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    Trần Đức Thảo et l’union des Beaufs et des barbares

    Lien publiée le 16 juillet 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Tran Đức Thảo et l’union des Beaufs et des barbares | Positions revue

    Prolétaires blancs et racisés partagent des intérêts de classe objectifs communs. Mais prolétaires blancs et bourgeois blancs partagent des intérêts de race objectifs communs. C'est pourquoi il est nécessaire d'abolir la race ; avant même d'imaginer pouvoir abolir la classe. Dans une perspective révolutionnaire, la lutte contre le racisme est absolument prioritaire.

    Ce texte est l’intervention de Dimitri Lasserre pour le colloque Historical Materialism Paris 2025 pour la session intitulée : Repenser et briser le pacte racial.

    La France n’est pas une colonie. C’est une nation impérialiste qui reproduit en son sein des rapports de domination coloniale. Ainsi se reproduisent sur le sol français des rapports proches de ceux qui se déployaient et se déploient dans les colonies françaises. Ces rapports sont évidents pour ce qui concerne les travailleurs clandestins, les « sans-papiers », bref toutes les personnes en situation dite irrégulière. Mais des rapports analogues se produisent à l’intérieur même du corps citoyen français. Pour la situation spécifique des Antilles, Verdol considère que les citoyens antillais sont assujettis à un régime de « citoyenneté de seconde zone ». Ces citoyens ont les mêmes droits formels que les citoyens français ordinaires, mais ils n’ont pas les mêmes droits réels. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas blancs. Et ces régimes distinctifs de citoyenneté qui excluent les personnes racisées de la jouissance de droits réels dont bénéficient les blancs ne valent pas que pour les citoyens antillais. Ils valent pour les citoyens racisés en général. A tout le moins, cela sera notre hypothèse de départ. Et c’est loin d’être une hypothèse gratuite.

    Dans Beaufs et barbares, Houria Bouteldja reprend à Khiari l’expression de « pacte racial ». Le pacte racial, indique Houria Bouteldja « [entretient] sans relâche » « la conscience blanche des travailleurs ‘’de souche’’ ». Mais, bien qu’il remplisse cette fonction idéologique, le pacte racial a pour origine les conditions matérielles de production. Bouteldja débute d’ailleurs son explication de la formation de l’Etat racial par une citation du Capital :

    « La découverte des contrées aurifères et argentifères d’Amérique, l’extermination et l’asservissement de la population indigène, son ensevelissement dans les mines, les débuts de la conquête et de la mise à sac des Indes orientales, la transformation de l’Afrique en garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà de quoi est faite l’aurore de l’ère de la production capitaliste. Ces processus idylliques sont des moments majeurs de l’accumulation initiale. »

    L’accumulation primitive du capital est accélérée par la colonisation. Or la colonisation suppose une hiérarchisation raciale du travail – et du droit. La colonisation scinde matériellement les travailleurs. Au XIXe siècle, un ouvrier blanc, bien qu’assujetti à la bourgeoisie, est dans un statut préférable à celui d’un travailleur esclavagisé aux colonies. Et les abolitions de l’esclavage n’ont pas suffi à faire disparaître le produit idéologique de ces rapports de dominations raciaux et racistes concrets, pas plus qu’elles n’ont suffi à faire disparaître ces rapports eux-mêmes. Aujourd’hui encore, même à l’intérieur des nations impérialistes, le prolétariat est divisé : les beaufs d’une part, les barbares d’autres part – pour reprendre les catégories de Bouteldja. Les beaufs sont les prolétaires blancs, les barbares les prolétaires non blancs – avec toutes les limites que peut avoir cette deuxième catégorie, qui touche indistinctement tout être humain non blanc sans chercher à définir les spécificités de son groupe social.

