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    Lordon: La France insoumise est-elle anticapitaliste ?

    Lien publiée le 8 octobre 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    La France insoumise est-elle anticapitaliste ?, par Frédéric Lordon (Les blogs du Diplo, 3 octobre 2025)

    On préfère prévenir : c’est un peu long, et parfois un peu abstrait. Mais c’est la question qui veut ça. Il suffit de savoir si on veut en parler sérieusement ou pas, et, si oui, faire avec ce que ça implique.

    C’est un débat stratégique, donc c’est un débat théorique.

    Disons les choses d’emblée. De tous les personnages politiques de la Ve République, on n’en trouve aucun qui ait l’envergure intellectuelle de Jean-Luc Mélenchon. La pensée de Mon Général n’était guère allée au-delà d’« une certaine idée de la France » (on n’a jamais vraiment su laquelle), la culture littéraire de Mitterrand ne lui donnait aucune intelligence de la société capitaliste — puis nous sommes entrés dans l’ère des comptables imbéciles et des énergumènes fascisateurs. L’intellectualité de Mélenchon a façonné toute la FI, qui est la seule formation politique institutionnelle où l’on pense, et l’Institut La Boétie est à cet égard une remarquable réussite — comme en témoigne son dernier ouvrage, Nouveau peuple, nouvelle gauche, récemment paru.

    « Technoféodalisme » et ligne stratégique

     

    C’est pourquoi quand Jean-Luc Mélenchon, lors de la conférence de présentation de l’ouvrage, évoque Le Monde diplomatique, qui « le prend à parti », et où « quelqu’un l’admoneste », ça n’est pas tout à fait une bonne manière. « Quelqu’un », d’abord, c’est Evgeny Morozov, qui n’est pas exactement le fada du bus, mériterait que son nom soit cité, et dont la critique, particulièrement tranchante, appellerait plutôt une réfutation en bonne et due forme — si, en plus du goût, on a l’habitus de l’intellectualité. Morozov s’en prend — vertement — au nouveau concept de « technoféodalisme » qui, en une double page de Diplo, ressort, il est vrai, bien secoué.

    Si l’on voulait ajouter à sa démonstration, on se contenterait de deux petites choses. D’abord qu’il est curieux de nommer un régime du (dans le) mode de production capitaliste d’après le mode de production qui l’a précédé — un peu comme si on disait qu’il existe un régime théologique des Lumières politiques. On peut le prendre comme on veut : les « Lumières théologico-politiques », ça ne marche pas. Ensuite et surtout que, des trois critères proposés par Cédric Durand, dont il faut tout de même dire combien, à part sa conclusion conceptuelle, son travail est riche et passionnant, de ces trois critères, donc, aucun n’est spécifique au régime actuel du capitalisme, et tous passent à l’aise sur des régimes antérieurs. Soient les trois critères : 1) nous rendre dépendants au dernier point — la « glèbe » généralisée, dit-il, dans laquelle nous sommes embourbés ; 2) atteindre un degré d’emprise qui rend ce pouvoir capitaliste inséparablement économique et politique ; 3) reposer sur une prédation déchaînée. Soit maintenant le capitalisme fossile, celui du fordisme par exemple, mais tout autant son continuateur d’aujourd’hui. 1) Le degré de dépendance à la voiture et au pétrole se compare très aisément à celui qui nous attache à Internet, et « Qui peut vivre sans Total ? » à « Qui peut vivre sans Google ? ». On fait remarquer incidemment que, supposé le robinet pétrolier (énergétique) fermé, le monde de l’Internet s’arrête dans l’instant, ce qui est une manière de rétablir les vraies hiérarchies, et de préciser qui domine en dernière instance. 2) Puisqu’on est partis dans cette direction : Total a une flotte aérienne privée, des services de sécurité privés, un équivalent d’armée privée, mène sa géopolitique privée, traite directement avec les chefs d’État, les corrompt ou les renverse si besoin est — et se pose un peu là en matière de pouvoir… total, inséparablement économique et politique. 3) Décidément, le filon est bon car, s’il s’agit enfin de parler de « prédation », il n’y a même pas besoin de faire un dessin. Résumons-nous : nous sommes inextricablement pris dans la « glèbe » (pétrolière) d’un pouvoir total et prédateur. Question : toutes cases cochées, avons-nous pour autant parlé de « pétro-féodalisme » ?

