, c’est ce que lui-même, obnubilé par ses points de réaffirmation, n’est à l’évidence plus capable de voir. Pour tous les autres qui n’ont pas complètement perdu la raison et l’observent, effarés, la perdition idéologique où sombre le gouvernement israélien est sans fond, entre racialisme biologique et eschatologie messianique. Ce que nous savions avant le 7 octobre, et en toute généralité, c’est que les projets politiques eschatologiques sont nécessairement des projets massacreurs. Dont acte.
Comme l’a montré Ilan Papé, le propre d’une colonisation quand elle est de peuplement, c’est qu’elle enveloppe l’élimination de toute présence du peuple occupé — dans le cas du peuple palestinien soit par l’expulsion-déportation, soit, nous le savons maintenant, par le génocide. Ici comme en d’autres occasions pourtant dûment archivées par l’Histoire, la déshumanisation aura de nouveau été par excellence le trope justificateur et permissif de la grande élimination — et nous en avons désormais d’innombrables attestations, aussi bien dans les bouches officielles israéliennes que dans le flot boueux des témoignages de réseaux sociaux, sidérants de monstruosité heureuse et d’exultation sadique. Voilà ce qui surgit quand le voile de l’innocence est levé, et comme toujours, ça n’est pas beau à voir.
Un point, dans ce paysage d’annihilation, retient l’attention, c’est la destruction des cimetières. C’est peut-être à cela qu’on reconnait le mieux les projets d’éradication totale : à leur jouissance portée jusqu’à l’annihilation symbolique qui, si c’est un paradoxe, n’est pas sans faire penser aux termes du herem de Spinoza (4) : « Que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais ». En l’occurrence, ça n’a pas été une réussite. Ça ne le sera pas davantage ici.
Bascule
De tous ces éléments on peut d’ores et déjà faire la récapitulation en faisant voir le tableau qui en émerge. C’est le tableau d’un suicide moral. Jamais sans doute on n’aura vu dilapidation aussi fulgurante d’un capital symbolique qu’on croyait inattaquable, celui qui s’était constitué autour du signifiant Juif après la Shoah.
Mais, solidarité pour le pire oblige, l’heure des comptes symboliques s’apprête à sonner pour tout le monde, notamment pour cette entité qui se fait appeler l’Occident en revendiquant le monopole de la civilisation, et qui aura surtout répandu la violence et la prédation enrobées dans ses principes avantageux. Supposé qu’il ait jamais flotté, son crédit moral est désormais envoyé par le fond lui aussi. Il faut l’arrogance des dominants bientôt déchus mais qui ne le savent pas encore pour croire pouvoir soutenir sans dommage ce qu’ils soutiennent actuellement. Des gens qui demeurent ainsi passifs, souvent complices, parfois même négateurs d’un crime aussi énorme, en train de se commettre sous leurs yeux et sous les yeux de tous, des gens de cette espèce ne peuvent plus prétendre à rien. Le monde entier regarde Gaza mourir, et le monde entier regarde l’Occident regardant Gaza. Et rien ne lui échappe.
On a immanquablement à ce moment une pensée pour l’Allemagne, où le soutien inconditionnel atteint un degré de délire tout à fait stupéfiant, jusqu’au point d’être fait « raison d’État », et dont un internaute à l’humour noir a pu dire : « Décidément, en matière de génocide, ils sont toujours du mauvais côté de l’Histoire ». Il n’est pas certain que « nous » — la France — valions beaucoup mieux, mais il est certain que l’Histoire attend tout le monde au tournant. L’Histoire, en effet : voilà avec quoi l’Occident a rendez-vous à Gaza. Si, comme il n’est pas interdit de le penser, c’est le rendez-vous de sa déchéance et de sa destitution, alors viendra bientôt un temps où nous pourrons nous dire que le monde a basculé à Gaza.
Frédéric Lordon