    Prolétaires blancs et racisés partagent des intérêts de classe objectifs communs. Mais prolétaires blancs et bourgeois blancs partagent des intérêts de race objectifs communs. Ainsi, en période de crise du capitalisme, le prolétaire blanc, uni avec sa bourgeoisie autour du pacte racial, peut parfaitement décider de plébisciter des politiques qui vont contre ses intérêts de classe, mais qui sont favorables à ses intérêts de race. Le prolo blanc, même si cela dessert ses intérêts économiques, peut sans difficulté, avec une bourgeoisie soucieuse avant tout de préserver le capitalisme, virer fasciste.

    Nous voilà dans une impasse. Tant que le racisme existera, le capitalisme aura de beaux jours devant lui. C’est pourquoi il est nécessaire d’abolir la race ; avant même d’imaginer pouvoir abolir la classe. Dans une perspective révolutionnaire, la lutte contre le racisme est absolument prioritaire.

    Une fois qu’on a dit cela, vient immédiatement une autre question : comment ? En quoi consiste la lutte contre le racisme. Nécessite-t-elle de se réunir autour de stratégies pragmatiques ou, pour le dire autrement, opportunistes ? Ou nécessite-t-elle plutôt une colonne vertébrale idéologique susceptible de remporter le succès ? Sachant que les deux types d’actions ne s’excluent pas, dans la pratique. Mais ici nous nous posons des questions théoriques. C’est théoriquement que nous cherchons des solutions pratiques. C’est ce que fait Houria Bouteldja, et c’est ce que nous allons essayer de faire à partir d’une lecture critique de Bouteldja à travers la grille d’analyse conceptuelle de Tran Duc Thao.

    Là où Houria Bouteldja plébiscite des stratégies romantiques, nous préférerons des stratégies plus systématiques. De manière plus générale, là où le courant décolonial se prononce en faveur d’une critique radicale de la modernité, critique qui doit permettre la fin de la colonialité du pouvoir, Thao défend une critique de la colonialité elle-même, directement, dans ses conditions matérielles. Autrement dit, là où il y a divergence, c’est dans les cibles à privilégier dans la lutte : des cibles plutôt superstructurelles pour les décoloniaux, plutôt infrastructurelles pour Tran Duc Thao.

    Les courants décoloniaux voient, et sans doute à raison, dans la modernité la destruction des possibles culturels et sociaux des nations assujetties à la colonialité du pouvoir. Ainsi les idéaux portés par la modernité sont-ils perçus comme intrinsèquement et nécessairement destructeurs ; puisqu’ils portent en eux un projet impérialiste, raciste, de négation de l’humanité du non blanc. La modernité, en ce sens, procède uniquement de l’ordre du formel, mais jamais du réel. Ni du réel actuel, ni du réel possible, ni du réel désirable – parce que justement les idéaux de la modernité sont exclus, pour le sujet racisé, de l’accomplissement possible. La modernité est la superstructure idéologique du capitalisme raciste. En ce sens, elle ne peut servir que ses intérêts, et ses idéaux, qui prétendent à l’universel, mais qui sont nécessairement enracinés dans le particulier. Cette question est notamment thématisée par un philosophe ami de la tradition décoloniale française : Norman Ajari, dans La dignité ou la mort. Ajari s’inspire, afin de présenter l’universel comme un régime particulier des possibles, du concept bien connu de la pensée décoloniale, développé par Castro-Gomez et Grosfoguel, d’épistémologie du point zéro. L’épistémologie du point zéro, c’est la prétendue neutralité du point de vue européen ; c’est l’universalisme à la sauce européenne, l’universalisme européocentré.

    Thao, à rebours de la tradition décoloniale, considère que les idéaux de la bourgeoisie peuvent devenir concrètement universel à l’intérieur de la société communiste ; que la société communiste réalise concrètement pour tout.e.s ce que la bourgeoisie n’accomplit que pour quelques-uns et fait fantasmer à l’ensemble de la société. On lit, à la fin de Phénoménologie et matérialisme dialectique :

