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    L’écologie, une lutte des classes

    Lien publiée le 5 décembre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    L’écologie, une lutte des classes - La Vie des idées

    À propos de : Jean-Baptiste Comby, Ecolos, mais pas trop… Les classes sociales face à l’enjeu environnemental, Raisons d’Agir

    L’écologie politique peine à enrayer le désastre environnemental. Pour s’affirmer comme force transformatrice, Jean-Baptiste Comby démontre qu’elle doit devenir à la fois le levier stratégique et la boussole d’une véritable lutte des classes.

    Annulation du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, manifestations pour le climat, « Affaire du siècle » et premier acte du mouvement des Gilets jaunes : l’année 2018 symbolise l’accélération de l’histoire politique de l’écologie française. Depuis, les collectifs et organisations écologistes se diversifient, les modes d’action se radicalisent et des alliances naissent avec les luttes décoloniales, féministes ou encore syndicales, comme on l’a vu à Sainte-Soline, Verdragon ou Grandpuits. En parallèle, les dégradations écologiques (sécheresses, mégafeux, inondations, etc.) s’intensifient partout dans le monde, touchant en priorité les classes populaires, les groupes racisés et les femmes. De cette tension entre le renforcement de l’écologie politique d’une part, et la multiplication des souffrances environnementales d’autre part, une question stratégique est proposée par le sociologue Jean-Baptiste Comby (p. 17) : « l’urgence environnementale peut-elle déboucher sur un rapport de force à même d’enrayer le désastre en cours  ? »

    Ce questionnement posé, Jean-Baptiste Comby s’applique à y répondre de façon méthodique et convaincante. D’abord, il remarque que les « politiques de l’écologie », qu’elles soient réformatrices (action publique environnementale et capitalisme vert) ou non capitalistes (alternatives en marge du jeu social), reposent souvent sur une même philosophie du sujet individuel qui « passe sous silence la tendance du monde social à se reproduire » (p. 18). Ainsi, les dominations fondées sur la classe, le genre et la race d’un côté, et les attitudes et pratiques non écologiques de l’autre sont structurellement peu ébranlées. Face à ce constat, le sociologue propose ensuite de faire de l’écologie une force transformatrice, dont l’objectif n’est pas d’écologiser les mentalités, mais de « modifier la structure des relations sociales au sein desquelles ces mentalités (non) écologiques se forment » (p. 20). Concrètement, l’enjeu est de démanteler la « matrice capitaliste des relations sociales » (p. 20) qui socialise, à l’école et au travail notamment, à des dispositions incompatibles avec une société écologiquement « sobre » : la réussite individuelle, la concurrence généralisée, ou l’accumulation de capitaux économiques. Enfin, l’auteur de La question climatique (2015) s’intéresse aux stratégies à même de faire advenir ce bloc majoritaire capable de mettre en place une écologie transformatrice et révolutionnaire. Sa proposition peut se résumer ainsi : il convient de mener « une lutte des classes ayant l’écologie comme levier et comme boussole » (p. 29). Pour être précis, il invite à créer des alliances politiques entre les classes populaires très fragmentées et la petite bourgeoisie culturelle autour d’un mot d’ordre à politiser : l’inégale condition écologique des classes sociales, c’est-à-dire « l’inégale distribution des coûts et des profits associés à la question environnementale » (p. 23).

    Critiquer l’écologie dominante et ses intermédiaires

    Voilà pour la thèse générale. Dans le détail, l’ouvrage – assez synthétique et très abordable à la lecture – se compose de quatre chapitres : le premier cherche à définir les contours de « l’écologie dominante et ses intermédiaires » ; les trois suivants proposent de décrire le rapport de sept fractions de classe de la (petite) bourgeoisie et des classes populaires à l’enjeu environnemental. Dans le sillage d’une dynamique collective [1] engagée depuis plusieurs années – analysant l’enjeu environnemental à la lumière d’une sociologie générale d’inspiration bourdieusienne –, le chercheur montre comment « les politiques de l’écologie adoucissent les frontières entre les fractions de la classe dominante, mais accentuent celles qui traversent les mondes populaires » (p. 24). Dès lors, Jean-Baptiste Comby s’oppose d’un même geste au front écologiste qui minimise les antagonismes de classe [2] et à l’écologie dominante qui s’appuie sur des dispositifs marchands, le techno-solutionnisme, l’écocitoyennisme et la neutralisation des alternatives.