    Du côté de la FI maintenant, disons plus précisément de Jean-Luc Mélenchon : les mouvements d’humeur ont leurs raisons, on croit discerner lesquelles en l’occurrence. S’en prendre au « technoféodalisme », c’est taper au cœur de la nouvelle doctrine théorique de la FI, telle qu’elle soutient sa ligne stratégique, à savoir la centralité des réseaux — et lui faire risquer la ruine. Dans son intervention à La Boétie, Jean-Luc Mélenchon s’amuse qu’« on » (« on », c’est Morozov) le ramène « au capitalisme », rappelle qu’il n’est pas tombé de la dernière pluie et qu’on lui a déjà suffisamment fait le coup dans le passé. « Quel capitalisme ? » demande-t-il, « sous quelle forme, à quelle époque ? ». Ce qui est une sacrée bonne question. Car, en effet, on n’observe jamais « le capitalisme » tel quel. « Le capitalisme » est un concept sans contrepartie empirique immédiate. On n’a jamais affaire qu’à des réalisations historiques du capitalisme. Seules ces réalisations sont empiriquement observables, telles qu’elles varient dans le temps et dans l’espace. Alors oui : quel capitalisme ? Qu’est-ce que c’est que le capitalisme particulier auquel nous avons affaire ? C’est bien de lui semble-t-il qu’il est pertinent de discuter, et non « du capitalisme ».

    À ceci près que, dans tous les capitalismes (particuliers), il y a le capitalisme (en général) — ses rapports sociaux fondamentaux, sa logique essentielle. Ces rapports sociaux, tels que Marx les a dégagés, sont sous-déterminés, et ce sont leurs réalisations historiques — particulières — qui leur donnent leur complément de détermination, leur forme achevée — pour un temps et pour un lieu (1). Par conséquent, oui, il y a le capitalisme contemporain, oui les réseaux et le numérique font sa spécificité, y tiennent une place considérable — sans qu’on ait pour autant à s’abandonner à la catégorie du « technoféodalisme » —, mais non, on n’a pas intérêt pour autant à cesser d’y voir le capitalisme. Car à perdre de vue le noyau fondamental dans la réalisation historique, la doctrine finit par oublier… l’essentiel. C’est qu’à la fin, être anticapitaliste, si on prend les mots au sérieux, c’est rompre avec le capitalisme — et pas seulement avec ce capitalisme-ci. Auquel, autrement, pourrait bien succéder ce capitalisme-.

    Repenser la classe sujet

    Tout partait pourtant d’une heureuse précaution. Car, symétriquement, les discours qui ne parlent que du capitalisme sont (logiquement) restés collés à ses protagonistes, réputés aussi invariants que lui, et ne connaissent que les figures momifiées du « prolétariat » et de « la-classe-ouvrière » — soit les travailleurs (qui plus est, hommes et blancs) à l’usine. Tout le livre de L’Institut La Boétie part de ce que cette figure n’existe plus ou presque, que la catégorie « travailleurs » est devenue un kaléidoscope. Dans son intervention à La Boétie, Sarah Abdelnour a ce mot merveilleux, emprunté précise-t-elle à Roger Cornu : « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été ». Il suit en tout cas que si c’est sous la forme ancienne qu’on cherche le sujet de l’histoire, on ne risque pas de le trouver de sitôt. La classe sujet, ça n’est plus ça. Embrayer un peu sur la société — c’est-à-dire lui parler sur des bases qui correspondent à ses expériences, où elle puisse se reconnaître — demande de s’en faire une représentation légèrement rénovée. Dans laquelle on aurait aussi intérêt à inclure d’autres éléments que ceux de l’existence au travail : ceux de la vie matérielle domestique en quelque sorte, très généralement parlant les éléments des conditions de la vie.

