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    Du terrorisme au terrorisme d’État – par Jean Ziegler

    Lien publiée le 11 octobre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Du terrorisme au terrorisme d’État - par Jean Ziegler (lvsl.fr)

    Jean Ziegler - Gaza - LVSL

    La question palestinienne est au coeur des écrits de Jean Ziegler depuis des décennies. Comme témoin, militant, rapporteur pour les Nations-Unies sur le droit à l’alimentation puis vice-président du Comité consultatif de l’ONU sur les Droits de l’homme, il a pu l’aborder sous ses multiples facettes. Dans son dernier ouvrage Où est l’espoir ? (Seuil, à paraître le 11 octobre), il revient sur le 7 octobre, l’année qui s’est écoulée, et remonte aux sources de l’impasse actuelle. Évoquant sur ses rencontres avec Yasser Arafat, il témoigne d’un temps où l’espérance d’une solution rayonnait. Puis il retrace la « chronique d’une catastrophe annoncée », suivant l’expression de l’écrivain Michel Warschawski, dont l’assassinat de Yitzhak Rabin constitue le catalyseur. Et appelle à une « insurrection des consciences » pour faire pour le triompher le droit.

    [L’article qui suit constitue un extrait édité du dernier livre de Jean Ziegler, Où est l’espoir ? à paraître aux éditions du Seuil le 11 octobre 2024 NDLR]

    Les emmurés n’ont aucun lieu où fuir

    La CNUCED notait en 2022 : « Gaza a connu seize années d’anti-développement et de destruction du potentiel humain, et a été dépossédé du droit au développement. » L’organisation confirmait qu’avant le 7 octobre 2023, le blocus israélien avait vidé l’économie de Gaza de sa substance et rendu 80 % de ses habitants dépendants de l’aide internationale.

    Samedi 7 octobre 2023 à l’aube, cinquante ans jour pour jour après le début de la guerre du Kippour le 6 octobre 1973, plus de 1 500 combattants des Brigades Al-Qassam, la branche militaire du mouvement de résistance islamique Hamas, ont envahi les kibboutz immédiatement voisins du ghetto de Gaza, une rave party et des villes côtières au sud d’Israël.

    Simultanément, les techniciens du Hamas et de leurs alliés du Djihad islamique ont lancé sur Tel-Aviv, à 60 kilomètres au nord du ghetto, sur Jérusalem et d’autres villes une attaque de plus de 5 000 tirs de roquettes, dont une majorité a été interceptée par l’Iron Dome, le système de défense antimissile de l’État hébreu.

    Totalement surprise, l’armée israélienne a mis cinq jours pour repousser les envahisseurs. Pendant ce temps, les combattants du Hamas ont commis des crimes abominables. Ils ont assassiné plus de 1 400 personnes, en majorité des civils fauchés par balles, brûlés vifs ou morts de mutilations, et ont pris en otage 259 civils et soldats israéliens, dont une trentaine d’enfants, qu’ils ont transférés dans le ghetto. Quiconque massacre des civils et prend des otages est un terroriste. Quels que soient les motifs religieux ou politiques invoqués, ces crimes sont impardonnables et imprescriptibles

    En plus de chasser, blesser, tuer, le terrorisme d’État israélien poursuit un autre but : tester l’efficacité des armes nouvelles développées par son industrie d’armement.

    Le soir même du 7 octobre, le gouvernement de Tel-Aviv a déclenché la guerre contre le Hamas, guerre légitime selon l’article 51 de la Charte de l’ONU autorisant le droit à l’autodéfense. Mais en même temps, Israël a initié une guerre d’anéantissement contre la population civile de Gaza, contre une population innocente des crimes du Hamas.

    Les emmurés n’ont aucun lieu où fuir. Depuis le 7 octobre au soir, les avions israéliens bombardent sans relâche, jour et nuit, les quartiers d’habitation, les écoles, les boulangeries, les magasins, les églises, les mosquées, les hôpitaux de Gaza. Postés tout autour et au-dessus du ghetto, les canons de l’artillerie israélienne, les navires de guerre croisant dans les eaux territoriales, les bombardiers F-35 le pilonnent.

    En plus de terroriser, chasser, blesser, tuer, le terrorisme d’État poursuit un autre but : tester l’efficacité des armes nouvelles développées par son industrie d’armement. Depuis 2006, Israël a attaqué Gaza à peu près tous les deux ans. En 2008 une commission d’enquête de l’ONU, présidée par le juge sud-africain Richard Goldstone, a mis au jour cette façon si particulière de tester ses nouveaux armements1.

