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Une ambitieuse alternative au "Capital". Sur le livre d’Ulysse Lojkine
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Une ambitieuse alternative au "Capital". Sur le livre d’Ulysse Lojkine - CONTRETEMPS
Jacques Bidet propose dans ce texte une lecture critique serrée de l’ouvrage d’Ulysse Lojkine, Le fil invisible du capital (éditions La Découverte). Il en montre l’ambition comme alternative au Capital de Marx, mais soutient également que ces deux théories de l’exploitation demandent être complétées en prenant acte du fait que le pouvoir social peut être lié non seulement au marché mais aussi à l’organisation, et fondé sur une supposée « compétence ».
On pourra également lire sur notre site un extrait du livre, ainsi qu’une recension critique.
Ulysse Lojkine, Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l’exploitation, Paris, La Découverte, 2025, 256 pages.
Tout au long de son livre, Lojkine ne cesse, comme il le souligne, p. 187, de « dialoguer avec Marx ». Il entend recueillir les points forts de sa théorie, mais aussi la corriger de certaines erreurs en la confrontant à d’autres approches, et surtout la mesurer aux transformations de l’ordre économique apparues au cours de ces deux derniers siècles. Son axe d’exploration sera celui de « l’exploitation », comprise comme « appropriation du travail d’autrui combinée à une relation de pouvoir asymétrique », p. 9. Elle est en effet de plus en plus difficile à identifier à mesure que les réseaux à travers lesquels elle se diffuse se complexifient et que s’accroît la distance entre les exploités et leurs exploiteurs. Lojkine se donne donc une tâche descriptive : faire apparaître « l’exploitation capitaliste », sous ses diverses formes, en montrant chaque fois en quoi consiste l’appropriation et sur quel pouvoir elle repose spécifiquement. Et il oriente le lecteur vers des pistes qui permettraient d’y mettre fin. Si cet objectif se révèle si difficile à atteindre, explique-t-il, c’est parce que les mécanismes sociaux sur lesquels repose l’exploitation sont ceux-là mêmes qui assurent la coordination rationnelle de l’ordre économique.
Je me propose de comparer le système conceptuel de Lojkine à celui du Capital, tels que peut le ressaisir un lecteur assidu, qui partage un semblable objectif de les confronter au monde d’aujourd’hui, d’en corriger les erreurs et de rechercher quel usage utile il peut en être fait.
Il faut d’emblée, me semble-t-il, reconnaître un immense mérite à la recherche de Lojkine. Marx nous faisait passer du capitalisme au socialisme à travers la montée en puissance du salariat, censément inscrite dans le développement tendanciel de la grande entreprise. L’échec de telles tentatives a conduit à de multiples recherches. Lojkine a choisi une voie éclairante à bien des égards : il considère la puissance du capitalisme, sa capacité à tenir dans un ensemble cohérent un champ économique aussi disparate, où s’entremêlent, dans l’espace global, tant de décalages et de discordances. Et c’est à partir de ce potentiel de rationalité, autant que de la charge d’exploitation qu’il recèle, qu’il tente de dessiner une nouvelle perspective.
Il pourrait cependant échapper au lecteur hâtif que Lojkine, à travers un vocabulaire différent quoiqu’analogue, introduit des concepts qui ressemblent à ceux de Marx, mais qui ont des propriétés radicalement différentes, conduisant à des explications radicalement différentes, pouvant conduire à des perspectives divergentes. Je tenterai donc de faire apparaître son originalité en examinant terme à terme, cursivement, les principaux concepts. Cela sans contourner les désaccords profonds que j’ai moi-même avec Marx.
L’ensemble des décalages entre les deux auteurs apparaîtra mieux si l’on considère d’abord deux divergences primordiales.
La première est d’ordre anthropologique. Lojkine, quoiqu’il en dise, fait le choix philosophique de l’individualisme dit « méthodologique », qui est aussi « ontologique », au sens d’une ontologie sociale. C’est là la thèse adoptée par le « marxisme analytique », qui part de l’individu. Marx part, au contraire, des rapports sociaux. C’est le choix que formule la VIe thèse sur Feuerbach : l’individu s’appréhende dans la position, toujours singulière, qu’il occupe dans « l’ensemble des rapports sociaux » où il émerge. Il y émerge comme personne, faut-il y ajouter, en réponse aux interpellations des partenaires que définissent ces rapports « sociaux », en tant qu’ils sont, comme tels, pourvus de sens.
