Agenda militant

    [RSS] Compte
	Blue Sky Compte
	Mastodon Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

    Ailleurs sur le Web [RSS]

    Lire plus...

    Entretien avec Nicolas Da Silva

    sécu

    Lien publiée le 8 octobre 2025

    Blue Sky Facebook

    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    « L’histoire de la Sécurité sociale est aussi une histoire de lutte de classes. A nous de continuer à tirer le fil rouge. », entretien avec Nicolas Da Silva. | Positions revue

    La pénurie pourrait être le maître mot pour décrire l’état du système de soin en France en 2025. Pénurie de soignants et particulièrement de médecins, pénurie de lits d’hôpitaux, pénurie de médicaments… Les néo-libéraux au pouvoir depuis des décennies déploient tous leurs efforts pour présenter cette situation comme inévitable, résultat d’un système « trop généreux » dont les usagers « abusent ». Pourtant, de nombreux rapports et travaux permettent de comprendre que ce sont les politiques menées ces dernières décennies qui nous ont amenés à la situation actuelle.

    Nicolas Da Silva est maître de conférences en sciences économiques à l’université Sorbonne Paris Nord et spécialiste de l’histoire économique de la protection sociale. Par cet entretien, nous espérons donner des clés de compréhension et des armes pour la lutte : savoir ce qui nous a amené à la catastrophe que nous vivons dans le soin, dont nous ne voulons plus, et dessiner un projet politique pour un système de soin public, performant, qui soigne tout le monde le mieux possible.

    Positions revue : Le « trou de la sécu », véritable marronnier politique, a de nouveau été évoqué au moment du vote du PLFSS (Projet de Loi de Financement de la Sécurité sociale) qui a amené à la censure du gouvernement Barnier à l’automne 2024. Ce « trou » est-il si profond ? A quoi est-il dû ?

    Nicolas Da Silva : Pour reprendre le titre du livre du sociologue Julien Duval, le trou de la Sécu est un mythe. C’est une construction politique et médiatique qui instrumentalise certains chiffres pour imposer une problématique et des solutions sur la Sécurité sociale. Les mots et les chiffres sont en ordre de bataille pour provoquer la sidération. Comme les mêmes thématiques sont répétées d’année en année, cette vision biaisée de la situation devient une évidence difficile à interroger. Il faut beaucoup d’énergie pour remettre en cause ces idées alors qu’en quelques mots tout le monde comprend ce qui y a à comprendre lorsque l’expression « trou de la Sécu » est énoncée. La Sécurité sociale serait une institution en danger du fait d’un déficit et d’une dette hors de contrôle. Toutes les personnes attachées à la Sécurité sociale ne peuvent alors qu’accepter la réforme – réforme qui suppose la réduction des droits. Il n’est en effet jamais question d’augmenter les ressources de la Sécurité sociale car avec le mythe du « trou de la Sécu » vient une série d’affirmations sur ses causes. La situation serait liée à l’abus et à la fraude des assurés. La Sécurité sociale serait trop généreuse ce qui causerait un dérapage des dépenses inconsidéré. Comme il n’est rarement question d’en finir avec la Sécurité sociale, le recul des droits est justifié par l’appel à la responsabilisation. Et qui veut être ou accepter les comportements irresponsables ?

    Bien entendu, tout cela est faux. Les opposant à la Sécurité sociale pleurent sur l’état de ses comptes depuis sa création. Et pourtant elle existe encore et est en très bonne santé ! Une première chose à rappeler sur la Sécurité sociale, est le fait que c’est un abus de langage d’en parler au singulier. En fait il y a différentes caisses participant à ce que la comptabilité nationale appelle les « administrations de Sécurité sociale ». La caisse la plus connue est le régime général mais il y en a beaucoup d’autres et pas des moindres comme la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) ou les caisses de complémentaires retraite obligatoire (AGIRC-ARCCO). Or, d’après l’INSEE, le solde de l’ensemble de ces caisses était bénéficiaire en 2022, 2023 et 2024 ! Sans rentrer dans le détail, on comprend tout de suite que si le débat public prenait pour point de départ cet indicateur, l’idée du trou de la Sécu serait plus difficile à accepter.

