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« Signalé comme suspect ». Un extrait du livre de Vincent Bollenot
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/signale-comme-suspect-un-extrait-du-livre-de-vincent-bollenot/
La Première Guerre Mondiale est un moment crucial quant à l’immigration en France dans la première moitié du XXème siècle. Parmi les migrants, nombreux viennent des colonies françaises, et sont soumis à une surveillance de la part de l’État qui crée alors de nouvelles institutions, dont le Service de contrôle et d’assistance des indigènes des colonies en France (CAI).
Si sa fonction initiale est d’opérer une surveillance politique des sujets coloniaux, ce service contribue également à faire de cette immigration coloniale un problème public. Dans « Signalé comme suspect », Vincent Bollenot raconte l’histoire de cette institution et des pratiques de ses agents, et montre de quelle façon il a structuré durablement, bien au-delà de 1945 (date de sa suppression), les pratiques de surveillance et d’indentification des migrants coloniaux et post-coloniaux.
Nous publions ici un extrait de l’introduction de cet ouvrage qui revient sur la façon dont la surveillance participe une domination coloniale aux multiples dimensions.
Vincent Bollenot, « Signalé comme suspect ». La surveillance coloniale en France, 1915-1945, CNRS Editions, 2025, 384 p., 26 euros
Une domination incarnée
À la suite d’autres travaux, il s’agit ici de considérer que la domination coloniale s’entend d’autant mieux qu’on en étudie des « segments rigoureusement circonscrits », associant « l’histoire de l’idéologie coloniale à une socio-histoire de la colonisation qui permet seule de bien comprendre ses fonctionnements et ses dysfonctionnements »[1]. De nombreuses recherches – parfois qualifiées de Colonial Studies – se sont penchées dans les années 2000 sur les pratiques et les productions scientifiques, considérant le savoir comme un puissant levier de justification de l’impérialisme[2]. Elles ont également déployé une approche relationnelle, s’intéressant aux figures d’intermédiations, aux négociations et arrangements locaux, aux incertitudes et angoisses des colonisateurs, et donc à la capacité d’agir des colonisés, montrant le fonctionnement concret d’un régime colonial par définition instable. Si ces travaux sont indiscutablement précieux, ils ont toutefois contribué à porter l’intérêt historique davantage sur les marges (de manœuvre) que sur les normes, et donc sur la normalité de la domination impériale. Le pari de ce livre est de remettre la domination au cœur de l’analyse : sans sous-estimer l’agentivité des colonisés, leurs agendas et stratégies, il s’agit de rappeler que les résistances et l’autonomie se mesurent précisément par rapport au pouvoir colonial.
Les catégories politiques et juridiques organisant la domination des territoires et des populations sont mouvantes. Ainsi, une colonie dirigée par une administration imposée par la puissance coloniale n’est pas un protectorat, qui laisse une fiction d’autonomie au pays dominé. Les fédérations coloniales elles-mêmes ont des structures différentes : la Fédération indochinoise, fondée en 1887, se compose d’une colonie (la Cochinchine), de quatre protectorats (Annam, Tonkin, Cambodge et Laos) et du territoire à bail chinois de Kouang-Tchéou-Wan. Elle est placée sous l’autorité d’un gouverneur général répondant lui-même du ministre des Colonies, de la même façon que les fédérations d’AOF, d’AEF, ou Madagascar, alors que les protectorats de Tunisie et du Maroc ou les territoires sous mandat relèvent du champ de compétence du Quai d’Orsay. Les individus peuvent donc être considérés selon des standards divers selon qu’ils sont assignés au statut de « protégé » ou d’« indigène »[3]. Au sein de cette catégorie d’indigènes ou de sujets français, bénéficiant de la nationalité française sans jouir des droits civils et politiques, se déclinent des situations différentes selon les territoires, en fonction de circonstances locales et des groupes sociaux. C’est ainsi que naissent les catégories d’« assimilés » ou d’« évolués », colonisés ayant reçu un enseignement européen dans le contexte colonial, et travaillant généralement dans les administrations de l’empire. Enfin, en vertu du lieu de naissance ou de la trajectoire personnelle, certains colonisés sont citoyens français. C’est le cas des habitants des vieilles colonies, territoires sous domination française au moment d’une deuxième abolition de l’esclavage en 1848[4]. Mais malgré l’acquisition de la citoyenneté, des caractéristiques coloniales continuent à faire exception[5]. Car, au-delà de la problématique juridique, ces changements de statut posent la question de la dimension racialisée de la francité[6].