La seconde divergence est d’ordre épistémologique, concernant la méthode d’exposé. On ne peut « dialoguer avec Marx » qu’en se situant par rapport à la « méthode » qu’il revendique, qui consiste à développer le concept « d’abstrait en concret », c’est-à-dire du plus général au plus particulier, dans l’ordre de la pensée, pour produire ainsi, dans un va-et-vient avec la recherche empirique, un corps de concepts permettant d’appréhender le concret réel. C’est là une contrainte théorique qu’il expose dans son Introduction aux Grundrisse, et à laquelle il s’efforce de se soumettre rigoureusement dans Le Capital – ce qui ne signifie pas qu’il est y parvienne toujours. Chaque concept tient son sens et sa portée à la place qu’il occupe dans un tel exposé ordonné, laquelle détermine l’usage qui peut en être fait. Au long de cette chaîne, la vérité du moment plus abstrait demeure dans celle du moment plus concret. C’est ainsi que la relation marchande, supposée comme telle libre et égale, ne peut disparaître dans la relation marchande-capitaliste. Quand le salarié vend sa force de travail, il en demeure, sous le pire asservissement, propriétaire en dernière instance. C’est pourquoi on le voit, au chapitre 10 du Livre 1, « élever la voix », et s’engager, sous forme syndicale et politique, pour une législation du temps de travail. Une lutte qui, aux yeux de Marx, annonce toutes les autres. Cette façon de procéder, « d’abstrait en concret », selon une échelle de « niveaux épistémologiques », appelons-les ainsi, permet d’étudier les diverses « surdéterminations » de cette « forme sociale » qu’est le capitalisme. Marx montre ainsi comment cette structure de classe appelle, implique l’État-nation. Cette surdétermination en appelle une autre : l’État-nation n’existe que parmi d’autres, dans une configuration Système-monde asymétrique. Ainsi se trouve produit dans la pensée le concept qui permet d’appréhender dans quelles conditions advinrent autrefois un capitalisme esclavagiste, hier un capitalisme néolibéral. Tel est du moins l’esprit de cette méthode.
Une telle méthode, qui peut sembler étrange, répond simplement à l’exigence de dépasser l’analyse plurifactorielle par laquelle commence nécessairement la recherche. Elle cherche à mettre de l’ordre entre les divers facteurs, c’est-à-dire entre les divers éléments dont le rôle est manifeste dans la situation que l’on cherche à analyser : elle se propose d’identifier l’ordre dans lequel on doit les considérer pour comprendre les rapports qu’ils entretiennent entre eux. C’est en cela qu’elle produit une « théorie », à la façon d’une théorie scientifique. Il ne s’agit pourtant pas, à proprement parler, d’une œuvre de science. La question qu’elle pose à propos de cette réalité comporte, en effet, une dimension philosophique : elle ne porte pas seulement sur ce qui est, mais en même temps sur ce qui doit être. Elle concerne non seulement une pratique technico-scientifique, mais aussi une pratique citoyenne. Qu’il s’agisse cependant là d’une vraie théorie ne garantit évidemment pas qu’elle soit une théorie vraie.
Considérons maintenant les principaux concepts à comparer.
Le concept d’exploitation. Marx l’aborde, comme Lojkine, en termes d’appropriation. Selon lui, on est exploité lorsque l’on travaille au bénéfice d’autrui plus longtemps que le temps nécessaire à produire ce que l’on consomme. L’exploitation implique un rapport de domination, mais ce n’est pas là un caractère qui, selon l’expression de Lojkine, « se combinerait » à cette appropriation. La domination est la condition de l’appropriation, laquelle permet sa reproduction. Ce concept s’applique aux sociétés humaines dès lors qu’il y a propriété. Dans le cas du capitalisme – c’est là d’emblée ce qui distingue radicalement l’approche marxienne de celle de Lojkine –, l’employeur ne s’approprie pas le travail du salarié, mais sa force de travail. Le salarié ne vend pas son travail, il vend sa force de travail[1]. C’est par là que Marx entend rompre avec les classiques. Et c’est aussi le trait qui le distingue des néoclassiques. C’est là le fondement de son exposé. Le capitaliste ne s’approprie ni un travail, ni un temps de travail. Pour Marx, versus Lojkine, Il n’y a donc pas de « flux de travail ». Pour lui, le flux de la circulation advient dans l’échange ; et ce qui circule, ce n’est pas le travail, c’est la valeur, passant alternativement de la forme marchandise à la forme monnaie et inversement.