    Alors la FI, sur cette base, se lance dans une grande entreprise doctrinale de révision de la théorie des classes, plus exactement de la classe, celle qui remettra l’histoire en mouvement. Et qu’on appellera « le peuple ». Si ce choix de dénomination est heureux, il faudra y revenir. Pour l’heure, ce qui est sûr, c’est que l’entreprise de décoller la classe sujet de l’image du « prolétariat usinier » et de « la-classe-ouvrière », est plus qu’opportune. Et ceci même si, symétriquement, il ne faudrait pas non plus tomber dans l’excès inverse qui consiste à penser que la classe ouvrière a purement et simplement disparu. Il s’en faut de beaucoup. Il demeure ainsi des secteurs de la production et, parmi eux, ce qu’il est convenu d’appeler des bastions, où elle est bien présente — et se rappelle opportunément à notre souvenir, quand reviennent les mouvements sociaux et les perspectives de grandes grèves, que seuls ces bastions sont en état de soutenir. En ces moments-là, on est bien content de pouvoir s’appuyer sur elle, il faut donc croire qu’elle existe encore un peu…

     

    Bref, nous étions partis pour une théorie étendue du capitalisme et de la classe sujet, c’était une fort bonne chose. Et voici que tout s’effondre sur une histoire de réseaux et d’accès aux réseaux. La classe selon la FI se redéfinit comme la fraction de population ségréguée dans son accès aux réseaux. On était bien d’accord qu’elle ne pouvait plus consister seulement en le prolétariat usinier. Si on était méchant, on dirait que la retrouver définie par ses différents forfaits de téléphonie mobile la décolore un peu au lavage. Ce serait sans doute malhonnête en plus d’être méchant, car évidemment la pensée de Jean-Luc Mélenchon est autrement sophistiquée : les réseaux, explique-t-il, sont à comprendre là aussi en un sens extensif, bien sûr sous la forme de l’Internet qui vient spontanément à l’esprit, avec sa maintenance à la ramasse confiée à des chaînes de prestataires sous-traitants pressurés. Mais aussi sous celle du réseau des services publics, avec la destruction néolibérale de son maillage (bureaux de Poste, hôpitaux, gares, etc.). Ou encore de l’alimentation en électricité — avec, à la campagne, des lignes qui tombent et tomberont de plus en plus à la faveur d’événements climatiques extrêmes. Et tout autant de la bonne insertion dans le tissu des « commodités urbaines », celles des centres-villes, que Mélenchon repère avec une finesse d’ethnologue dans le langage des agences immobilières (« proches de toutes commodités » (2)), et dont l’importance se lit en creux au travers des phénomènes d’éviction spatiale, qui envoie les trop pauvres « loin de tout ».

    Oui « le réseau » a cette généralité-là. Mais, d’une part, quel choix malheureux de mettre ce capitalisme « des réseaux » sous la houlette du « technoféodalisme », qui, de son nom même, le rabat immanquablement sur la seule forme numérique du réseau. Et, d’autre part, bien plus gravement sans doute, quelle option problématique de redéfinir la classe sujet ainsi par ses seules conditions d’accès aux réseaux, c’est-à-dire par ses seules conditions de vie hors travail. La ligne marxiste orthodoxe vintage ne voyait la classe sujet que dans le producteur à l’atelier. La ligne FI ne la voit plus qu’au travers de la vie pénible désinsérée des réseaux. Dont elle fait le cœur de sa pensée théorique et, par conséquent, de sa ligne stratégique. La classe sujet, « Nous », ce sera le « peuple » défini comme population ségrégée des réseaux : « La dépendance aux réseaux engendre alors l’acteur social qui en est l’objet. C’est le peuple. C’est nous » (3). En face de « Nous », il y a « Eux » : les oligarques qui ont la main sur les réseaux. Et voilà le conflit structurant, le nouveau front de la « lutte des classes » revisitée. La chose est dite avec la dernière clarté par Jean-Luc Mélenchon dans son propre livre Faites mieux : « La relation du peuple et de l’oligarchie a pour enjeu le contrôle des réseaux (4) » ; « Le peuple est le protagoniste du conflit central dont l’enjeu est le partage des richesses et l’accès aux réseaux » (5). Nous étions partis pour une heureuse généralisation de la classe, la voilà qui tourne à la formidable réduction — et c’est précisément dans cette réduction que se joue la fragilité de la revendication anticapitaliste.

    Ce ne devrait pourtant pas être insurmontable que de tenir ensemble les deux aspects de la vie des gens dans le capitalisme contemporain. Quitte à rediriger l’effort théorique d’« extension » et de « généralisation » qui était le premier mouvement — des plus opportuns — de la FI, il était finalement assez simple de dire ceci : le capitalisme n’est pas, ou n’est pas seulement un mode de production — puisque tel est le concept sous lequel Marx l’a ressaisi. Il est un mode de production et de reproduction — ce que Marx évidemment avait vu sans pourtant lui donner le signifiant théorique approprié. C’est spécialement vrai dans le capitalisme contemporain, dont l’emprise s’est étendue à la totalité de la vie sociale, dans un mouvement d’absorption que Marx avait préfiguré en parlant de « subsomption réelle ». Tous les aspects de la vie des gens, de leurs vies laborieuses comme de leurs vies « domestiques », sont devenus captifs de la logique capitaliste. Qui ne soutient pas qu’un mode de production, mais une formation sociale d’ensemble.

