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La nouvelle édition du livre II du Capital par la GEME
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La nouvelle édition du livre II du Capital par la GEME | (noblogs.org)
Les éditions sociales ont fait paraître en février 2024 une nouvelle traduction du livre II du Capital. Ce livre comporte une histoire complexe, dans son élaboration, son niveau d’analyse et sa réception que cette nouvelle édition permet de saisir.
Rappelons-nous : Marx analyse le mode de production capitaliste dans son ouvrage majeur, le Capital. Le capital est analysé en partant de la marchandise comme un processus ayant pour objectif un accroissement de valeur. Au cours de son processus de valorisation, le capital prend alternativement les formes de marchandise et de monnaie. Comme le montre déjà la « formule générale du capital », A – M – A’, le processus de valorisation comprend des actes de production et des actes de circulation. C’est seulement au livre II que Marx analyse le procès de circulation du capital, c’est-à-dire la manière dont la plus-value produite se réalise par la vente des marchandises, rendant possible le profit et son réinvestissement dans la production. En effet, dans ses versions les plus abouties de projet d’ensemble, Marx divise son ouvrage en trois livres, le premier étant le seul publié de son vivant, porte sur le « processus de production du capital ». Les autres livres sont des manuscrits épars publiés par son acolyte Engels, le deuxième porte sur « le procès de circulation du capital » et le troisième sur le « procès d’ensemble du capital ».
Il est important d’avoir à l’esprit ce que nous dit Michael Heinrich au sujet des trois livres du Capital et de leur cohérence : « Marx expose son objet de recherche à différents niveaux d’abstraction ayant chacun des présupposés théoriques différents et complémentaires : la théorie de la valeur et de la plus-value exposée dans le premier livre ne peut être complètement saisie qu’à la fin du livre III. Ce que l’on croit savoir à la fin du livre I n’est pas seulement incomplet, mais aussi, d’une certaine manière, biaisé 1 ». On voit ainsi à quel point il est absolument indispensable de ne pas limiter sa lecture du Capital au livre I, quoique l’état du texte des autres livres constitue une difficulté spécifique.
***
Paru en 1885 deux ans après le décès de Marx, le livre II du Capital est une édition réalisée par Engels à partir de manuscrits épars. Le livre II appartient à ce que Marx désignait être le « deuxième volume » du Capital, comprenant le livre II et III. Pour la plupart, les manuscrits de ces deux livres sont antérieurs au livre I et comportent, pour cette raison, des degrés très disparates d’aboutissement de la réflexion, et de nombreux « résidus » de conceptions antérieures qui doivent être relus de manière critique à l’aune des résultats auxquels est parvenu Marx dans son analyse du livre I. Comme l’écrit Michael Heinrich, « à la fin des années 1870, Le Capital de Marx n’est pas simplement inachevé au sens quantitatif du terme parce que la rédaction de quelques chapitres n’était pas encore au point. Le Capital était également inachevé au sens qualitatif du terme, parce que toute une série de problèmes de conception n’étaient pas résolus, parce que Marx n’avait pas encore réfléchi aux répercussions sur le reste de l’exposé de différentes conclusions auxquelles il était parvenu… » 2.
Ces premiers éléments doivent permettre tout d’abord de saisir la complexité de l’ouvrage et de sa lecture, qui comporte ainsi de nombreux présupposés. L’importance d’une introduction est ainsi d’autant plus grande. La nouvelle édition qui paraît en ce début d’année 2024 aux éditions sociales dans le cadre de la GEME (Grande Edition Marx Engels) comporte une introduction à la hauteur des enjeux et leur complexité. Cette introduction revient tout d’abord sur la genèse du texte et le travail éditorial réalisé par Engels, propose ensuite un aperçu d’ensemble de l’oeuvre et enfin revient sur la réception du livre II et les enjeux qui l’entourent.
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L’introduction rappelle l’histoire des traductions du livre II du Capital, initiée par Giard et Brière en 1900, puis une deuxième version par Jacques Molitor en 1926. L’introduction rappelle l’existence ensuite de l’édition de 1952-1953, disponible aujourd’hui dans son édition de 1977, aux éditions sociales. Cette édition « populaire » d’Engels qui paraît aux Éditions sociales a l’avantage indéniable de suivre le tome 24 des œuvres complètes allemandes (MEW) et s’est imposée dans les références utilisées généralement. Cependant, l’introduction omet de préciser qu’il existait aussi jusque-là en français l’édition Gallimard dans la collection de la Pléiade, établie par Maximilien Rubel compilée dans le volume Economie II paru en 1968. Le travail effectué par Maximilien Rubel rendait complexe son usage, notamment en raison des décalages et découpes opérés par rapport aux éditions allemandes.