Loin d’être aveugle à la race, la IIIe République est productrice de distinctions et de hiérarchies raciales tant dans l’idéologie que dans les pratiques[7]. Forgée par Colette Guillaumin, la notion de « racisé » insiste, du fait de l’emploi du participe passé, sur le caractère dynamique et relationnel de l’assignation raciale. Elle n’implique nullement l’existence de races humaines ayant une essence biologique ou génétique. Raciser est le fait d’adosser à certains traits phénotypiques ainsi qu’à certaines pratiques (le port de certains vêtements, la pilosité, etc.) des implications morales collectives, et d’en déduire des relations de pouvoir[8]. Cette construction peut être explicite et répondre à un projet idéologique ou être plus implicite. Ce processus de racialisation fait par ailleurs l’objet d’une réappropriation, d’un retournement du stigmate de la part de certains colonisés. Avant même le journal L’étudiant noir et l’invention du terme « négritude » par Aimé Césaire en 1935, des organisations politiques avaient choisi de travailler politiquement les termes de la domination raciale[9]. En janvier 1927, les militants du Comité de défense de la race nègre (CDRN) publient dans leur journal La Voix des nègres un article intitulé « le mot “nègre”[10]» dans lequel ils proposent de brandir ce terme en étendard anti-impérialiste[11].
Le CAI mobilise abondamment la catégorisation raciale : des Français et des étrangers non blancs sont surveillés par le service parce que non blancs. Il ne s’agit toutefois pas de l’unique paramètre de la surveillance politique[12]. Le statut juridique et social, les appartenances politiques et donc les réseaux sociaux sont des éléments qui orientent la surveillance. Enfin, des « troubles dans la race[13] » peuvent survenir, et les catégorisations s’avérer incertaines, voire contradictoires. Ainsi la notion de « métissage » est un accommodement colonial face à l’évidente perméabilité de groupes dont la distinction est au cœur de l’ordre colonial[14]. L’étude du CAI contribue donc de façon empirique à la connaissance de la production et des usages situés de hiérarchies raciales par l’État français pendant l’entre-deux-guerres et à leur place dans le sens commun des administrateurs coloniaux en France métropolitaine.
Les catégories de l’assujettissement juridique et de la domination raciale sont insuffisantes pour aborder à elles seules la surveillance politique exercée sur les personnes originaires des territoires sous domination française en métropole. À l’intersection de ces différents paramètres, la notion d’impérialité permet de dépasser les écueils de ces paramètres isolés. Conjonction d’assignations raciales et légales conformant un rapport de pouvoir, l’impérialité se veut moins extensive dans l’espace comme dans le temps que le concept de colonialité forgé par Aníbal Quijano[15] sans abandonner l’ambition d’embrasser la situation coloniale à l’échelle impériale et dans toutes ses dimensions. Les impérialisés peuvent être définis du point de vue des colonisateurs comme les objets supposés de l’exercice de ce pouvoir impérial. Un impérialisé n’est pas seulement racisé, il est aussi présumé assujetti par le droit. Il n’est inversement pas seulement assujetti par le droit, mais aussi dominé par les hiérarchies raciales qui structurent l’empire. Les impérialisés sont avant tout considérés comme tels par les administrateurs coloniaux qui les amalgament volontiers sous la juxtaposition de catégories légales dont ils ne maîtrisent pas nécessairement les implications juridiques. S’ils ne forment pas un groupe homogène et ne se conçoivent pas nécessairement comme un groupe, certains revendiquent aussi cette condition commune, pour mieux s’y opposer[16]. Ils sont traversés par des inégalités de genre, de classe, et des disparités que le pouvoir colonial produit ou entretien pour son exercice. Cette domination peut connaître non seulement des résistances actives mais s’exerce aussi de façon différenciée selon les contextes. Être impérialisé à Paris et à Marseille, en métropole et dans une colonie ou un protectorat, en 1890 ou en 1940, ne renvoie pas à la même réalité historique. En d’autres termes, être impérialisé, c’est être marqué du sceau d’un stigmate impérial aux déclinaisons multiples[17].
Au cœur de ce néologisme se niche une démarche intersectionnelle consistant à observer les interactions sociales comme prises dans des schèmes de catégorisations et des rapports de pouvoir pluriels[18]. Il s’agit notamment d’un rapport de genre. L’immigration impériale en France métropolitaine dans les années 1915-1945 est quasi exclusivement masculine et les agents du CAI, en dehors des fonctions de secrétariat administratif, sont également des hommes. La surveillance des relations entre hommes impérialisés et femmes françaises en métropole répond donc à la fois à un souci de maintien de la domination raciale, mais aussi de hiérarchisation des masculinités[19]. Cette relation est aussi traversée d’enjeux de classe. Si l’administration de la surveillance comme l’immigration impériale sont caractérisées par une relative hétérogénéité sociale, il s’agit très explicitement pour le CAI, dès sa naissance, de surveiller une main-d’œuvre particulière pour optimiser son usage dans l’économie de guerre puis dans le cadre du capitalisme. À la racine de la surveillance, l’organisation économique de l’empire joue un rôle fondamental. Au cœur du concept impérial de mission civilisatrice se trouve ainsi la notion de « mise en valeur[20] » des territoires sous domination française et de perfectibilité de sa main-d’œuvre. D’un autre côté, les surveillés sont d’autant plus considérés comme dangereux qu’ils luttent contre le capitalisme.