    Israël est le quatrième pays exportateur d’armes du monde. Le pays dispose d’une industrie d’armement d’une redoutable efficacité. En 2008, une des principales armes « testées » sur les civils de Gaza était la DIME (Dense Inert Metal Explosive). Aisément transportable par un drone, cette bombe expérimentale contient, dans une enveloppe de fibres de carbone, un alliage de poudre de tungstène avec également du cobalt, du nickel et de fer, qui explose à l’intérieur du corps et déchire littéralement la victime.

    En 2023 et 2024, les armes testées par Israël auront d’abord été deux bombes au napalm particulièrement meurtrières. Elles sont transportées par un nouveau drone de combat, développé en commun par le trust d’armement israélien Elbit Systems, à Haïfa, et l’entreprise d’armement suisse Ruag. Ce nouveau drone (Hermes 900) est majoritairement financé par les contribuables suisses.

    Israël bombarde Gaza au moyen, notamment, de bombes GBU-28 américaines de 2 tonnes, capables de pénétrer jusqu’à 10 mètres sous terre avant d’exploser. Des milliers d’habitations ont ainsi été détruites, enterrant sous des amas de béton et de fer des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes. Il arrive que l’agresseur bombarde deux fois de suite en l’espace de quelques heures les mêmes quartiers, blessant ou tuant alors les nombreux secouristes à l’œuvre pour dégager les victimes.

    C’est, par exemple, ce qui est arrivé au camp de réfugiés de Jabaliya le jeudi 2 novembre 2023. Les secouristes fouillaient les décombres quand les pilotes israéliens sont revenus pour déverser une seconde cargaison meurtrière. Des centaines d’habitants et d’habitantes, tous âges confondus, qui tentaient de dégager leurs parents et leurs voisins victimes de la première frappe ont été mutilés ou tués.

    Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, justifie ces massacres par un seul mot : « vengeance2 ».

    Pour les emmurés de Gaza, il n’existe absolument aucun refuge. La basilique chrétienne orthodoxe de Gaza City, remplie de familles de réfugiés, a été détruite par les bombes israéliennes. La plupart des mosquées où se pressaient des milliers de Gazaouis ont été attaquées et souvent rasées.

    Animalisation des Palestiniens

    Pour justifier le siège qu’Israël impose à Gaza, Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense, déclare : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence3 . » Cette rhétorique de la déshumanisation fait craindre le pire pour les Palestiniens. L’animalisation est un processus qui doit alarmer, car il présage souvent un massacre à grande échelle. On se souvient des Arméniens de Turquie transformés en « microbes » avant le génocide en 1915‑1916, ou des Tutsi du Rwanda désignés comme des « cafards » avant les massacres de masse en 1994.

    La Cour internationale de justice est l’autorité judiciaire suprême des Nations unies. Le chapitre XIV de la Charte et le règlement annexe fixent sa compétence. Dix-sept juges la composent. Tout État membre de l’ONU peut porter plainte contre un autre État qui violerait la Charte, la Déclaration universelle des droits de l’homme ou toute autre convention internationale de droit public. Or, le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud, en la personne de son formidable ambassadeur des droits de l’homme Pizo Movedi, a porté plainte contre Israël pour violation de la Convention sur le génocide de 1948. La plainte comporte 84 pages. Elle est soutenue par 46 États et par plus de 1 000 mouvements sociaux et organisations non gouvernementales. 600 citoyens israéliens la soutiennent à titre individuel.

    Le 26 janvier 2024, la Cour a reconnu la validité de la plainte et ordonné de prendre plusieurs mesures conservatoires sans délai : protection de la population civile, accès à l’aide humanitaire, interdiction des discours de haine, lutte contre la déshumanisation de l’une ou l’autre partie du conflit, etc Le mot « génocide » (du grec genos, clan, et du latin cidere, tuer) a été forgé en 1943 par le juriste polonais Raphael Lemkin pour qualifier l’anéantissement des Juifs et des Tziganes par l’Allemagne nazie et celle des Arméniens par les Turcs. La notion apparaît dans les actes d’accusation du tribunal de Nuremberg. En 1948, le génocide est consacré comme crime spécifique, à l’initiative de l’ONU, dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

    Le statut de Rome de 1998 définit précisément le terme :

    Article 5 : Crime de génocide

    Aux fins du présent statut on entend par crime de génocide l’un des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe : c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle.

