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Pascal Boniface : "L’Occident a perdu le monopole de la puissance"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Pascal Boniface : « L'Occident a perdu le monopole de la puissance » - Élucid (elucid.media)
L’augmentation et l’intensification des conflits dans le monde vont de pair avec une mise en cause de la morale à géométrie variable de l’Occident. Le géopoliticien Pascal Boniface, fondateur et directeur de l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), auteur de nombreux ouvrages dont Cinquante idées reçues sur l’état du monde (Armand Collin) et Guerre en Ukraine, l’onde de choc géopolitique (Eyrolles, 2023), ainsi que de la bande dessinée Géostratégix (2 volumes, Dunod Graphic, 2022-2023), dresse un état des lieux des principales lignes de fractures qui traversent le monde et évalue leurs conséquences potentielles.
Laurent Ottavi (Élucid) : La guerre en Ukraine et les évènements récents entre Israël, la Palestine et l’Iran s’inscrivent-ils dans la continuité d’une intensification des conflits au cours de ces dernières années, ou marquent-ils une réelle rupture ?
Pascal Boniface : Il y a de plus en plus de crises et de conflits. Chaque réédition de notre Atlas des conflits écrit avec Hubert Védrine nous le fait constater. Au début du XXIe siècle, pourtant, la tendance était à la baisse à la fois sur les plans quantitatif et de l’intensité. Les évènements que vous mentionnez sont à la fois inscrits dans ce passé récent et les marqueurs d’une rupture. Pour ce qui est du conflit israélo-palestinien, la nouveauté tient à l’ampleur des attaques du 7 octobre et à l’ampleur de la riposte israélienne, cause d’énormément de victimes. Il n’en est pas moins un conflit aux origines anciennes.
Concernant la Russie et l’Ukraine, je ne parlerai pas de retour de la guerre interétatique en Europe, car ce serait oublier la guerre du Kosovo de 1999 et la guerre Russie-Géorgie de 2008. Par contre, ce conflit présente une durée et une intensité inédites par rapport aux deux précédents que je viens de citer.
Élucid : La religion est-elle le principal moteur de l’augmentation et de l’intensification des conflits sur la planète ?
Pascal Boniface : Je ne pense pas que les crises internationales actuelles s’expliquent par une radicalisation religieuse. Elle n’a pas déclenché le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Certes, Vladimir Poutine s’appuie de plus en plus sur l’Église orthodoxe et l’Ukraine a fait couper les liens entre l’Église orthodoxe ukrainienne et l’Église orthodoxe russe, mais il s’agit là d’une instrumentalisation politique de la religion. Le facteur religieux semble bien plus important dans le conflit israélo-palestinien, mais là aussi, c’est un usage politique de la religion qui est en cause. Les Palestiniens ne veulent pas convertir à l’islam les Israéliens ni les Israéliens convertir les Palestiniens au judaïsme.
Il y a, par contre, des mouvements religieux de plus en plus extrémistes de chaque côté. Plus que la religion, la cause profonde des crises internationales actuelles tient au délitement de la communauté internationale. La régulation par le droit fait défaut du fait que les grandes puissances ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les solutions aux conflits. Le recours à la force apparaît alors de plus en plus comme une option possible, même s’il reste interdit juridiquement.
« La mise en avant de valeurs universelles se fait de façon sélective chez les Occidentaux, l’alliance civilisationnelle primant sur le respect du droit international. »
Vous avez cité l’expression de « communauté internationale » qui sert souvent de synonyme à « Occident » dans l’espace médiatique. N’est-il pas plus rejeté que jamais pour son deux poids deux mesures dans ses prises de position géopolitiques ?
Certains, les « occidentalistes », confondent en effet communauté internationale et Occident. Or, l’Occident n’est qu’une partie de la communauté internationale et ne représente pas tous les pays du monde. Il ne peut plus s’ériger comme tel, car il a perdu le monopole de la puissance qu’il détenait depuis cinq siècles, un affaiblissement qui commence déjà à dater d’une trentaine d’années et qui continue à grandir.
Les BRICS, depuis, ont émergé. Le Sud global aussi. Il rassemble tous ceux qui refusent que l’Occident domine le monde, soit des pays aussi différents que l’Inde, la Chine ou la Russie, même s’ils l’expriment différemment et n’ont pas les mêmes intérêts politiques, économiques, stratégiques.