Mais, comme le rappelle Maximilien Rubel lui-même, depuis 1992, les manuscrits de Marx permettant de comparer son texte d’origine avec le travail éditorial effectué par Engels ont permis à la recherche de se saisir du matériau et d’avancer des interprétations plus étayables philologiquement de la cohérence et des hiatus dans la conception de Marx. C’est le travail en Allemagne effectué par la MEGA2 qui est réuni dans le volume 4.2 qui a permis cela. Un travail colossal et essentiel dont se saisissent enfin les éditeurs de Marx en France. On le pressent, nous nous trouvons face à un matériau de base qui est à l’état d’ébauches, de recherche, de réflexions incomplètes, parfois des redites, des passages d’autres textes recopiés intégralement, ou encore des points qui sont manifestement invalidés par les réflexions postérieures de Marx. On le pressent donc, le travail éditorial pour métamorphoser ce matériau à usage scientifique, consiste à faire un tableau accessible au grand public des cuisines de Marx, et fait reposer l’accessibilité au-delà des épaules déjà bien chargées des traducteurs et traductrices.
Nous l’avons vu, la complexité du texte provient de l’état du manuscrit, de sa période d’élaboration, mais aussi des débats ultérieurs qui l’entourent. Seule une bonne introduction est en mesure de mettre à jour tous ces aspects.
Il convient tout d’abord de rendre compréhensible la logique et la structure de l’ouvrage. Le travail de synthèse de la structure d’ensemble du livre II (p. 43-84), précise la plupart du temps en une page le contenu d’un chapitre est remarquable. Logique d’ensemble par rapport aux trois livres, logique intrinsèque dans l’économie de l’œuvre et logique interne à chaque chapitre sont articulées pour rendre véritablement accessible le texte.
Le livre II et le livre III du Capital sont des livres centraux dans l’histoire du marxisme, ils posent des questions fondamentales, autant d’un point de vue théorique que stratégique. Ceci apparaît par exemple avec les discussions autour des schémas de reproduction du capital social total, ouvertes par Tougan-Baranowski, et dont Rosa Luxemburg déduit que la reproduction élargie implique une dynamique expansionniste impérialiste de toute société où règne le mode de production capitaliste. Les réflexions d’Henryk Grossmann poursuivront l’analyse de ces schémas de reproduction en les questionnant et relevant leur pertinence et leurs lacunes. On trouve surtout dans le Manuscrit VIII du livre II, rédigé à la fin des années 1870 l’abandon total par Marx d’une théorie de la sous-consommation 3. Il est possible de reconnaître en cela la version la plus aboutie de la théorie marxienne des crises. On peut regretter que cet aspect n’ait pas été mis en avant dans l’Introduction, vu les conséquences théoriques que cela peut avoir.
L’histoire de la réception du livre II proposée dans l’Introduction permet de saisir les trois grands moments qui la caractérise : l’intérêt pour la section III (Tougan-Baranovski, Rosa Luxemburg et les post-keynésiens 4) et ses schémas de reproduction ; l’usage fait par les soviétiques en vue de la mise en œuvre de politiques économiques ; et enfin les usages plus contemporains, entre post-keynésiens et géographes, comme David Harvey. Les perspectives ouvertes par les analyses écologistes à partir du livre II, notamment les recherches de Kohei Saïto ne sont pas oubliées, et permettent de rendre compte de l’actualité du marxisme et ses capacités à se saisir des matériaux nouveaux émergeant du travail effectué par la MEGA2.
Enfin, le travail admirable fourni par les traducteurs et traductrices culmine dans le « Glossaire » en fin d’ouvrage (p. 785-810), donnant un aperçu des débats et des choix de traduction opérés pour les termes qui permettront aux lecteurs français non germanophones de saisir les subtilités de la langue d’origine et les implications des termes choisis.
Cette édition est précisément ce que l’on attend d’une édition équilibrée entre précision philologique, traductologique et accessibilité à un public plus large. Le travail éditorial de mise en problématique et de mise en perspective agonistique permet de saisir l’importance de l’ouvrage, de l’histoire de sa réception et sa pertinence pour saisir les dynamiques du capitalisme aujourd’hui.
I. J.
Karl Marx, Le Capital, livre 2.
Introduction et traduction d’Alix Bouffard, Alexandre Feron, Guillaume Fondu.
ISBN : 9782353670468
Éditeur: Éditions sociales
Collection : GEME
Paru le 08/03/2024
832 pages
30€
1Michael Heinrich, Critique de l’économie politique, Toulouse, Smolny, 2021, p. 9.
2Michael Heinrich et al., Ce qu’est Le Capital de Marx, Paris, Editions sociales, 2017, p. 76.
3Ibid., p. 66.
4Le lien de continuité établi entre post-keynésiens et Rosa Luxemburg n’a rien d’évident, voire mérite d’être appréhendé de manière critique ; Comme le rappellent les auteurs de la postface à l’Accumulation du capital de Rosa Luxemburg, c’est une idée véhiculée par la préface de la première version anglaise de L’Accumulation du capital (1951) que Rosa Luxemburg tendrait à « situer l’origine des crises dans la sphère de la circulation », voir : Mylène Gaulard et Loren Goldner, Oeuvres complètes, tome V, Toulouse-Marseille, Smolny-Agone, 2019, p. 624.