    Personne ne dénie à Israël le droit de se défendre conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Mais le droit à l’autodéfense contre un agresseur armé ne comporte pas celui de massacrer toute une population civile. Des dizaines de milliers d’habitants de Gaza, parmi lesquels une majorité d’enfants, sont déjà mutilés, des dizaines de milliers d’autres sont morts. L’hypocrisie des États occidentaux est abyssale. Les États-Unis, les États occidentaux, y compris mon pays, la Suisse, supplient les massacreurs de « réduire » les pertes civiles. En même temps, ces États livrent à Israël les armes les plus puissantes et quantité de munitions alors que les massacres sont en cours. Ils se rendent coupables de complicité d’actes qui seront traduits un jour devant un tribunal international.

    L’assassinat de Yitzhak Rabin intervient dans le contexte d’une campagne de haine déclenchée par les leaders d’extrême droite Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou.

    Crimes de guerre ? Crimes contre l’humanité ? Crime de génocide ? La justice tranchera. L’urgence est à la préservation des vies, celles des Gazaouis comme celles des otages israéliens.

    Quelques heures aux côtés d’Arafat

    Un souvenir lointain me revient à l’esprit. C’était un jour de novembre 1988 à Alger, au Palais des Congrès. Le ciel était gris et pluvieux, balayé par les vents venus de la mer. La 19e session du Conseil national palestinien s’était ouverte. Historien et poète, Boualem Bessaih était à l’époque ministre des Affaires étrangères de l’Algérie. Nous sommes liés d’amitié depuis son exil à Lausanne. Il m’avait invité à assister au Conseil. « Tu verras, des choses inouïes vont se passer, tu ne regretteras pas ton voyage », m’avait-il dit.

    En effet, après une magnifique intervention du poète palestinien Mahmoud Darwich intitulée « Palestine, terre des messages divins révélés à l’humanité », Yasser Arafat avait pris la parole. Au terme d’une longue analyse des luttes de libération menées par les Palestiniens depuis les années 1930, des conditions de leur expulsion de leur terre sous l’effet de la création de l’État d’Israël en 1948, de l’épuration ethnique, de l’occupation, de la première et de la deuxième Intifada, il avait proposé de réviser la charte de l’OLP et de reconnaître le droit à l’existence d’Israël.

    À 1 h 30 du matin, le Conseil avait voté : « Au nom de Dieu et du peuple arabe palestinien, la résolution de l’ONU recommandant le partage de la Palestine en deux États, l’un arabe, l’autre juif, assure les conditions de légitimité internationale qui garantissent également le droit du peuple arabe palestinien à la souveraineté et à l’indépendance. » Le mot-clé de cette résolution est « également ».

    J’avais écouté, fasciné, les paroles d’Arafat. Je n’avais eu ensuite avec lui qu’une brève conversation au cours de la réception qui avait suivi. J’étais étonné par la constitution frêle, la petite taille du leader de l’OLP. On mesure mal aujourd’hui le courage physique et mental qu’il lui avait fallu alors, lui, le chef révolutionnaire d’un peuple privé de sa terre, pour recommander le droit à l’existence de son ennemi. J’en avais conçu pour lui une grande admiration.

    La reconnaissance par l’OLP du droit d’Israël à vivre en sécurité et en paix et sa renonciation à la lutte armée avaient ouvert la voie à des négociations de paix secrètes de plusieurs années, sous l’impulsion du gouvernement norvégien. Celles-ci ont conduit à la signature à Washington, il y a trente ans, des accords d’Oslo.

    Le 13 septembre 1993, en effet, devant plusieurs centaines d’invités alignés sur le gazon ensoleillé de l’aile occidentale de la Maison-Blanche, le président des États-Unis Bill Clinton recevait le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le président de l’OLP Yasser Arafat. Les deux hommes se serrèrent la main. Ils se fixaient comme objectif l’établissement d’une autorité autonome intérimaire pour les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza, ainsi que le tracé définitif des frontières entre les deux États d’Israël et de Palestine, conformément aux résolutions antérieures des Nations unies.

    Il s’agissait des résolutions 181 (1947), 242 (1967) et 338 (1973) du Conseil de sécurité, fondement juridique de l’évacuation par Israël des territoires conquis en 1967 – dont certains avaient été purement et simplement annexés – et du démantèlement des implantations juives dans les territoires occupés. Pour aboutir, les deux parties se fixaient une période transitoire ne devant pas excéder cinq ans. Soirée du 4 novembre 1995 sur la place des Rois d’Israël à Tel-Aviv. Plusieurs centaines de milliers de personnes sont rassemblées dans une ferveur extraordinaire pour célébrer la paix.