    Sur ce dernier point, le sociologue va même plus loin : la réappropriation de la critique écologiste par le capitalisme n’est pas seulement liée à des stratégies cyniques, mais au rôle de celleux qu’il nomme les « courtier·es » (p. 40). En créant des festivals, des formations, des films ou des think tanks (Fresque du climat, Agir pour le vivant, Shift Project par exemple), ces individus bien intentionnés espèrent créer de nouveaux imaginaires. Ils contribuent cependant à tisser des liens entre les acteurs de l’écologie réformatrice (expert·es, consultant·es, décideur·euses) et de l’écologie non capitaliste. Procédant par « pondération [3], c’est-à-dire la recherche d’un équilibre entre des forces contraires » (p. 41), les courtier·es participent au « pillage » (p. 40) des alternatives non capitalistes par l’écologie dominante d’une manière diffuse et peu critiquée. Se basant sur l’observation d’une mobilisation proche du monde de l’entreprise lors de la COP21 à Paris en 2015, Jean-Baptiste Comby analyse ainsi la trajectoire des organisateur·ices de l’événement. Souvent issus des classes intermédiaires, ces individus vivent une mobilité ascendante (par l’école ou le travail) sans vraiment intégrer l’élite économique et culturelle, « ce qui constitue une expérience socialisatrice ambivalente » (p. 43). Lors des études, ou suite à une bifurcation interprétée en termes psychologiques (mais non politiques), les courtier·es sont donc disposé·es « à se distancier du capitalisme sans le quitter, à coopérer avec des écologistes critiques sans les légitimer » (p. 41). Dès lors, certaines alternatives non capitalistes « pondérées » sont réappropriées par l’État ou les entreprises : pensées du vivant, écocitoyennisme, permaculture, bio, yoga, etc.

    Politiser les franges culturelles de la petite bourgeoisie

    Certes, la trajectoire des courtier·es renforce l’« écologie dominante ». Toutefois, Jean-Baptiste Comby ajoute que cette écologie s’articule surtout avec les « dispositions sociales propres à la bourgeoisie » (p. 68) – économique et culturelle – et notamment son goût pour l’équilibre. Ainsi, les fractions culturelles de la bourgeoisie (professions intellectuelles, cadres de la fonction publique) cherchent l’équilibre entre le confort et le rejet du consumérisme, tandis que les fractions économiques (cadres d’entreprises, commerciaux) moralisent un consumérisme assumé. Ainsi, plutôt que d’insister sur les tensions existantes entre ces deux fractions de classe – car l’écologie « valorise une forme de sobriété plus ajustée à la distinction culturelle qu’à la réussite économique » (p. 68) – le sociologue insiste surtout sur la « proximité morale » qui fonde des intérêts convergents en haut de l’espace social. Il rappelle ainsi que la diversité des styles de vie bourgeois ne doit pas masquer leurs façons communes d’être des dominants : « disposer d’une aisance matérielle mâtinée de préoccupation morale » (p. 74). Se dessine alors une écologie bourgeoise déconflictualisée autour de la promotion des mobilités douces, de la voiture électrique, de l’alimentation bio, de l’écotourisme, etc.

    C’est à partir des régions intermédiaires de l’espace social que l’écologie devient un marqueur statutaire, « un thème du débat public sur lequel on se positionne pour faire valoir son style de vie, affirmer sa place dans la société ou défendre son identité sociale » (p. 93). Jean-Baptiste Comby distingue ainsi trois sous-ensembles. D’abord, une frange majoritaire autour de la « petite bourgeoisie nouvelle » à la fois culturelle (intermédiaires de la fonction publique, professions de l’enseignement) et économique (chef·fes d’entreprises, commerciaux) valorise une écologie réformiste, dans le sillage de la bourgeoisie. Ensuite, un pôle économique distancié (artisan·es, commerçant·es) s’oppose aux politiques de l’écologie dominante menaçant son style de vie (la chasse, la voiture, la nourriture carnée, etc.). Enfin, le pôle culturel politisé à gauche (salarié·es à fort capital culturel, désargenté·es aux études longues) glisse vers une décroissance organisée (baisse du temps de travail, reconversion, autoproduction), qu’il convient de généraliser. L’enjeu politique est donc d’élargir ce dernier pôle à l’ensemble de la petite bourgeoisie culturelle afin de la « détourner des modes dominants d’intégration et de reconnaissances sociales, pour la mettre, en paraphrasant Bernard Friot, à l’école, à l’écoute et aux côtés des classes populaires » (p. 27).

    Penser l’écologie transformatrice depuis les classes populaires

    Si le rapport à l’écologie de la (petite) bourgeoisie est très loin d’être homogène, force est de constater qu’iels participent « à la fabrique de l’écologie » (p. 119), laissant ainsi de côté les classes populaires. Au cœur des précédents travaux de Jean-Baptiste Comby [4], la critique de la « dépossession écologique » – c’est-à-dire la mise à distance, la moralisation voire la domestication des classes populaires par des politiques de l’écologie excluantes – est complétée dans ce livre par un travail de caractérisation des conceptions populaires de l’écologie. Reprenant des travaux déjà initiés avec Hadrien Malier [5], l’auteur démontre que les fractions dominées de l’espace social ne sont pas opposées à l’écologisation des idées et des pratiques, mais qu’elles « assument l’inertie de modes de vie déjà économes » (p. 123). Le manque de temps, les imprévus ainsi que le budget contraint conduisent en effet à des pratiques de subsistance peu valorisées. Deux traits anciens des classes populaires [6] caractérisent ainsi cette écologie. D’abord, une forme de réalisme populaire, un « goût pour le concret, la respectabilité et un refus de l’idéalisme » (p. 136), qui s’incarne par exemple dans l’autoproduction. Ensuite, la conscience de la faible responsabilité par rapport aux gros pollueurs (entreprises, État, bourgeoisie). Dès lors, le rapport à l’enjeu environnemental des classes populaires est réinscrit dans les contraintes matérielles et la subordination sociale.