    Mais alors de quel déficit parle-t-on ? La plupart du temps, le chiffre qui circule dans les médias est le solde des régimes de base de Sécurité sociale et du Fond de solidarité vieillesse qui, en effet, est déficitaire depuis au moins 25 ans. Selon le dernier rapport de la Commission des comptes à la Sécurité sociale (CCSS), ce déficit devrait s’élever à 21,9 milliards d’euros en 2025. Ce chiffre paraît démesuré et se prête bien à la dramatisation. Cependant, pour comprendre ce qu’il représente, on peut commencer par le comparer à ses recettes : 644 milliards d’euros. Autrement dit, le déficit attendu en 2025 représente 3,4% des recettes. Ce n’est pas rien mais ce n’est pas l’enfer à nos portes. On peut aussi comparer ce déficit au PIB et on se rend compte qu’il représente 0,74% du PIB. Ainsi, le déficit de ces régimes de Sécurité sociale est une partie infime du déficit public (environ 5,4 points de PIB). En fait, le gros du déficit public n’est pas le déficit de la Sécurité sociale mais le déficit de l’Etat (ces entités ont des comptes séparés). Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que tout va bien et que rien ne doit être fait, mais qu’il faut prendre du recul sur les discours alarmistes.

    Une fois que l’on a mis en perspective le déficit des régimes de base et du fond de solidarité vieillesse il faut se demander d’où il vient. La lecture du rapport de la CCSS insiste sur la faible dynamique des recettes qui est liée, peut-on lire entre les lignes, à l’instabilité économique provoquée par le président avec la dissolution et à l’échec des politiques publiques menées par le gouvernement. Plus structurellement le rapport nous renseigne en partie sur la politique des caisses vides qui est menée depuis des années. En 2025, les exonérations de cotisations sociales devraient coûter 72,1 milliards d’euros et les exemptions d’assiette (nettes de forfait social) près de 14 milliards. Ces coûts sont directement liés à une politique de l’emploi qui ne fonctionne pas (réduction du « coût du travail »).  Cela ne veut pas dire qu’il est facilement possible de récupérer ces sommes. Mais lorsqu’on veut poser sereinement le débat sur les comptes de la Sécurité sociale, il est aberrant de ne pas parler de cet éléphant dans la pièce.

    Un autre point me paraît décisif dans la lecture du rapport de la CCSS. L’essentiel du déficit est lié à l’Assurance maladie : 16 sur 21,8 milliards. Or, que nous dit la CCSS avec constance dans ses derniers rapports ? Le déficit de la branche maladie correspond environ au montant des dépenses nouvelles liées au Ségur de la Santé (environ 13 milliards d’euros par an). En effet, les mesures du Ségur de la Santé (surtout des hausses de rémunération) n’ont pas donné lieu à des recettes nouvelles. Il ne faut pas être voyant pour comprendre que si on demande à l’Assurance maladie d’augmenter ses dépenses sans que de nouvelles recettes soient affectées, cela va produire du déficit. Déficits de 11,1 milliards en 2023, 13,8 milliards en 2024 et, donc, 16 milliards en 2025. D’un point de vue macroéconomique, tout se passe comme si le gouvernement souhaitait financer l’augmentation des rémunérations des professionnels par une diminution des droits des malades. Sauf erreur de ma part, ce n’est pas ce qu’a déclaré Emmanuel Macron lorsqu’il a annoncé son « plan massif pour l’hôpital » durant le confinement en mars 2020.

    Au total, la thématique du trou de la sécu c’est une façon de ne pas faire le bilan des politiques menées ces dernières années. C’est aussi une manière de lutter contre la Sécurité sociale en donnant l’impression de se soucier de sa soutenabilité. La Sécurité sociale va plutôt bien et les déficits ne sont pas lié à l’irresponsabilité des bénéficiaires. Il n’y a pas de dimension naturelle et implacable à la réduction des droits. Cette politique n’est pas une nécessité, c’est un choix politique qui fait des gagnants et des perdants. Il existe des choix alternatifs.