    Yitzhak Rabin prononce un discours sur les négociations en cours. Rabin est un mauvais orateur au débit lent, à la voix monocorde, mais la foule est suspendue à ses lèvres, communiant dans une espérance ardente. À la fin de son discours, comme intimidé par l’ouragan des applaudissements, Rabin descend rapidement de la tribune pour rejoindre sa voiture. C’est alors qu’il est atteint par deux balles de pistolet automatique tirées dans son dos. Grièvement blessé, il mourra peu de temps après sur la table d’opération de l’hôpital Ichilov de Tel-Aviv. Son assassin, aussitôt arrêté, est un jeune extrémiste juif religieux, ancien étudiant en droit opposé aux accords d’Oslo. Son nom : Amir Yigal.

    L’assassinat intervient dans le contexte d’une campagne de haine déclenchée par les leaders d’extrême droite Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou. Ce dernier, leader du Likoud, a accusé le gouvernement d’être « déconnecté de la tradition juive et des valeurs juives ». Dans les manifestations publiques contre les accords d’Oslo, certains contestataires ont été jusqu’à agiter des pancartes représentant Rabin en uniforme nazi ou dans le viseur d’un sniper.

    Dans son livre À tombeau ouvert, Michel Warschawski dresse le portrait d’un colon, conducteur d’un gigantesque bulldozer blindé. Porté par l’ivresse de sa haine raciale, il fonce sur les maisons et les écoles palestiniennes. Cette figure a valeur de parabole.

    Shimon Perez, ministre des Affaires étrangères, un homme que Rabin méprisait, est alors nommé Premier ministre. Il est effrayé par le climat de violence et de haine créé par l’extrême droite et n’a pas le courage de poursuivre dans la voie tracée par Rabin. Aux élections suivantes, Benyamin Nétanyahou sort vainqueur. Il coupe tout contact avec l’OLP et met fin aux négociations de paix.

    Chronique d’une catastrophe annoncée

    Un des livres les plus brillants que j’aie lus récemment sur la tragédie israélo-palestinienne, le plus prémonitoire aussi, est signé Michel Warschawski. Il est intitulé Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitable4. Michel Warschawski est né en 1949 à Strasbourg d’une prestigieuse lignée d’intellectuels et de rabbins alsaciens d’origine polonaise. À seize ans, il part à Jérusalem pour y entreprendre des études talmudiques. Il est, depuis de nombreuses années, l’un des leaders les plus respectés de la gauche de combat en Israël

    Dans sa magnifique postface au livre de Jacques Pous, L’Invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, Warschawski déclare : « Après cent vingt ans, le projet national de créer un État juif qui s’inscrirait dans la conquête coloniale du Proche-Orient a donné naissance à un régime fascisant au militarisme agressif qui sape la sécurité de ceux qu’il est censé représenter et protéger. En réalité, cet État représente un danger mortel pour la plus grande communauté juive de notre planète5. »

    L’œuvre littéraire de Michel Warschawski contient maintes évocations de ce gouffre effrayant vers lequel, selon lui, se dirige le régime israélien. Un certain récit, datant de 2003, est resté gravé dans ma mémoire tant l’image qu’il véhicule est puissante. Dans son livre À tombeau ouvert. La crise de la société israélienne1, Warschawski dresse ainsi le portrait d’un jeune conducteur juif d’un de ces gigantesques bulldozers Caterpillar blindés, que j’ai moi-même vus à l’œuvre à Rafah et à Naplouse.

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    Porté par l’ivresse de son pouvoir, de sa haine raciale, témoignant d’une jouissance pathologique à détruire, il fonce sur les maisons, les écoles et les étables palestiniennes. Sa rage destructrice le rend ostensiblement heureux. Il ignore le monde qui l’entoure. Cette figure a valeur de parabole. Pareil au conducteur du bulldozer, coupé de la réalité, ignorant la souffrance de ses victimes, aveugle et inconscient des conséquences de ses actes, le présent gouvernement israélien d’extrême droite fonce à tombeau ouvert vers sa propre destruction.