    En dépit de ces conceptions populaires de l’écologie qui pourraient constituer le « levain d’une conscience de classe » (p. 136), les politiques de l’écologie renforcent les « dynamiques de fragmentation qui frappent cette catégorie sociale depuis près de quarante ans » (p. 120). Dans la continuité d’autres travaux [7], Jean-Baptiste Comby montre que la transition écologique accroît les concurrences en bas de l’espace social. Ainsi, les fractions culturelles stabilisées (employé·es de la fonction publique, services aux particuliers) adhèrent à un écocitoyennisme des pauvres qui vient requalifier « la discipline budgétaire, la mesure dans la consommation et les pratiques de débrouille » (p. 131) en pratiques écologiques distinctives. Le pôle économique stabilisé (ouvrier·es qualifié·es, employé·es) privilégie le confort, l’esthétique et l’argent plutôt que l’écologie par réalisme, car « il s’agit de consommer “comme tout le monde” » (p. 134). Enfin, pour les fractions précarisées (employé·es/ouvrier·es peu qualifié·es, tributaires des aides sociales, intérimaires), l’écologisation se lit surtout « à travers un travail de régulation morale » (p. 129) qui consiste par exemple à réprouver les comportements déviants ou éduquer les enfants à la bonne tenue du foyer ou du quartier. Au sein de ces trois strates populaires, l’écologie devient définitivement un marqueur statutaire.

    Conclusion : vers une écologie révolutionnaire ?

    En définitive, on ne peut que soutenir l’appel de Jean-Baptiste Comby à abolir les structures induisant des relations sociales concurrentielles en bas de l’espace social. Ces concurrences, accentuées par les politiques de l’écologie, empêchent l’avènement d’un bloc majoritaire luttant contre les inégalités socio-écologiques. En se basant sur de nombreux entretiens, l’auteur détaille pourtant avec finesse ce qui pourrait fonder le levain d’une conscience de classe : l’inégale condition écologique des classes sociales.

    Deux points de discussion peuvent toutefois être soulevés. D’abord, le dialogue avec d’autres traditions de pensées articulant l’enjeu environnemental et les questions sociales n’enlèverait rien au caractère novateur du présent travail. En effet, un terrain de discussion fructueux – peu ou pas exploité – existe entre cette sociologie générale d’inspiration bourdieusienne et le « marxisme écologique », les travaux qui se mènent au nom de la « décroissance », l’écosocialisme, l’écologie décoloniale, l’écoféminisme ou des perspectives anciennes comme celles de Murray Bookchin et d’André Gorz. Ensuite, et même si cet ouvrage se concentre d’abord sur les obstacles à l’écologisation de la société, des précisions sur la société « écologique » souhaitée (la place de l’État, la postcroissance, les modes d’organisation collective) et les stratégies révolutionnaires à adopter (occupations, grèves, sabotages, boycotts, révoltes, rapport au jeu partisan, etc.), permettraient d’éviter qu’un tel programme politique ne reste qu’un vœu pieux. Et cela, surtout dans un contexte où le rapport de force idéologico-politique tourne en faveur du bloc néofasciste en général, et des écologies réactionnaires en particulier.

    Il n’en reste pas moins que la proposition de Jean-Baptiste Comby, qui consiste à mener prioritairement le combat écologiste autour de la déconstruction des instances du social qui fragmentent les classes populaires et dépolitisent la petite bourgeoisie culturelle, fixe déjà un cap enthousiasmant. Cette écologie transformatrice prend dès lors de nouvelles formes qui se focalisent sur les inégalités sociales : un accès au foncier pour les groupes précarisés et racisés, une répartition des richesses et du pouvoir dans le travail, la défense d’une école qui socialise à la coopération et l’autoproduction, les moyens pérennes – et non par projets – alloués à l’université ou au monde associatif. Ces luttes, qui ont en commun d’impliquer des alliances avec les combats décoloniaux, féministes et syndicaux, constituent le ferment d’une écologie révolutionnaire.

    Jean-Baptiste Comby, Ecolos, mais pas trop… Les classes sociales face à l’enjeu environnemental, Paris, Raisons d’Agir, 2024, 192 pages, 14 €.

    par Mathieu Vigour, le 28 novembre