    « Les études économiques existantes montrent que lorsqu’il faut payer plus, les gens renoncent plus souvent et ce renoncement est associé à une dégradation de l’état de santé. »

    Positions revue : Dans les pistes évoquées par nos dirigeants pour combler le « trou », il est proposé de faire rembourser davantage de soins par les complémentaires santé plutôt que par l’Assurance maladie. Que pensez-vous de cette proposition ?

    Nicolas Da Silva : Si on regarde les principales mesures proposées par le camp présidentiel depuis l’hiver dernier, deux stratégies se dégagent. Appelons les pour faire simple la stratégie Barnier et la stratégie Bayrou, du nom des deux premiers ministres qui les ont portés.

    L’année dernière la mesure qui beaucoup retenu l’attention médiatique était l’augmentation du ticket modérateur sur les consultations médicales. Michel Barnier souhait que la Sécurité sociale ne rembourse plus que 60 % du prix conventionné (aujourd’hui 30€) contre 70 % jusqu’à présent. Son projet a été censuré et sa position a été mise de côté pour l’instant. Quelle est la logique de l’augmentation du ticket modérateur de 30 % à 40 % ? Pour le comprendre il faut souligner qu’aujourd’hui la plupart des contrats de complémentaire santé impose le remboursement intégral du ticket modérateur. Comme votre question le suggère, cette stratégie implique un transfert de charge de la Sécu vers les complémentaires santé. Deux problèmes majeurs se posent. D’une part, tout le monde n’est pas bénéficiaire d’une complémentaire santé. Cela représente environ 4% de la population française soit environ 2,5 millions de personnes. Ces personnes doivent payer le prix fort ou renoncer pour des raisons financières. D’autre part, le transfert vers les complémentaires donne de l’importance à un mode de financement des soins qui est plus coûteux et plus inégalitaire que la Sécurité sociale. En effet, si presque tout le monde à une complémentaire, tout le monde n’a pas la même. Augmenter le ticket modérateur c’est poursuivre l’institutionnalisation de ces inégalités. Par ailleurs, on sait qu’un euro dans la Sécurité sociale est mieux dépensé qu’un euro dans les complémentaires santé. Comme l’a montré un récent rapport du Haut conseil sur l’avenir de l’Assurance maladie, si la Sécurité sociale prenait en charge toutes les dépenses conventionnées à 100 % (hors dépassement d’honoraires), la société réaliserait une économie de 5,4 milliards d’euros. Les frais de gestion des complémentaires santé sont un gaspillage important que l’augmentation du ticket modérateur ne ferait qu’accroitre. Les prélèvements obligatoires privés sont plus coûteux que les prélèvements obligatoires publics.

    L’autre stratégie pour maîtriser la hausse des dépenses de santé est portée très directement par François Bayrou. Il s’agit de viser directement la poche des malades sans qu’ils ne puissent se réassurer par leur complémentaire. Je parle ici de la proposition de doubler le montant unitaire et les plafonds des participations forfaitaires et franchises médicales. Sur la plupart des actes ou achats de biens médicaux, il y a quelques centimes à quelques euros qui sont payés directement par les patients. Inventés sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le sens de ces copaiements non remboursables est de « responsabiliser » les patients. Selon cette logique, la santé n’a pas de prix mais elle a un coût et si l’on veut être certain de minimiser les abus alors il faut faire payer le patient. En visant des abuseurs présumés, cette politique ajoute à la souffrance de la maladie, la souffrance financière. Cette politique vise spécifiquement les malades : la contribution n’est pas fonction du revenu mais des besoins, c’est-à-dire exactement le contraire de la devise prêtée à la Sécu. On sait ainsi que ceux qui paient le plus de franchise et de participation, malgré un plafond qui permet d’être exonéré à partir d’un certain montant annuel de paiement, ce sont les plus malades. Les patients titulaires du dispositif Affection longue durée (ALD ; maladies coûteuses) sont ceux qui paient le plus de franchise et participation. En 2022, ils payaient en moyenne 59 € par an contre 24 € pour les non ALD. Le projet de François Bayrou va plus loin contre les personnes en ALD car il veut limiter leurs droits et faire sortir plus rapidement du dispositif. La cible : ce sont les malades.