    L’ennemi : les « réseaux » ou la propriété lucrative ?

    Or voilà : la logique capitaliste, celle qui soutient et le mode de production et le mode de reproduction… c’est celle du mode de production. C’est la logique fondamentale de la propriété lucrative et de l’accumulation indéfinie sous la forme de l’auto-accroissement de l’argent (A-M-A’). Cette logique-là, c’est bien dans le mode de production qu’on la repère d’abord. Et c’est dans la sphère de la reproduction qu’on la voit à l’œuvre ensuite — au fil des progrès de la « subsomption réelle », c’est-à-dire de la colonisation totalitaire de la société entière par le capital. Rompre avec le prolétariat usinier comme figure de la classe demandait donc de ne pas rompre pour autant avec le noyau analytique (et réel) d’où la (cette) classe avait été primitivement dérivée — de ne pas oublier le cœur du réacteur.

    On pourrait incidemment faire remarquer combien la logique de la dépendance, si fort soulignée dans la nouvelle théorie de la classe « réseaux », est à la fois d’une profonde justesse et d’une ancienneté avérée : elle n’émerge en rien avec le capitalisme numérique, a. k. a. le « technoféodalisme ». Car si l’on veut de la généralité, il suffit d’observer que la division du travail elle-même possède d’emblée le double caractère d’être un système de dépendances et de se présenter comme un réseau. Le premier réseau de malheur, c’est la division du travail dès lors qu’elle est ressaisie, captée, par les rapports sociaux du capitalisme. Le capitalisme comme mode de production est la capture, l’enrôlement, de la division du travail aux fins du capital. C’est la division du travail coulée dans les rapports sociaux du capital. Et c’est depuis la base de cette capture que le capitalisme prend ensuite possession de la société entière pour s’en soumettre le mode de reproduction. Au réseau principal, mortifère, de la division du travail devenue capitaliste du côté de la production, s’ajoutent alors les réseaux secondaires variés où se trouvent prises les vies domestiques du côté de la reproduction.

    Tous ces phénomènes cependant, ceux du mode de production comme ceux du mode de reproduction, ne sont que le déploiement de la logique fondamentale du capitalisme : la logique de la propriété lucrative. C’est bien pourquoi disputer aux « oligarques » la maîtrise des réseaux ne peut pas faire le compte en matière d’anticapitalisme puisqu’il s’agirait de se battre sur le front du mode de reproduction seulement, en oubliant celui du mode de production, qui est pourtant le lieu originaire, la matrice si l’on veut, de la logique capitaliste fondamentale. Par un paradoxe tout à fait inattendu, la nouvelle doctrine de la FI se trouve, bien involontairement, reproduire à sa manière le geste idéologique le plus caractéristique du néolibéralisme qui avait été d’effacer la figure du producteur au profit de celle du consommateur. Ici, c’est finalement la figure de l’usager (des réseaux) qui devient implicitement (?) la nouvelle référence. Le producteur n’a toujours pas réapparu…

    Pour être honnête, ça n’est pas qu’il se soit totalement absenté des analyses de la FI — il est même abondamment présent dans bien des chapitres du livre Nouveau peuple. Ce qui fait défaut cependant, c’est sa présence dans le nouveau concept théorique, synthétique, de la classe, qu’il ne saurait sans doute épuiser à lui seul mais dont il devrait indéniablement être une composante. Au lieu de quoi on se retrouve avec un « peuple des réseaux ».
    Il s’ensuit en tout cas qu’un « contrôle des réseaux » qui n’inclurait pas de quelque manière le contrôle de la propriété lucrative, et en fait son abolition, où qu’elle se manifeste, du côté de la production comme du côté de la reproduction, ne constitue pas une rupture avec le capitalisme, ne peut être le support d’une prétention anticapitaliste. Que la FI ne soit pas anticapitaliste, après tout, ce serait bien son droit — on discuterait sur des bases claires et des lignes franches. Ce qui l’est moins, c’est de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, et de capter les bénéfices symboliques d’une posture sans les créances substantielles propres à la soutenir. On en revient toujours à la même chose : il ne suffit pas de se déclarer pour « la rupture », il faut dire la rupture avec quoi. Que la FI rompe avec bien des choses, nous le savons, et, relativement à toute la gauche institutionnelle devenue de droite, quand ça n’est pas d’extrême-droite, nous lui en savons gré. Rompre avec ce capitalisme, sans doute ; avec le capitalisme, non.