    « Dans la construction du socialisme et le passage au communisme, se réalise enfin cette réconciliation universelle, qui fut le rêve de la pensée bourgeoise dans la dialectique idéaliste des formes d’exploitation, et que le prolétariat place sur son terrain véritable par l’organisation du travail social, où se suppriment toute structure de classe et tout prétexte d’exclusivité. Comme la réalisation de la forme humaine de l’humanité, le marxisme accomplit les aspirations idéales du passé. Mais lui-même ne s’impose pas à titre d’idée : il est le mouvement effectif de la totalité sociale, où les formations traditionnelles s’absorbent dans le prolétariat par la matérialité de leur vie réelle. »

    « Le marxisme accomplit les aspirations idéales du passé… » Oui, Thao est un auteur marxiste. Mais c’est un auteur marxiste un peu particulier, puisqu’il a lutté activement et concrètement contre la colonisation française du Vietnam. Et mieux encore, Thao a théorisé la lutte anticoloniale. Thao fournit un cadre d’analyse théorique qui vise à liquider les rapports réels (et non formels) de la domination coloniale. Par conséquent, on peut par extension considérer que cette grille d’analyse n’est pas sans valeur pour saisir les enjeux de nos luttes contemporaines. Ces luttes relèvent des mêmes contradictions fondamentales, et l’objectif est encore aujourd’hui de les dépasser. L’objectif est de détruire le racisme.

    Dans le cadre de la lutte coloniale, Thao préconise de céder la priorité aux luttes nationales devant la lutte des classes. Il défend cette thèse dans des articles parus, après la guerre, dans la revue Les Temps Modernes. La question, assez évidente, qui se pose à Thao en tant que philosophe marxiste est de savoir s’il est possible d’envisager une lutte des classes dans un Vietnam colonisé. Autrement dit, peut-il y avoir alliance de tous les prolétariats, colons comme colonisés, contre le capitalisme en général, et contre le capitalisme colonial en particulier ?

    La question se pose aussi parce que Thao remarque que, dans le cadre de la colonisation du Vietnam, l’Etat français essaie d’intégrer la bourgeoisie vietnamienne dans le processus de domination économique qui se déploie dans la colonie. C’est une stratégie coloniale parce que l’instauration de la lutte des classes pacifierait en partie une colonie en proie à des luttes armées anticoloniales. Et donc curieusement cette question se pose d’abord du côté de la bourgeoisie, pour servir les intérêts de la bourgeoisie impérialiste. En installant une économie capitaliste qui organiserait la société vietnamienne, la France se débarrasserait formellement, tout en les conservant réellement, des luttes intestines qui veulent se défaire des structures racistes propres au colonialisme. S’il émerge une bourgeoisie trans-raciale, alors la France impérialiste pourrait compter sur la collaboration du colonisé à l’entreprise d’exploitation coloniale. Le colonisé bourgeois œuvrerait dans le sens de l’anéantissement des luttes nationalistes.

    Mais Thao remarque que cette bourgeoisie colonisée a refusé de céder à cette « trahison ». L’individu racisé, qui appartient au sujet collectif des personnes racisées, ne peut consentir à coopérer avec le sujet collectif blanc, qui le considère toujours comme un sujet de nature inférieure au sein de l’humanité. Thao est intransigeant. Pour lui, le problème principal est que « les droits politiques [sont] réservés aux citoyens français » et non aux colonisés. Alors « la seule suppression à envisager […] ne peut donc être que celle des privilèges exorbitants que s’arroge le peuple colonisateur, qui s’appuie sur le pouvoir politique et militaire ». Il ne peut y avoir de démocratie libérale bourgeoise sans « destruction de l’état colonial par la lutte anti-impérialiste ». L’alliance de la bourgeoisie vietnamienne à la bourgeoisie française est doublement empêchée par le rejet de toutes les classes vietnamiennes du projet politique français ainsi que par les privilèges que crée le système colonial, dont sont exclus les colonisés, quelle que soit leur appartenance de classe. Le peuple vietnamien, s’il veut gagner sa liberté, n’a qu’une seule issue : la lutte nationaliste.