Le concept de valeur. Lojkine le déclare mystérieux. Marx, dans sa célèbre lettre à l’éditeur, souligne qu’il demande en effet au lecteur beaucoup de patience, une laborieuse patience théorique. La théorie marxienne n’a pas pour objet de montrer que les marchandises s’échangent en fonction du temps de travail qu’elles impliquent, comme on pourrait l’attendre d’un échange entre des producteurs en concurrence. Elle souligne qu’au contraire leurs prix s’en écartent immensément. Ce qu’elle définit, c’est une logique, la logique de la valeur, inhérente au rapport de production marchande comme tel, analysé par Marx de façon à rendre intelligible le rapport de plus-value, inhérent à la production marchande-capitaliste, dont la logique propre, qui est tout autre, permet seule, à ses yeux, de comprendre les mécanismes et tendances du mode de production capitaliste. Le concept de valeur est pour lui le concept « abstrait » dont il faut partir, pour le « transformer », verwandeln, par des « déterminations », Bestimmungen, successives. Lojkine étudie d’emblée le « capitalisme », sur un mode descriptif. Marx, qui examine un « rapport social » dans son épaisseur conceptuelle, dans la hiérarchie de ses déterminations, entend donc prendre le problème de plus haut, à partir d’un concept plus « abstrait », antérieur dans l’échelle épistémologique, c’est-à-dire présupposé, celui de production marchande, laquelle est comme telle rigoureusement concurrentielle (les commentateurs marxistes se sont souvent désintéressés de ce point, tout comme Lojkine). Et la production « devient » marchande-capitaliste, dès lors que l’on envisage une marchandise « déterminée » : la force de travail.
Le concept de production. Cédric Durand, dans sa postface, avance le projet de poursuivre le travail de Lojkine, par une étude de la production. Il semble en effet que Lojkine en soit, méthodologiquement, resté à la question de la « circulation », en corrélation avec celle de la « coordination ». Marx prend des choses autrement, distinguant, du général au particulier, trois concepts de production, trois niveaux épistémologiques[2]. Dans la production en général, selon la rationalité qui caractérise cette pratique humaine particulière, soit la « production de valeurs d’usage », la fabrication d’un produit concret se corrèle à la dépense de force de travail qu’il requiert : corrélation du « travail concret » au « travail abstrait ». Dans la production marchande, qui affecte à divers titres diverses sociétés, cette corrélation se réalise à travers le rapport concurrentiel entre producteurs-échangistes comme tels, en fonction de la demande des divers produits et du temps de travail qu’ils impliquent : la concurrence est donc bien au cœur de la théorie marxienne de la valeur (ce qui semble échapper à Lojkine). Marx y découvre un système d’incitation et d’allocation rationnelle des ressources, en même temps que d’information au sens de Hayek[3] – et l’on en conclura que le marché, dans son abstraction, est une « merveille ». Dans la production capitaliste, qui requiert certes celle de la marchandise et donc celle de valeurs d’usage , la logique est rigoureusement celle du profit, quelles qu’en soient les conséquences pour l’humanité et la nature – faisant ainsi en dernière instance abstraction de la « valeur d’usage ». Lojkine n’a pas recours à de tels concepts, hiérarchiquement articulés. Lesquels pourtant pourraient sembler mobilisables pour l’objectif qui est le sien : abolir le capitalisme sans abolir le marché.