    La chose est particulièrement flagrante, et d’ailleurs au principe d’une inconséquence remarquable, à propos de l’écocide et du changement climatique, une question où l’on ne peut pas douter de la parfaite sincérité de la FI et de Jean-Luc Mélenchon (ce sont presque des centaines de pages que son livre leur consacre), alors même qu’en ce lieu maximal il n’y a pas d’autre issue que la rupture avec le capitalisme : avec la propriété lucrative et la logique de l’accumulation indéfinie. Qui sont au cœur de tous les capitalismes. Jean-Luc Mélenchon évoque en ces termes ce qu’il appelle le « constat politique fondateur dans notre théorie » : « Le rapport aux réseaux collectifs est nécessairement la source et l’enjeu des conflictualités écologiques, sociales et politiques de notre temps (6) ». Non : l’enjeu fondamental de toutes ces conflictualités, c’est la propriété lucrative.

    Flottements dans le signifiant flottant (« peuple »)

     

    Que faire de « peuple » dans ces conditions ? Ici encore, il faut repartir des intentions théoriques et politiques directrices. Il s’agissait de produire une théorie rénovée du groupe sujet (de l’histoire) et, on l’a assez dit, le prolétariat usinier n’y suffisait plus. Un groupe sujet, c’est un groupe mobilisé ; et un groupe mobilisé, c’est un groupe qui s’est reconnu dans une proposition de « pour-soi » — telle qu’il se la forge lui-même, mais aussi telle qu’il en reçoit des formulations, des influences du dehors. Or cette adhésion à un « pour-soi » n’a évidemment aucune chance si elle ne peut faire fond sur une représentation bien formée de l’existence commune, en laquelle le groupe reconnaisse en effet sa condition commune. C’est bien pourquoi, comme y insiste Nancy Fraser dans son dialogue avec Jean-Luc Mélenchon, il importait de soustraire la « nouvelle classe » à l’exclusivité de la vie au travail, pour l’étendre à toutes les autres conditions d’existence, celles de la reproduction (7), notamment, oui, dans les réseaux — et pourvu, bien sûr, qu’on n’oublie pas la première. Alors la classe devient la synthèse de toutes les conditions de la vie. On a maintenant compris que ça n’est pas ainsi que les choses ont tourné, et que le bout à dépasser, mais à conserver, est devenu le bout abandonné.

    La deuxième intention, où la politique et la stratégie s’articulent naturellement à la théorie, était de produire une classe sujet à partir d’un simple agrégat de conditions variées qui s’ignorent comme condition commune, donc de fournir un signifiant en lequel chacun puisse se déclarer comme y appartenant, comme étant bien « le sien ». Par quoi, en effet, on arme une force politique.

     

    « Peuple » était-il le meilleur signifiant possible ? Jean-Luc Mélenchon offre un argument qu’on ne saurait écarter d’un revers de main : les expériences historiques récentes indiquent que c’est sous ce signifiant, et non « prolétariat » ou « classe ouvrière, que des masses se sont assemblées pour produire du changement politique : en Amérique latine ou lors des Printemps arabes. Le constat est irréfragable. Il n’est pas sûr pour autant qu’il donne le dernier mot de la discussion. On ne voudrait pas ajouter à l’interminable querelle du « populisme » — entendu au sens de Mouffe et Laclau, et pas de l’imbécillité journalistique — si ce n’est tout de même pour rappeler ceci : toute production d’une classe repose sur une part de malentendu puisqu’il faut faire passer une multitude de conditions individuelles qui ne sont pas parfaitement identiques pour une condition commune unique. C’était l’une des thèses principales de Laclau et Mouffe. Le signifiant qui la nomme, ajoutaient-ils, a donc nécessairement le caractère d’un signifiant flottant — à quelque degré. Pas trop grand tout de même, ajouterions-nous pour notre part. Sinon le malentendu qui permet à la rigueur de conquérir le pouvoir ressurgit aussitôt après et devient intraitable. Par exemple, dire « peuple » sans avoir dit qu’on le concevait comme la classe anti-propriété lucrative, fait prendre, une fois au pied du mur, le risque de menus désaccords avec tous ceux qui n’avaient pas compris ça comme ça.