En quoi le conflit israélo-palestinien est-il emblématique du positionnement de l’Occident que le Sud global rejette aujourd’hui ? Que vous inspire la déclaration récente de Bernie Sanders selon laquelle l’histoire jugera les complices des crimes commis par Israël ?
Nous condamnons aujourd’hui comme des crimes de guerre les bombardements de populations civiles par la Russie, et c’est normal. Mais quand Israël en commet, cela est considéré comme son droit et on ne prend pas de sanction. Le soutien inconditionnel à Israël de l’Occident ces derniers mois et ses condamnations purement verbales des actions d’Israël – alors que certaines sont des crimes de guerre, certains parlant même de génocide – le discréditent auprès des autres pays du monde.
Cela ne date pas d’hier. Dans mon livre Guerre en Ukraine, l’onde de choc géopolitique, paru fin août 2023 – avant donc la reprise intense du conflit israélo-palestinien – j’affirmais déjà que les mêmes critères appliqués au conflit ukrainien n’étaient pas appliqués au conflit israélo-palestinien. Je rappelle que nous avons pris des sanctions contre la Russie lorsqu'elle a annexé la Crimée alors que jamais aucune n’a été prise contre Israël quand elle a annexé Jérusalem-Est, le plateau du Golan, lorsqu'elle a fait le blocus de Gaza ou qu'elle a occupé de fait la Cisjordanie. La mise en avant de valeurs universelles se fait de façon sélective chez les Occidentaux, l’alliance civilisationnelle primant sur le respect du droit international.
« Le monde actuel est traversé par trois grandes coupures : Russie et monde occidental ; Chine et États-Unis ; Occident et Sud global. »
Le démographe et anthropologue Emmanuel Todd a publié un livre qui s’intitule La Défaite de l'Occident (Gallimard, 2024) et affirme que « La Troisième Guerre mondiale a commencé ». Que pensez-vous de cette perspective en un temps où l’arme nucléaire n’est plus détenue par une seule puissance, contrairement au dernier conflit mondial, mais où certains propos et certains actes font craindre des engrenages ?
Il existe des risques d’engrenages un peu partout, certes, mais de là à parler de guerre mondiale cela me semble exagéré. Les deux précédentes sont intervenues soit en l’absence de dissuasion nucléaire, soit parce qu’un seul pays en disposait. La situation actuelle est suffisamment dramatique pour ne pas l’exagérer de façon émotionnelle. D’autre part, le Sud global ne constitue pas un bloc uni. Les pays qui le composent se rejoignent seulement dans leur rejet d’un monde dominé par les Occidentaux, sans projet commun. La Chine, par exemple, n’est pas à la tête d’une alliance.
Le monde actuel est plutôt traversé par trois grandes coupures. La première se situe entre la Russie et le monde occidental. Elle durera tant que Vladimir Poutine sera au pouvoir. La seconde oppose la Chine et les États-Unis, car ces derniers ont du mal à accepter d’être dépassés. La dernière confronte l’Occident et le Sud global et se nourrit de la différence de traitement chez les Occidentaux entre le conflit russo-ukrainien d’un côté et le conflit israélo-palestinien de l’autre.
À ces lignes de partage s’ajoutent les évolutions technologiques avec Internet et les intelligences artificielles. L’Europe s’est-elle mise à l’heure de la cyberguerre ?
Les pays qui resteront à l’écart de la révolution de l’intelligence artificielle seront déclassés comme le furent les pays ayant manqué le virage de la révolution industrielle. L’Europe doit être consciente du retard qu’elle a pris par rapport à la Chine et aux États-Unis pour ne plus se laisser distancer. Elle ne s’est pas vraiment mise à l’heure de l’histoire de façon générale. Elle est encore traversée par des divisions politiques et un manque de perspectives communes.
Quand il est question de voter au sujet du conflit israélo-palestinien à l’ONU, des pays européens votent pour, d’autres contre et d’autres encore abstiennent. Elle est plus unie sur le sujet de la guerre russo-ukrainienne, à l’exception de la Hongrie et peut-être de la Slovaquie. Globalement, l’Europe est déchirée entre ceux qui estiment qu’elle peut être une puissance et ceux qui s’enferment dans la seule alliance avec les États-Unis censés les « protéger » de la Chine ou de l’Islam.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.