    Mais alors, quelle différence avec les pensées décoloniales ? La même logique semble à l’œuvre. Priorité à la lutte antiraciste. Mais, les perspectives de la lutte ne sont pas les mêmes. D’un côté il s’agit d’abolir la modernité une fois pour toutes et de proposer d’autres épistémologiques, des représentations multiples et situées ; de l’autre, il y a prétention à la réalisation matérielle d’idéaux universels. Passer de l’universel abstrait – de la bourgeoisie – à l’universel concret – du prolétariat. Et ne nous y trompons pas. Thao préconise d’abord l’abolition des luttes raciales, par la destruction des rapports de domination coloniaux. Mais il le fait dans la perspective de la lutte des classes. Aux colonies, l’abolition de la race se fait par l’anéantissement du colonialisme. Il y a confrontation directe, transparente, évidente. Mais la situation dans un pays tel que le nôtre, où les relations raciales racistes se produisent à l’intérieur de l’empire, est différente. Elle est différente car il n’existe pas de structure immédiatement visible, qu’il suffirait de déboulonner, pour abolir le racisme. Pour abolir la blanchité. Pour abolir la race. Quels processus, alors, pourraient permettre cette abolition ?

    Les intérêts de race sont des intérêts concrets, économiques, sociaux. Ils ne sont pas réductibles à des fantasmes idéologiques. Au racisme comme idée répond une infrastructure raciste – et vice-versa. Si les blancs peuvent préférer le racisme à la lutte des classes c’est parce qu’ils en retirent quelque profit. Ce qu’ils en retirent n’est pas réductible à une satisfaction personnelle, à une jouissance, à un sentiment de toute puissance. Ces phénomènes, d’ordre psychologique, sont susceptibles d’accompagner les actes racistes. Mais ils n’en sont pas la raison – du moins dans le cadre d’une analyse matérialiste, de « l’analyse concrète d’une situation concrète », comme dirait l’autre. « L’étranger vole notre travail ! » « Les Arabes et les Noirs v(i)olent nos femmes ! » « Ils touchent les allocs pour nous grand-remplacer ! », etc. En abaissant l’autre, le blanc croit s’élever. Et de fait il gagne quelque chose. Son gain, bien sûr, est relatif ; relatif à la chute, à la détresse de l’autre, puis à la violence, à l’oppression, à la déshumanisation, que l’autre subit. Les ressorts du racisme sont, sur le plan matériel, économiques. Ils ne sont pas uniquement symboliques.

    Abolir la race, oui. Comment ? Les ressorts de la lutte antiraciste dans le cadre de la colonisation sont principalement la lutte contre la colonisation. Botter hors du territoire le blanc et son appareil impérialiste, voilà qui devrait permettre, au moins dans une certaine mesure, de liquider le problème du racisme – cela n’abolit pas nécessairement la colonialité du pouvoir, bien entendu ; et la question du racisme se pose à nouveaux frais, dans des termes nouveaux. Le racisme dans les nations impérialistes se manifeste par des discriminations réelles, sans qu’elles aient besoin d’être formelles ; même si elles le deviennent en période de fascisation. C’est à ces discriminations réelles qu’il convient de s’attaquer. A travers la lutte sociale concrète, à travers sa pratique, la question de la race disparaît. Elle ne disparaît pas immédiatement, parce qu’on ne se défait pas d’un imaginaire raciste en un instant, mais elle disparaît sur le long cours. La défense des intérêts de classe détruit de facto les intérêts de race. La race s’abolit par la classe. A l’évidence des difficultés concrètes demeurent. Comment conduire les blancs, car le problème vient bien des blancs, vers cette abolition de la race par la classe ? Comment les y contraindre ? Je ne sais pas. Mais nous devrons trouver collectivement un moyen de les y contraindre.

    L’intérêt de cette communication est de montrer que ni les pensées décoloniales, ni le marxisme, sont les seuls horizons possibles de la théorie des luttes sociales. Thao écrit dans un souci d’efficacité politique. Nous devons, en tant que nous nous efforçons de véhiculer des idées politiquement engagées, avoir le souci de l’efficacité pratique. La meilleure théorie, au bout du bout, sera celle qui aura fait montre de la plus grande efficacité pratique. Jusqu’ici, par chance, le marxisme n’est pas en reste.