    En tout cas le peuple défini par les réseaux demande à ce que son statut soit précisé. Car de deux choses l’une : 1) soit « peuple » n’a que le statut d’une proposition imaginaire, identificatoire, destinée à produire l’agrégation là où « ouvrier » ne le peut plus, mais alors on peut faire mieux : par exemple en redéfinissant le peuple comme l’ensemble de ceux à qui le capitalisme fait une vie de merde et sous tous les rapports, aussi bien au travail (production) qu’à la maison (reproduction) — reste à trouver le mot adéquat pour « vie de merde »… 2) soit « peuple » est effectivement promu au rang de concept de théorie politique mais, s’il est défini par les réseaux seulement, alors il reste déficitaire pour les raisons qu’on a déjà maintes fois dites : dans le peuple des réseaux, le producteur a disparu, et la lutte contre la propriété lucrative par la même occasion.

    Il reste autour de « peuple » une dernière objection, importante. Comme on sait, il n’y a pas d’atomistique du signifiant : les signifiants arrivent nécessairement liés, la signification ne se donne que dans des ensembles signifiants, un seul d’entre eux fait immanquablement venir les autres. Sans surprise, « peuple » reconvoque immédiatement tout l’ensemble d’une saisie institutionnelle et juridique de la politique. La preuve en est aussitôt donnée dans les trois contenus de la « révolution citoyenne ». Découverte inattendue, le premier est la propriété — et déconvenue immédiate : il est expédié en un tiers de page qui ne dit rien sinon que « c’est un point très sensible (8) » (indeed !). Les deux autres sont respectivement « le renversement dans la hiérarchie des normes (9) » (pour défaire le primat des règles de la concurrence), et surtout l’ordre institutionnel qui correspond aux principes de la révolution citoyenne comme participation généralisée — et l’on sent bien que c’est ici que se situe le gros de l’affaire. Au total un univers politique passablement hétérogène à celui de la « classe ouvrière », qui ne pouvait sans doute plus convenir telle quelle, mais dont l’ensemble signifiant auquel elle se rattachait au moins voyait l’essentiel, mettant en son centre la propriété lucrative via l’exploitation.

    L’introuvable révolution paisible (« citoyenne »)

    L’évacuation de la propriété, comme l’orientation juridique-institutionnelle de la « révolution citoyenne », ont ceci de très cohérent qu’elles confirment son déni majeur : le déni de la violence. Dans « révolution citoyenne », tout est fait pour qu’on entende « citoyenne » bien plus que « révolution ». Or, là encore, on sait parfaitement à quel ensemble le signifiant « citoyenne » appartient, et quelles images l’accompagnent, entre les conventions citoyennes (qui ne servent à rien) et les cahiers de doléance citoyens (enterrés). Bien sûr ça n’est pas à ces impostures que Mélenchon pense. Il reste que le citoyennisme, si on peut l’appeler comme ça, se reconnaît surtout à ses orientations délibératives. La force tranquille de la parole y règne, les assemblées y sont souveraines, l’activité constituante intense. Sans le moindre doute, ce sont d’excellentes choses. Toute la question est de savoir si de cette manière on saisit tout ce qu’il y a à saisir dans l’idée de révolution.

    Les épisodes récents d’après lesquels Jean-Luc Mélenchon a formé ses idées de peuple et de révolution citoyenne ont ceci de caractéristique que, précisément, ils n’ont rien eu de révolutionnaire, hélas. On voit assez vite pourquoi. Si « révolution » signifie changement radical de l’état des choses, quand l’état des choses est capitaliste, elle signifie ipso facto de s’en prendre à ce qui en fait l’essence, et l’essence c’est la propriété lucrative. De fait, partout la propriété lucrative continue de se bien porter, merci. Ceci ne veut certainement pas dire qu’il ne s’est rien passé — mais qu’il ne s’est rien passé de proprement révolutionnaire.