    Ces deux stratégies conduisent à des conséquences déplorables en termes d’accès aux soins. Les études économiques existantes montrent que lorsqu’il faut payer plus, les gens renoncent plus souvent et ce renoncement est associé à une dégradation de l’état de santé. Tout le monde n’est pas touché de la même façon, puisque si certains renoncent les autres paient. Faire reculer la Sécurité sociale c’est faire avancer les inégalités et la maladie.

    Le problème principal de cette stratégie est qu’elle nie la réalité de la hausse des besoins. Notre population vieillie (elle est donc plus malade) et on sait mieux soigner aujourd’hui qu’hier grâce à toute une série de découvertes. Les dépenses sont sur une pente ascendante. Il faudrait se réjouir de cela et, au contraire, nous sommes ramenés à la question du déficit. La bonne question est de savoir si nous souhaitons améliorer la vie des gens.

    « L’enjeu financier de notre système de santé n’est clairement pas l’AME. Le seul appel d’air dont la réalité est incontestable est celui provoqué par les discours xénophobes et racistes. Plus ils se diffusent plus l’air est irrespirable. »

    Positions revue : Face au discours de la pénurie largement majoritaire dans le monde politique français pullulent des propositions politiques xénophobes et racistes. Régulièrement, l’extrême droite, la droite et le centre attaquent l’Aide Médicale d’Etat, présentée comme coûteuse, injuste car remboursant plus de soins que l’Assurance maladie, et créant un « appel d’air » migratoire. Qu’en est-il en réalité ?

    Nicolas Da Silva : Vous faites bien d’insister sur le fait que le racisme et la xénophobie ce n’est pas que l’extrême droite. Elle est un camp de base pour ces idées qui irriguent toute la société. Ces discours produisent de longue date des politiques publiques et, plus largement, des pratiques qui dégradent les conditions vie des personnes visées. Si l’on fait l’effort de déconstruire notre ignorance, on le voit tous dans nos entourages ou au travail (dans mon cas à l’université). Cela ne veut pas dire que cela ne peut pas être pire, mais simplement qu’il ne faut pas dédouaner les gouvernements précédents. L’indignité de Bruno Retailleau ne doit pas faire oublier ses prédécesseurs comme Manuel Valls, Brice Hortefeux et bien d’autres.

    Dans le cas de la santé ? la xénophobie et le racisme ne se limitent pas au cas de l’Aide médicale d’Etat. De nombreux travaux ont montré que les personnes racisées sont victimes de discriminations, qu’elles soient professionnelles du monde des soins (par exemple les PADHUE) ou malades (par exemple le syndrome méditerranéen).

    En ce qui concerne l’AME, je vais faire l’économiste de service et expliquer en quoi les discours dominants sont faux. Mais il faut d’abord dire à quel point le soin envers l’autre est un principe moral suffisant en lui-même. Ce n’est pas parce que ce n’est pas cher qu’il faut défendre l’AME. Quand bien même cela coûterait cher, cela voudrait-il dire qu’il ne faudrait pas soigner des gens simplement parce qu’ils n’ont pas les bons papiers ? Évidemment non. De même, l’argument sanitaire défensif n’est pas un bon argument. Soigner une personne en souffrance parce qu’elle risque de nous contaminer c’est déjà renoncer à sa propre humanité.

