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La belle grève des sardinières de 1924
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.alternatives-economiques.fr/rachel-silvera/belle-greve-sardinieres-de-1924/00112273
Il y a tout juste un siècle, éclatait « une belle grève de femmes », pour reprendre le titre du récit, disponible en ligne, d’une des pionnières du féminisme : Lucie Colliard, institutrice communiste, venue participer et animer cette mobilisation des « Penn Sardin », du nom de leur coiffe légendaire.
Les sardinières seront des milliers dans les rues de Douarnenez et ne lâcheront pas, avec près de sept semaines de grève ! Cette victoire formidable vient d’être revisitée, un siècle plus tard, par la journaliste Anne Crignon dans un ouvrage du même titre : Une belle grève de femmes.
A chaque retour de pêches, partout dans la ville, on appelle les 2 000 « filles d’usine » pour qu’elles emboîtent au plus vite les sardines. Elles travaillent alors sans relâche, jusqu’à quinze heures d’affilée, pour une paie dérisoire : 80 centimes de l’heure. Malgré la loi de 1919 qui fixe à huit heures la journée d’usine, les industriels bretons ont obtenu dérogation pour dépasser largement ce cadre et même les 72 heures hebdomadaires maximales normalement obligatoires ne sont pas toujours appliquées.
Les « contremaîtresses » battent le rappel avant l’arrivée des marins pour être sûr que le poisson n’attende pas, faute de chambre froide, mais ces heures d’attente des sardinières ne sont évidemment pas payées, tout comme leurs heures de nuit ne sont pas majorées…
Chaque jour, on leur remet un jeton pour les heures travaillées, au quart d’heure près, mais auquel on retire le coût des « déchets », c’est-à-dire les sardines abîmées. Une partie de leur salaire est donc aux pièces… Le salaire journalier est ainsi de l’ordre de 9 francs 60 (pour douze heures) à 11 francs 20 (quatorze heures), sachant que le kilo de pâtes est, par exemple, à 4 francs et la douzaine d’œufs 6 francs 50.
La division du travail est très forte, c’est « un travail à la chaîne sans chaîne », selon l’expression d’Anne Crignon, et tout doit être exécuté avec rapidité et dextérité.
Alors que le travail des enfants de moins de 12 ans était déjà interdit, de nombreuses fillettes travaillaient dès leurs 8 ans, sous des faux noms ou des grandes coiffes, tellement la misère des familles était forte. Et le travail de ces enfants était tout aussi éreintant, ayant même lieu de nuit, en bout de chaîne, à la cuisson des sardines.
Une grève hors du commun
Déjà, en 1905, les Penn Sardin ont fait grève pour être payées à l’heure et ont obtenu gain de cause : elles étaient alors payées aux « mille », c’est-à-dire à toutes les mille sardines mises en boîte, un salaire aux pièces.
Mais en 1924, la colère gronde à nouveau, car avec 80 centimes de l’heure, les femmes ne peuvent entretenir leur famille et manger correctement. Des cahiers de revendications vont circuler et de plus en plus de sardinières se retrouvent après l’usine, au pied de la grande horloge pour discuter et s’informer : un mur d’affichage leur permet de connaître les proclamations municipales mais aussi les derniers tracts du Parti communiste.
Et là, toutes discutent et n’ont qu’une revendication en tête : obtenir un salaire décent, soit 20 centimes de plus par heure. Et très vite, c’est l’idée de la grève qui fait l’unanimité parmi les sardinières. Les marins, souvent leurs maris, hésitent mais comprennent très vite leur mouvement, d’autant qu’en cette fin novembre, ils sont à quai, c’est la période creuse…
Le 21 novembre, à l’usine Carnaud de boîtes de conserve, alors que des ouvrières demandent à discuter de leur salaire et du nombre d’heures de travail, le contremaître leur refuse ce rendez-vous et c’est le début de la grève pour ces cent ouvrières et quarante manœuvres. Très vite, ce mouvement fera tache d’huile car des ouvrières iront alors à la mairie, demander l’aide de Daniel Le Flanchec, maire communiste, une figure incontournable de Douarnenez qui sera un soutien indéfectible du mouvement.