La relation entre marché et pouvoir. Lojkine souligne que son approche de l’exploitation ne concerne pas seulement des rapports de quantités, mais aussi de pouvoir. Il est conduit à proposer un nouveau concept de pouvoir : propriété d’un agent sur une réalité sociale. Marx, par contraste, s’intéresse au pouvoir comme pouvoir d’une classe sur une autre, ou comme pouvoir d’État. Les termes qu’il emploie, comme Gewalt ou Herrschaft, ne concernent pas les rapports interindividuels. Les individus qui l’exercent exercent un pouvoir de classe ou d’État. Aux yeux de Marx, un tel pouvoir n’est pas la « propriété d’un agent », ainsi que peut le considérer l’individualisme méthodologique : il n’existe comme tel que dans un rapport social défini, à partir duquel il est un pouvoir déterminé. Marx s’intéresse notamment à ce pouvoir non-marchand qu’il croit voir monter en puissance dans la grande entreprise industrielle : les travailleurs pourraient s’approprier ce pouvoir organisationnel par lequel ils sont eux-mêmes organisés. C’est un concept qui vise à comprendre et expliquer un processus historique supposé (pouvant, comme tel, conduire à un diagnostic erroné). Les concepts de Lojkine, qui décrit des mécanismes, et ceux de Marx, qui analyse des antagonismes de classe et les processus historiques auxquels ils sont censés donner lieu, ne sont pas mobilisables pour les mêmes usages. L’épistémologie de Marx ne permet pas d’analyser selon des semblables critères la pratique d’une personne qui loue un appartement pour elle inutile, en vue d’en tirer un revenu dont elle fera un usage utile, et celle de la compagnie immobilière qui loue dans une logique de profit capitaliste. On trouve un décalage analogue, quoiqu’à niveau épistémologique différent à propos de la rente foncière. Marx l’appréhende comme rapport social plus « général », c’est-à-dire existant ailleurs que dans le capitalisme, cas particulier ; et il cherche à montrer comment celui-ci le traite dans sa logique propre, une logique de plus-value.
Le concept de capital commercial. Sur ce point, il me semble que la problématique de Marx doit être précisée et critiquée. Il est logique avec lui-même lorsqu’il avance que la valeur ne change pas de grandeur en circulant, en passant de la forme marchandise à la forme monnaie et inversement. En ce sens, dans le processus commercial ne se produit aucune valeur. Mais, me semble-t-il, on ne peut en rester là, car le produit n’achève d’être produit comme valeur d’usage que lorsqu’il est acheminé jusqu’à la caisse du magasin – pour prendre une image. Le travail de transport fait ainsi partie du travail de production. À cela il faut ajouter les coûts de transaction qu’implique le travail de recherche d’acheteurs, de localisation adéquate du produit, de publicité pour le faire connaître, etc. La marchandise ne devient valeur d’usage que lorsqu’elle est accessible à l’acheteur, connue et reconnue comme utile. S’il en est ainsi, dans la logique de Marx, au niveau abstrait où se situe son analyse de la valeur de la marchandise, la grandeur de celle-ci devrait donc se mesurer à la durée cumulée du travail de production et du travail de transaction qu’elle requiert. Or Marx, dans Le Capital, néglige cette question. En réalité, en tant qu’économiste, il était, tout comme l’est Lojkine, conduit à s’intéresser au capital commercial d’un tout autre point de vue : celui de la coordination entre les différentes sphères de l’économie. Il devait étudier la part que celui-ci prend au processus économique, sa dynamique propre, sa logique propre, qui diffère de celle du capital « productif », au sens étroit du terme, de biens et de services, en même temps que le poids qu’il représente pour une économie. C’est en ce sens que Marx appréhende l’ensemble des coûts de transaction liés au capitalisme comme des « faux frais » de production, improductifs de valeur d’usage, relevant en ce sens d’un ensemble de « fonctions improductives » propres au capitalisme[4].
Le concept de salariat. Lojkine analyse le salariat comme une structure « triangulaire » à trois termes : la personne qui travaille, l’utilisateur du travail, l’employeur qui paie le travailleur. Marx dispose les éléments de façon linéaire : le travailleur qui produit l’objet ou le service, l’employeur qui paie le travailleur, le consommateur qui achète le produit au capitaliste. Les deux premiers termes renvoient à la production, les deux derniers à la « circulation », c’est-à-dire à l’échange. Cette conception linéaire permet de comprendre le processus que Lojkine décrit en termes triangulaires : il peut y avoir une hiérarchie d’employeurs, dont les pouvoirs sont distincts, de même que les profits qui s’y attachent. Le sous-traitant, par exemple, doit se plier à des contraintes de volume, de qualité et de délais de livraison, imposées par le donneur d’ordre, tout en disposant du recrutement, du salaire et des horaires de l’employé. Sur ce point donc, il ne semble pas y avoir d’incompatibilité entre l’approche de Lojkine et celle de Marx. Le dispositif triangulaire, par contraste, permet à Lojkine d’intégrer le salariat dans un schéma qui inclut la sous-traitance, le crédit, etc. On voit ici l’abîme qui sépare les deux problématiques. Marx, qui s’intéresse aussi à d’autres formes bourgeoises d’exploitation, notamment à celle des domestiques, se concentre essentiellement sur le salariat capitaliste, le considérant comme le principe exclusif de « l’accumulation de plus-value ». Mais, dès lors que l’on écarte la théorie marxienne de la valeur, ainsi que le fait Lojkine, une telle distinction perd sa centralité.