    Ceci étant dit les économistes se sont penchés sur la question. Une enquête montre que ce qui caractérise en réalité l’AME ce n’est pas l’abus mais le non recours. 49% des personnes qui ont le droit à l’AME ne la demande pas. Au bout de 5 ans de présence sur le territoire, le taux de non recours tombe à 35%. Ces taux de non recours sont supérieurs au taux de non recours des prestations sociales comparables. Par exemple, le taux de non recours à la Couverture santé solidaire (complémentaire santé gratuite en dessous de certains critères de revenu) est de 33%. Seulement 10% des personnes déclarent migrer pour des raisons de santé. Or, même parmi cette population le non recours atteint 34%. Pourtant le dispositif marche. Lorsque les personnes bénéficient de leur droit, elle se soignent plus et mieux (elles consultent plus souvent en libéral plutôt qu’à l’hôpital où dans des lieux dédiés aux personnes vulnérables). Le parcours du combattant ne s’arrête pas pour autant car les bénéficiaires font face à du refus de soin de la part des professionnels. Par exemple, ces personnes ont 30% de chances de plus que les autres de se voir refuser un rendez-vous chez un généraliste. Il faut encore souligner que le panier de soins (le nombre de prestations auxquelles les personnes ont le droit) est plus réduit que pour les dispositifs comparables.

    Non seulement ce dispositif n’est pas un ticket d’or mais en plus les dépenses occasionnées sont marginales par rapport à l’ampleur du système de santé. Tandis que l’AME coûte entre 1 et 1,5 milliards d’euros par an, les dépenses de santé se sont élevées à 325 milliards d’euros en 2023, dont 78% financées par de l’argent public. L’enjeu financier de notre système de santé n’est clairement pas l’AME. Le seul appel d’air dont la réalité est incontestable est celui provoqué par les discours xénophobes et racistes. Plus ils se diffusent plus l’air est irrespirable.

    « Les rapports sur la fraude sociale sont unanimes pour dire que la fraude des bénéficiaires est minime […] D’autant plus que les fraudeurs ne sont pas ceux qu’on croit. Près de 7 milliards d’euros, soit plus de la moitié, sont de la fraude à la cotisation sociale des employeurs. »

    Positions revue : Le discours de la pénurie pousse aussi à scruter certaines dépenses en supposant que les usagers du système de soin abusent de leurs droits. Depuis 2020, le nombre de jours d’arrêt de travail a augmenté, notamment les arrêts pour cause psychique. En conséquence, il est proposé une augmentation des jours de carence et une diminution du montant des indemnités journalières. Quelles seraient les conséquences de telles mesures ?

    Nicolas Da Silva : La thématique du fraudeur est un grand classique des opposants à la Sécurité sociale qui est déclinée en autant de variations que de droits existants. Bien entendu, personne n’a envie de financer un système collectif qui incite à la cupidité. Sauf que les rapports sur la fraude sociale sont unanimes pour dire que la fraude des bénéficiaires est minime. Le rapport de l’année dernière du Haut conseil du financement de la protection sociale estime la fraude sociale à 12,98 milliards d’euros. Cette estimation est un ordre de grandeur et la réalité peut être un peu en dessous ou au-dessus. Mais l’ordre de grandeur est important : 13 milliards sur 644 milliards de prestations. Ce n’est pas rien, mais c’est loin d’être le problème central. D’autant plus que les fraudeurs ne sont pas ceux qu’on croit. Près de 7 milliards d’euros, soit plus de la moitié, sont de la fraude à la cotisation sociale des employeurs. Concernant l’Assurance maladie, sur 1,71 milliards de fraude, 0,41 milliards concerne les patients. L’essentiel de la fraude à l’Assurance maladie est de la fraude des professionnels. Ce n’est pas étonnant car ce sont eux qui ont le pouvoir de prescrire et de facturer à la Sécurité sociale. Le patient, pour être remboursé, doit obtenir l’autorisation d’un professionnel. Il est déjà très étroitement contrôlé.  Ce fait devrait suffire à ridiculiser tous les appels à la responsabilisation des malades.