    Considérons maintenant les chances d’une révolution qui en plus d’être citoyenne n’oublierait pas d’être révolutionnaire. Les événements les plus récents sont à cet égard bien éclairants. La microscopique atteinte au règne de l’auto-accroissement de l’argent que constitue la taxe Zucman suscite une violence réactionnaire qui donne une assez bonne indication du degré de radicalisation fanatique de la bourgeoisie. Et, par un argument a fortiori, de « l’accueil » qui serait réservé à des projets de mise au pas de la propriété lucrative. Dans une manière de langage très symptomatique, le qualificatif « existentiel » farcit aujourd’hui les discours des pouvoirs et des dominations les plus agressives. On ne doutera donc pas un instant que le capital se déclarerait aussitôt en situation de « combat existentiel » — et, disons-le, pour une fois l’usage du terme serait assez approprié : car en effet, il s’agirait de s’en prendre à son existence même. Dit autrement : de lui faire la peau.

    C’est le moment où il convient alors de rappeler que « existentiel », comme on le voit actuellement en de nombreuses instanciations, est le passeport pour la justification des violences les plus extrêmes, génocidaires et exterminatrices s’il le faut. Voilà ce que serait « l’accueil » d’une rupture non pas avec ce capitalisme mais avec le capitalisme — les vents de l’Histoire y souffleraient en bourrasques et les aménités du citoyennisme y seraient balayées comme fétus.

    En réalité, Jean-Luc Mélenchon étant l’homme de culture historique et politique que nous savons, on ne peut s’empêcher d’entendre la révolution citoyenne comme une reprise de « la voie démocratique vers le socialisme » d’Allende. Dont on sait pourtant comment elle tourna. Il eut fallu pour qu’elle tournât autrement qu’Allende consentît à donner aux ouvriers les armes qu’ils réclamaient. Ce qu’il ne fit pas, tant il fallait que la voie vers le socialisme demeurât démocratique, c’est-à-dire délibérative et pacifique — comme citoyenne avant l’heure.

    On ne dira pas qu’on ne comprend pas les prudences de la France Insoumise qui, pour ne pas trop inquiéter, fait comme elle peut avec cette contradiction objective dans les têtes d’une population — ou d’un peuple — qui veut que « tout change » mais qui a (aurait…) la hantise du désordre et de la violence, qui ne voit pas que « tout changer » fait littéralement dés-ordre, et que les potentats d’un siècle et demi ne lâcheront pas le morceau avec grâce. Alors la « révolution citoyenne », légitimement soucieuse de ne pas jeter d’un coup tous ses prospects dans l’affolement, vient passer un peu de baume sur cette petite plaie à vif, donnant de quoi au désir de « tout changer » en accordant simultanément ce qu’il veut au désir contraire de la tranquillité : on va faire de grands changements en discutant beaucoup ensemble et tout ira bien. Hélas non, tout n’ira pas bien car, en face, on n’est pas (du tout) disposé à jouer l’essentiel à la roulette du débat et des assemblées. Nous le savons pourtant puisque les pauvres petites oppositions à la loi travail, aux retraites à 64 ans et à l’impudence des riches ont déjà été bien assez pour faire inventer la BRAV, la dronisation des manifs et les Centaures. On imagine donc sans peine le passage des crans d’après.

    Anticapitaliste comment ?

    Redisons qu’il n’est pas demandé à la FI d’être anticapitaliste et révolutionnaire si elle ne veut pas l’être, ou plus exactement si elle voit que, mis à part dans les bizarres oxymores mexicains (10), être un parti institutionnel et être un parti révolutionnaire est comme une contradiction dans les termes. En se mettant sans crier gare à dire « anticapitalisme », la FI a en tout cas mis le doigt dans un drôle d’engrenage. En réalité, dans cette histoire, tout le monde se met un peu en porte-à-faux : d’une part, la cible électorale qui ne veut pas les conséquences de ce qu’elle veut — du « grand changement » mais si possible sans verre cassé –, et d’autre part, la FI qui lui sert de la « révolution citoyenne » comme résolution purement verbale de ses incohérences sans voir, de son côté, jusqu’où son anticapitalisme tout neuf pourrait l’entraîner. À plus forte raison de ce que la contradiction est bien plantée au cœur de sa propre machine, typiquement à propos de la question de l’écocide qui, elle, ne tolère pas les faux-semblants. En ce lieu au moins, l’anticapitalisme n’est pas une option.