Le concept de coordination. Le capitalisme, selon Lojkine, comporte un couplage entre un système d’exploitation et un système de « coordination ». Selon Marx, par contraste, le mode de production capitaliste articule deux modes primaires de « division du travail », le premier sur le marché dans l’ensemble d’une société, le second à l’intérieur de l’entreprise[5]. Le terme de « coordination », me semble-t-il, conviendrait mieux ici que celui, purement négatif, de « division ». Ce sont là en effet, au-delà de la coopération discursive entre partenaires, les « deux modes primaires de la coordination rationnelle de la production à l’échelle sociale » – pour reprendre une thématique institutionnalisme que Coase et Williamson, me semble-t-il, ont repris de Marx – donnant lieu à deux sortes de pouvoir. Lojkine développe du reste une perspective analogue. Il oppose pouvoir des propriétaires capitalistes, qui est d’embaucher et de licencier ceux qu’ils emploient par contrat, d’investir, de délocaliser, etc., et celui des cadres, qui est de définir des processus et des tâches, et de les assigner aux divers salariés, articulé à la charge de s’assurer que le travail s’effectue selon les objectifs de l’entreprise. Mais – et ma question s’adresse ici autant à Marx qu’à Lojkine – a-t-on épuisé la question en déclarant qu’il s’agit là d’un double pouvoir du capital, l’un direct et l’autre indirect ? Suffit-il de dire que les capitalistes choisissent les cadres ? Ils ne peuvent en réalité les choisir que parmi des personnes « compétentes », c’est-à-dire produites comme telles par un tout autre processus social de production et de reproduction que celui du capital : le processus, bien connu des sociologues, que Bourdieu approche en termes de « capital Diego Rivera, “Mexico Today and Tomorrow,” detail featuring Karl Marx, History of Mexico murals, 1935, fresco, Palacio Nacional, Mexico Cityrel ». S’il en est ainsi, la structure de classe, à l’époque moderne se réduit-elle, comme l’entendent et Marx et Lojkine, à l’affrontement capital/travail ? La « classe bourgeoise », n’est-elle que la classe capitaliste ? La classe dominante moderne ne conjugue-t-elle pas plutôt deux principes de pouvoir, l’un relié au marché capitaliste, l’autre à l’organisation sociale, associant, dans des rapports historiquement variables, deux forces sociales, à la fois partenaires et concurrentes, incomparables dans leur nature et leur potentiel ? S’il en est ainsi, on se trouve conduit à appréhender la politique dans une société moderne comme un jeu à trois partenaires, où se mêlent luttes et alliances de classe. Ce à quoi ne prépare ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs.
En résumé, la lecture que l’on peut faire de Marx ou de Lojkine sera d’autant plus utile que l’on cherchera à tirer le meilleur profit de leurs concepts sans leur demander plus qu’ils ne peuvent donner.
Notes
[1] C’est là l’objet du chapitre 6 du Livre 1, L’achat et la vente de la force de travail.
[2] C’est là l’objet du chapitre 7 du Livre 1, La production de la valeur d’usage et la production de la plus-value. La production de la marchandise, analysée dans les chapitres qui précèdent, se trouve aussi au cœur de ce chapitre. Mais c’est sur la différence entre les deux autres concepts que porte ici l’argumentation de Marx.
[3] Le Capital, tome 1, p. 87. Il suffit aux producteurs-échangistes de « savoir combien ils obtiendront en échange de leurs produits ». Il leur suffit de suivre leurs prix sur le marché. Ils n’ont pas besoin d’une vision d’ensemble permettant de connaître les conditions de leur production. Ce que Marx appréhende dans les termes du « fétichisme de la marchandise ».
[4] C’est au Livre 2, aux chapitres 6, Les frais de la circulation, et 17, La circulation de la plus-value, et au Livre 3, au chapitre au travail 17, Le profit commercial, que Marx aborde systématiquement cette question.
[5] C’est là l’objet du chapitre 14 du Livre 1, La division du travail et la manufacture, § IV, La division du travail dans la manufacture et dans la société.