    Cette année, beaucoup d’encre a coulé sur l’augmentation des indemnités journalières pour maladie. En effet, ces dernières ont augmenté de 28,9% entre 2010 et 2019, puis de 21,9% entre 2019 et 2023. Cette augmentation très importante interroge : est-ce que l’immoralité n’aurait pas gagné la population ? C’est en tous cas la thèse du gouvernement qui a réduit et souhaite encore réduire les droits (soit en augmentant les jours de carence, soit en diminuant le taux de remplacement). Pourtant, le rapport charge et produit de l’Assurance maladie explique noir sur blanc que 60% de la hausse provient de facteurs économiques et démographiques. La croissance de l’emploi et la hausse des salaires impliquent nécessairement que si plus de gens s’arrêtent pour maladie, les indemnités journalières soient plus élevées. Par ailleurs, la population connait un vieillissement, or plus on est âgé plus on est malade. Autrement dit, pour au moins 60% de la hausse en euros des arrêts maladie, le comportement des patients n’est pas en cause.

    Et pour le reste ? L’Assurance maladie ne sait pas et l’énonce clairement : « Les causes précises de cette progression de la sinistralité restent difficiles à cerner, et encore plus à quantifier ». Elle pose deux hypothèses. La première, étayée par de nombreuses études, concerne la dégradation des conditions de travail (physique et psychologique). La seconde, pour l’instant non étayée par une documentation publique, porte sur des arrêts non injustifiés. Etant donnée ce niveau de connaissance, on pourrait s’attendre à ce que toute décision politique soit subornée à des recherches permettant d’expliquer ces 40%.

    Pourtant, malgré l’incapacité actuelle à démontrer l’existence de faux malades, le gouvernement souhaite encore réduire les droits. Il s’est appuyé pour cela sur une étude de l’Assurance maladie non publiée selon laquelle, après contrôle, 54% des arrêts maladies longs seraient injustifiés. Ce chiffre serait absolument insupportable s’il voulait dire ce que le gouvernement souhaite lui faire dire. L’étude ne portait pas sur un échantillon aléatoire mais sur des profils ciblés parce que susceptibles d’être fraudeurs. Or, parmi eux, 46% étaient vraiment malades et 41% étaient vraiment malades mais relevant du régime de l’invalidité. Seulement dans 12% des cas le contrôle débouche sur une reprise du travail (ce qui n’est pas nécessairement de la fraude mais peut aussi relever d’une guérison rapide ou d’un avis contradictoire avec le médecin prescripteur). Donc parmi les 54% d’arrêt long injustifiés, 4/5 étaient des personnes réellement malades en errance administrative.

    Le portrait de l’année écoulée ne serait pas complet sans rappeler la chasse aux fonctionnaires lancée par le ministre Guillaume Kasbarian. Selon un rapport, en 2022, le nombre de jours d’absence pour raison de santé dans le public était de 14,5 contre 11,7 dans le privé. Le ministre a alors instrumentalisé ce chiffre pour alimenter le mythe des fonctionnaires fainéants. Par soucis de justice il était nécessaire de réduire les droits de ces derniers pour qu’ils se comportent mieux. Pourtant, le même rapport, expliquait que cet écart pouvait s’expliquer par des différences de profils entre travailleurs du privé et du public. Les travailleurs du public sont plus exposés à la maladie car en moyenne plus âgés, plus titulaires du dispositif ALD ou encore plus souvent des femmes. Ces facteurs sont associés à de plus grandes chances d’être en arrêt et il n’est pas étonnant que les jours d’arrêts soient plus importants dans le public que dans le privé.

    Tout cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de fraude ou d’abus. On est tous témoins (ou coupables) de phénomènes qui pourraient s’y apparenter. Mais, en l’état actuel des connaissances, on peut dire que ces comportements sont marginaux et n’ont pas l’importance économique qu’on leur prête. Il y a d’excellentes raisons qui expliquent l’augmentation de la maladie. On a parlé du vieillissement de la population et des conditions de travail. Il faut dire aussi que la pandémie de Covid-19 produit encore de nombreux effets. Réduire les droits dans ce contexte c’est dégrader non seulement la santé de la population mais le rapport au travail.