    Or, pour l’heure, l’anticapitalisme et la révolution de la FI ont tout du toc — on s’excuse de le leur dire un peu rudement mais, au point où on en est, et quelque sympathie qu’on puisse leur porter, il faut bien clarifier la discussion. On pourrait cependant choisir de prendre la FI au mot — au piège ? à son propre piège ? —, et ne pas la laisser, si c’était son intention, s’installer dans un anticapitalisme factice, simple captateur opportuniste d’humeur — car il est bien certain qu’il se développe une humeur, il faut d’ailleurs croire que la FI en mesure assez bien la portance, peut-être même dans sa propre base, dont une part est sans doute prête à aller plus loin que sa direction dans la « rupture », pourquoi pas jusqu’à passer de « ce » à « le » (capitalisme).

    Il reste qu’on ne lâche pas à nouveau les gros mots comme « anticapitalisme » ou « révolution » sans conséquences, à plus forte raison quand ils sont diffusés, non plus depuis les seules franges groupusculaires, mais par une formation politique de masse — cela, la FI peut le revendiquer sans qu’on le lui conteste. Car, circulant, les mots se mettent à faire leur chemin. Peut-être sans s’en rendre compte tout à fait — à en juger par les déséquilibres où elle se met elle-même —, la FI, quand elle commence à dire « anticapitalisme », accomplit de fait, sinon d’intention, une opération politique fondamentale : installer dans l’espace public un nouveau problème, contraindre le débat à se couler dans de nouvelles coordonnées problématiques. On sait très bien que l’opération décisive en politique réside dans la fixation de l’agenda. Soit la capacité d’imposer la réponse à la question : de quoi parle-t-on ? Nous aurions donc ici le cas remarquable d’un faiseur d’agenda, pour l’heure sensiblement dépassé par son propre agenda.

    À moins qu’il ne reste une dernière hypothèse — mais celle-là, on ne l’aime pas trop. Anticipant l’énorme adversité dans laquelle elle aurait à exercer le pouvoir, la FI voit — elle le dit d’ailleurs explicitement — que le soutien de la rue lui serait indispensable. Dans ces conditions, autant chauffer les troupes comme il faut et bien à l’avance. Pas d’erreur : à cet égard, « anticapitalisme », c’est du calorique. Mais juste bon à élever le niveau général de radicalité qui prépare les bonnes mobilisations, afin de maintenir un pouvoir qui n’aurait dans les faits aucune visée anticapitaliste sérieuse — juste l’intention de se maintenir au mieux.

    Pour que les choses soient claires, la position particulière défendue ici est que si un jour un pouvoir FI se présente, on prend ! Et sans hésiter — ni même oublier d’aider à ce que ça advienne. Mais sans non plus se raconter La Reine des neiges ou Le Monde de Narnia. N’en reste pas moins, quelle que soit l’hypothèse — ou bien celle d’un cheminement anticapitaliste sincère mais encore inconséquent, ou bien celle d’un usage instrumental légèrement hypocrite —, que dire et redire « anticapitalisme » et « révolution », refabriquer du discours politique à diffusion large avec « anticapitalisme » et « révolution » dedans, ne laisse pas les esprits tout à fait indemnes, refaçonne leurs pensées dans des coordonnées inouïes. Et les habitue à tourner ces problèmes nouveaux d’une manière qui pourrait bien préparer le travail de la conséquence. Peut-être jusqu’à forcer ceux qui n’y croyaient pas vraiment.

    Frédéric Lordon

    (1) Tel a été l’apport essentiel, irremplaçable, de la théorie dite « de la régulation ».

    (2) Jean-Luc Mélenchon, Faites mieux. Vers la révolution citoyenne, Robert Laffont, Paris, 2024, p. 180.

    (3) Jean-Luc Mélenchon, Faites mieux, op. cit., p. 195.

    (4Ibid.

    (5) Jean-Luc Mélenchon, Faites mieux, op. cit., p. 196.

    (6) Jean-Luc Mélenchon, Faites mieux, op. cit., p. 195.

    (7) Entretien avec Nancy Fraser et Jean-Luc Mélenchon, « Construire un nouveau sujet politique », entretien, in Julien Talpin (sous la dir. de), Nouveau peuple, nouvelle gauche, éditions Amsterdam, 2025.

    (8) Jean-Luc Mélenchon, Faites mieux, op. cit., p. 220.

    (9Ibid.

    (10) Rappelons que la vie politique au Mexique a longtemps été sous la domination d’un parti qui se nomme le Parti révolutionnaire Institutionnel…