Notes
[1] Emmanuelle Sibeud, « Post-Colonial et Colonial Studies : enjeux et débats », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 51‑4, vol. 5, 2004, p. 87‑95, p. 93.
[2] Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Paris, Fayard, 2014 ; Chloé Rosner, Creuser la terre-patrie. Une histoire de l’archéologie en Palestine-Israël, Paris, CNRS Éditions, 2023 ; Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Paris, Éd. de l’EHESS, 2002 ; Pierre Singaravélou, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la Troisième République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
[3] Laure Blévis, « L’invention de l’“indigène”, Français non citoyen », dans Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Paris/Alger, La Découverte/Barzakh, 2012 ; Claire Fredj et Emmanuelle Sibeud (dir.), « Quels citoyens pour l’empire ? La citoyenneté française à l’épreuve de la colonisation dans la première moitié du XXe siècle », Outre-Mers, no 404‑405, vol. 2, 2019 ; Isabelle Merle, « Retour sur le régime de l’indigénat : Genèse et contradictions des principes répressifs dans l’empire français », French Politics, Culture & Society, no 20, vol. 2, 2002, p. 77‑97 ; Isabelle Merle et Adrien Muckle, L’Indigénat. Genèses dans l’Empire français. Pratiques en Nouvelle Calédonie, Paris, CNRS Éditions, 2019 ; Sylvie Thénault, « L’indigénat dans l’Empire français : Algérie/Cochinchine, une double matrice », Monde(s), no 12, vol. 2, 2017, p. 21‑40 ; Yerri Urban, L’indigène dans le droit colonial français 1865-1955, Paris, Fondation Varenne, 2011.
[4] Véronique Dimier, « De la France coloniale à l’outre-mer », Pouvoirs, no 113, vol. 2, 2005, p. 37‑57. La situation est moins évidente en ce qui concerne des « originaires » vivant dans les Quatre Communes du Sénégal : Moustapha Ndiaye, « L’exclusion des indigènes originaires des quatre communes de plein exercice du Sénégal de la citoyenneté française », Revue française de droit constitutionnel, no 117, vol. 1, 2019, p. 97‑118.
[5] Silyane Larcher, L’Autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014.
[6] Abdellali Hajjat, Les frontières de l’« identité nationale », Paris, La Découverte, 2012.
[7] Carole Reynaud-Paligot, La république raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, Presses universitaires de France, 2006 ; Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2009, p. 193-276.
[8] Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, La Haye, Mouton, 1972. Voir aussi Solène Brun et Claire Cosquer, Sociologie de la race, Paris, Armand Colin, 2022.
[9] Christopher L. Miller, « The (Revised) Birth of Negritude: Communist Revolution and “the Immanent Negro” in 1935 », Publications of the Modern Language Association, no 125, vol. 3, 2010, p. 743‑749.
[10] Le Comité, « Le mot “nègre” », La voie des nègres, no 1, 1927, p. 1. Dans ce travail, ce terme ou sa déclinaison en anglais est exclusivement utilisé pour citer la catégorie employée par les acteurs de l’époque et pour rendre compte de leurs choix sémantiques.
[11] Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1985 ; Pap Ndiaye, « Présence africaine avant “Présence Africaine”. La subjectivation politique noire en France dans l’entre-deux-guerres », Gradhiva. Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, no 10, 2009, p. 64‑79.
[12] Voir Sue Peabody et Tyler Stovall, The Color of Liberty: Histories of Race in France, Durham, London Duke University Press, 2003.
[13] Pour reprendre l’expression de Solène Brun, « Trouble dans la race. Construction et négociations des frontières raciales dans deux types de familles mixtes en France », Thèse de doctorat en sociologie, Institut d’études politiques de Paris, 2019.
[14] Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.
[15] Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, no 51, vol. 3, 2007, p. 111-118.
[16] C’est le cas notamment de l’Union intercoloniale.
[17] Au sens d’Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
[18] Voir Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz, Pour l’intersectionnalité, Paris, Anamosa, 2021 ; ainsi que le dossier « Intersectionnalité », Mouvements.info, avril 2019, coordonné par Abdellali Hajjat et Silyane Larcher.
[19] Mrinalini Sinha, Colonial Masculinity: The « Manly Englishman » and the « Effeminate Bengali » in the Late Nineteenth Century, Manchester, Manchester Univ Press, 1995.
[20] Albert Sarraut, La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 1923. D’où la notion de « perfectibilité » des impérialisés, Carole Reynaud-Paligot, La république raciale, op. cit., p. 240.