    « Alors, pourquoi viser ces malades en particulier ? Tout simplement parce que c’est le principal poste de dépense. Il y a environ 12,3 millions de personnes en ALD. En 2021, ces personnes représentent 19,9% de la population mais 67,3% des dépenses financées par la Sécu. […] La pénurie organisée des financements implique une hiérarchisation encore plus dure des malades. »

    Positions revue : Très récemment, toujours dans la perspective de faire la chasse aux « abus », il est question de s’attaquer aux dispositif ALD (Affection Longue Durée). Ce dispositif permet aux personnes atteintes de maladies chroniques (cancers, diabète, maladies cardio-vasculaires graves…) de bénéficier d’une prise en charge à 100% par l’Assurance maladie des soins liés à ces pathologies. Comment et pourquoi souhaitent-ils s’attaquer à ce dispositif ?

    Nicolas Da Silva : La première chose à rappeler est que les personnes titulaires du dispositif ALD ne sont pas remboursées à 100% par la Sécurité sociale. Le dispositif ALD est une exonération du ticket modérateur pour les soins liés à la maladie qui justifie l’entrée dans le dispositif. Cela signifie que toute une série de coûts sont encore portés par les malades. Par exemple, les personnes en ALD paient les franchises médicales, les participations forfaitaires et les dépassements d’honoraires. Aussi, il se trouve que les personnes en ALD souffrent en moyenne d’un reste à charge plus élevé que les autres. Il faut donc toujours manier deux faits lorsqu’on parle des ALD : le dispositif est très protecteur car 91% de leurs soins sont remboursés par la Sécu (contre 66,4% pour les autres) mais il n’empêche pas des restes à charge plus élevés que la moyenne.

    Alors, pourquoi viser ces malades en particulier ? Tout simplement parce que c’est le principal poste de dépense. Il y a environ 12,3 millions de personnes en ALD. En 2021, ces personnes représentent 19,9% de la population mais 67,3% des dépenses financées par la Sécu. Tandis que la stratégie jusqu’à présent était de cibler les remboursements chez les plus malades et de laisser les autres se couvrir sur le marché complémentaire, il semble que le gouvernement soit décidé à remettre en cause ce ciblage.

    Trois outils sont envisagés pour faire des économies sur les ALD. Le premier a déjà été évoqué, il s’agit des franchises médicales et participations forfaitaires. Le second est le plus grand contrôle des prescriptions et soins. En effet, l’exonération du ticket modérateur ne concerne que la maladie ALD. Autrement dit, il existe pour ces malades une ordonnance bizone : si votre maladie concerne l’ALD vous êtes exonéré de ticket modérateur, si la maladie n’a rien à voir vous êtes soumis aux mêmes règles que les autres. Le problème est qu’il est souvent difficile de distinguer ce qui relève de l’ALD ou non et que les professionnels de santé peuvent avoir tendance à ne pas respecter l’ordonnance bizone. Un « meilleur » contrôle signifie d’augmenter encore le reste à charge des patients ALD. Le troisième outil est une gestion plus agressive de l’entrée et de la sortie dans le dispositif. Il s’agit de moins rembourser en considérant que certains vrais malades ne le sont pas assez ou plus assez. La pénurie organisée des financements implique une hiérarchisation encore plus dure des malades. Il faut rappeler que cette aberration est préférée à un remboursement à 100% par la Sécurité sociale de tout le monde, qui ferait bien plus d’économies !

    L’attaque sur les ALD s’explique aussi par un contexte de besoins croissants. La tendance est à la forte croissance du nombre de personnes en ALD (plus 37,4% entre 2010 et 2022). La majeure partie de cette hausse est liée à l’augmentation de la population et à son vieillissement. La tendance va donc se poursuivre. Le gouvernement prend les devants en modifiant l’indicateur : des gens aujourd’hui considérés comme très malades et éligibles à une aide spécifique ne le seront plus demain. Or, tout cela ignore toute une série de causes de la hausse des maladies graves et coûteuses. Il arrive de se moquer des sociétés du passé qui ont laissé mentir allègrement l’industrie du tabac. Mais les choses sont-elles parfaites aujourd’hui lorsqu’on fait la liste polémiques récentes de santé publique (chlordécone, PFAS, eaux en bouteille, loi Duplomb, etc.) ?

    « Le point de départ de la discussion ne peut pas être le financement. Ce qu’il faut c’est se poser d’abord la question des besoins. »

    Positions revue : Quelles pistes pourrait-on envisager pour financer le système de soin sans renoncer à soigner tout le monde le mieux possible ?