Dès le dimanche 23 novembre 1924, les sardinières marchent dans toute la ville et parviennent à convaincre : le 25, toutes les usines débrayent, soit 3 000 grévistes. La grève tiendra grâce à leur porte-parole local, mais aussi à la venue de Charles Tillon, responsable alors de la CGTU de Bretagne, qui sera l’un des fondateurs des FTP (Francs-tireurs et partisans) et ministre à la Libération. Lucie Colliard, responsable du travail des femmes à la CGTU, viendra également en soutien.
Caisse de grève
Tous deux permettront au mouvement de prendre de l’ampleur et de durer. Lucie Colliard portera également des revendications plus féministes, comme « d’être payées comme les hommes », de faire respecter le temps de travail et, plus globalement, de remettre en cause leurs conditions de femmes et de mères.
Très vite, un comité de grève permettra d’organiser les journées, de faire la soupe populaire, grâce à des collectes dans les villages voisins, et de lancer une caisse de grève. Des crèches seront mises à disposition des sardinières pour leur permettre chaque jour de participer au rassemblement et au cortège quotidiens.
« Il y a quelque chose de festif et d’heureux dans cette révolte, comme une résurrection, et on en voit même qui portent le châle à frange des jours de fête », nous décrit Anne Crignon.
Du côté des industriels bretons, les réactions seront unanimes : refus systématique de rencontrer les grévistes et tenir jusqu’au 3 janvier, date de reprise de la pêche… De plus, René Beziers, l’un des « leaders » patronaux, dépose une plainte contre Le Flanchec pour atteinte à la liberté de travail, qui n’aboutira pas.
Finalement, le 13 décembre, le ministre du Travail, Justin Godart, recevra deux délégations, séparément. Trois sardinières seront accompagnées de Lucie Colliard. La délégation patronale, portée par Beziers, n’entendra pas raison mais profitera de ce voyage pour se rendre au Syndicat libre, le syndicat patronal, pour une location de briseurs de grève.
Le1er janvier, ces « mercenaires », complètement saouls, vont tirer sur Le Flanchec, le maire, son neveu et un marin. Le Flanchec aura la gorge transpercée, mais s’en sortira, tandis que son neveu gardera un handicap lourd. L’Humanité du 3 janvier 1925 titrera : « A Douanenez, première "flaque de sang" fasciste ».
« Histoire qui se vit au présent »
Si ces attentats restent impunis, ils auront le mérite de susciter de vives réactions dans la presse et au sein du gouvernement : tous reconnaissent que les communistes et les grévistes n’ont jamais usé de la violence, mais que deux d’entre eux sont à l’hôpital. Les industriels vont enfin accepter de négocier une augmentation des salaires. Mais les sardinières veulent également que le travail de nuit et les heures supplémentaires soient payés davantage. Elles feront pression (en quittant la table de négociation) et obtiendront une majoration de 50 %. Elles gagneront également l’application de la loi des huit heures et le paiement des heures d’attente du poisson.
Ce « contrat de Douarnenez », signé au quarante-septième jour de grève, sera appliqué à toutes les usines de la ville et au-delà. C’est une immense fête à Douarnenez, où cette grève victorieuse restera dans l’histoire une grève de femmes ouvrières.
Autre événement remarquable à Douarnenez : Joséphine Pencalet, gréviste sardinière, deviendra en 1925 la première et la seule femme élue à la municipalité dans l’équipe de Le Flanchec, alors que les femmes n’avaient pas le droit de vote. Mais cette élection fut cassée peu de temps après.
Une chanson Penn Sardin, créée par l’auteure-compositrice Claude Michel au début des années 2000, raconte leur combat et sera reprise par le mouvement des gilets jaunes et par des cortèges féministes ces dernières années.
Tout récemment, le 5 avril 2024, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, est venue à Douarnenez célébrer le centenaire de cette grève victorieuse devant 400 personnes, en rappelant que ce mouvement, comme tant d’autres, a permis de renverser le rapport de force en faveur des ouvrières et qu’aujourd’hui encore, le travail et les rémunérations des femmes restent déconsidérés. Pourquoi les gestes répétitifs, fréquents dans de nombreux métiers féminisés, ne sont pas pris en compte comme le port de charges lourdes ? « Je suis à Douarnenez pour montrer que la grève de 1924 est aussi une histoire qui se vit au présent », a-t-elle déclaré en avril.