    Avec sa moustache à la Georges Brassens, son rire facile, son ironie, son goût du débat, Michel Warschawski est le contraire d’un critique doctrinaire. Écoutons-le encore : « Je suis de ceux qui refusent aujourd’hui d’entrer dans le débat sur ce qui devrait venir après le démantèlement du régime colonial : un État uni et démocratique ? deux États ? une fédération ? des cantons ? Les solutions théoriques sont multiples, mais c’est le rapport des forces, et lui seul, qui déterminera, quand elle sera à l’ordre du jour, la nature de la solution. À l’heure actuelle, c’est au changement du rapport des forces qu’il faut s’atteler, et ce ne sera qu’avec son retournement que la solution s’imposera, d’elle-même1. »

    Arik Grossman, Charles Enderlin, Michel Warschawski, Lea Tsemel, Uri Avnery, Ilan Pappé, Amnon Kapeliouk, Jeff Halper, Ofer Bronchtein et tous leurs collègues du mouvement « Peace now » (« La Paix maintenant ») sont l’honneur d’Israël. À leurs yeux à tous, l’assassinat d’Yitzhak Rabin a été une catastrophe.

    Les humains font l’histoire

    Amir Ygal, le soir du 4 novembre 1995, sur la place des Rois d’Israël de Tel-Aviv, a tué l’espoir partagé par les Israéliens et les Palestiniens de parvenir à une paix négociée, juste et durable, conformément aux résolutions des Nations unies. Les Palestiniens, et notamment Yasser Arafat, ont certainement éprouvé au même moment le même désespoir. Je regarde souvent, affichée dans mon bureau, une certaine photographie de groupe prise au troisième étage de la Moukhata.

    Elle date de ma première mission de Rapporteur spécial dans les territoires palestiniens occupés. Arafat se tient au milieu de nous. La plupart des autres personnes présentes (interprètes, gardes, collaborateurs, etc.) le dépassent d’une tête. Il a le regard soucieux. Arafat nous avait invités tous ensemble – nous étions une vingtaine – à passer dans une salle voisine. Une longue table en bois nous attendait, recouverte d’une nappe brodée, de gobelets, d’assiettes et de plats contenant des racks d’agneau, des tomates, des courgettes, des salades, des haricots. Des soldats servaient les plats, versaient l’eau. Arafat a insisté pour être servi en dernier.

    Le repas a été long, l’atmosphère chaleureuse. Les ventilateurs grinçaient au plafond. Arafat a fait un exposé approfondi de la situation, puis il a répondu longuement à chacune de nos questions. Un échange particulier me reste en mémoire. Au moment même de notre rencontre à Ramallah, des manifestations violentes de jeunes Palestiniens avaient lieu sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem. Lieu sacré des Musulmans, l’esplanade surplombe le Mur des lamentations en contrebas, où prient les Juifs pieux. Les gardes-frontières, policiers et soldats israéliens empêchaient tout Palestinien de moins de quarante ans de s’approcher des lieux saints de l’islam.

    Une véritable chasse aux jeunes se déroulait – gaz lacrymogènes et balles à l’appui – à travers la Vieille Ville. Arafat était furieux. Il s’est tourné vers moi et m’a dit dans son anglais hésitant : « Vous vous imaginez, c’est intolérable, Yitzhak Rabin m’a donné sa parole d’officier que nos jeunes pourraient prier le vendredi au dôme du Rocher et déambuler sur l’esplanade, et voilà le résultat ! » La « parole d’officier »… L’expression me parut bizarre. Comme si la parole d’un militaire était plus fiable que celle d’un individu ordinaire. À ses yeux, elle l’était.

    Le soleil se couchait derrière les montagnes de Judée lorsque nous avons pris congé. Le président nous a accompagnés au bas de l’escalier, mais s’est arrêté sur la dernière marche de sorte de ne pas s’offrir, dans l’encadrement de la porte, à la vue des snipers israéliens postés sur les immeubles alentour.

    L’abîme hante Michel Warschawski. La course vers le suicide de l’État israélien, raciste et colonial, lui apparaît presque inévitable. Et pourtant, dans son livre, fuse un rayon d’espoir. Écoutons-le :

    Les humains font l’histoire et ils peuvent défaire ce qu’ils ont créé. […] Organisés et unissant leurs forces, les hommes et les femmes peuvent faire bouger les montagnes, faire tomber des régimes et obtenir ce qui leur revient de droit. […] Il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas pour le peuple palestinien ; il n’y a pas de raison non plus qu’on mette définitivement une croix sur la capacité du peuple juif-palestinien à se ressaisir et à stopper la dégénérescence de sa propre société8.

    Notes :

    1 Rapport Richard Goldstone, Conseil des droits de l’homme, Genève, 2008.

    2Le Monde, 9 octobre 2023

    3Le Monde, 26 janvier 2024.

    4 Paris, Éditions Syllepse, 2018

    5 Jacques Pous, L’Invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018, p. 460.

    6 Paris, La Fabrique, 2003

    7 Michel Warschawski, Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitableop. cit.

    8 Ibid.