    Nicolas Da Silva : Le point de départ de la discussion ne peut pas être le financement. Ce qu’il faut c’est se poser d’abord la question des besoins. Si les besoins augmentent, et c’est ce qu’il va se passer, veut-on financer ces besoins on non ? Si on pense qu’il faut les financer, parce que c’est la société dans laquelle nous voulons vivre, pense-t-on qu’il faut le faire par des moyens publics – économes et égalitaires – ou privés – dispendieux et inégalitaires ?

    Etendre la Sécurité sociale nécessite forcément d’augmenter les prélèvements obligatoires. Mais il faut se défaire de l’image véhiculée par cette expression. Les prélèvements ne sont pas une ponction. Ils sont une façon de reconnaitre la valeur du travail des soignants. Et il se trouve qu’il est préférable de reconnaitre économiquement cette valeur par de la cotisation plutôt que par un prix de marché. La Sécurité sociale n’est pas une ponction improductive sur une société productive. C’est une autre façon de valider socialement de la richesse économique. La dimension obligatoire doit aussi être relativisée : le refus de financement par la Sécurité sociale n’empêchera pas le développement des maladies. Et alors ceux qui le pourront devront payer, sous forme d’un prélèvement obligatoire privé (la complémentaire et/ou le reste à charge). Il faut cotiser plus pour socialiser plus. Et c’est une bonne nouvelle !

    Une fois qu’on a accepté le principe de la socialisation, la question du type de financement est moins difficile à résoudre qu’il n’y paraît. Beaucoup de modalités de financement sont en débat. Une première possibilité est de réduire progressivement les exonérations et exemptions de cotisation sociale (dont l’effet sur le niveau de l’emploi est faible ou nul). Il est possible de financer la Sécurité sociale par une politique de hausse des salaires. Il est aussi envisageable de taxer les héritages pour dégonfler les inégalités de patrimoines reparties à la hausse ces dernières années.

    Est-ce que cela veut dire qu’il ne faut pas envisager de faire des économies ? Evidemment non. Et il y a de quoi faire ! Mais cela suppose de chercher les économies là où on peut réellement les trouver. D’une part, il faut lutter contre le déploiement du capitalisme sanitaire. La santé est devenue un lieu de l’accumulation du capital comme un autre. C’est le cas depuis longtemps dans l’industrie pharmaceutique mais ce phénomène s’accélère en médecine de ville (spécialisée ou non), dans les cliniques, les EPHAD, et ailleurs. Le secteur des complémentaires santé voit de plus en plus les assureurs à but lucratif prendre du terrain sur les mutualistes et les institutions de prévoyance. Dans tous ces secteurs, il y a des gisements d’économie insoupçonnés. D’autre part, il faut prendre au sérieux la question de la prévention. La prendre au sérieux implique de ne pas croire que des économies soient possibles facilement à court terme. S’il faut agir sur les déterminants de l’état de santé, il faut des investissements importants. Les médecins n’ont pas intérêt (ou la possibilité) à être proactifs dans la prévention s’ils sont rémunérés uniquement pour des actes curatifs. Il faut repenser l’organisation des soins primaires et cela suppose des fonds substantiels (immobilier, matériel, etc.).  La prévention suppose aussi d’affronter les fondamentaux du capitalisme qui pollue l’environnement, dégrade les conditions de travail, produit de la nourriture inadaptée à la santé, etc.

    Tout cela est appuyé par de nombreux travaux. Mais il faut dire qu’historiquement la connaissance sur ce qu’il convient de faire pour améliorer la vie des gens n’est jamais suffisante. L’évidence des besoins, parfois de la misère, n’est pas non plus une condition suffisante. Le changement institutionnel implique une remise en cause d’un ordre établi qui n’accepte jamais de se rendre paisiblement. La conflictualité est au cœur du progrès social. L’histoire de la Sécurité sociale est aussi une histoire de lutte de classes. A nous de continuer à tirer le fil rouge.