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Levent Yilmaz: «L'autoritaire Erdogan en voie de “poutinisation”»

Lien publiée le 4 juin 2013

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Que se passe-t-il en Turquie, où les manifestations se sont poursuivies dans la nuit de lundi à mardi ? Réponse avec Levent Yilmaz, professeur d'histoire à l'université Bilgi d'Istanbul. Né en 1969, il a étudié à Paris, notamment avec François Hartog, et a publié, en 2004, une étude qui piste, à partir du XVIIIe siècle occidental, l'entrée dans la modernité, dans l'histoire, sous le signe de la raison et de la distance critique : Le Temps moderne. Variations sur les Anciens et les contemporains (Gallimard).

En 2005, Levent Yilmaz m'avait guidé lors d'un reportage à Istanbul, pour Télérama, dans le milieu artistique et intellectuel, loin des campagnes encore traditionnelles. L'article exposait une « Turquie européenne ». Il était titré : « Et si ce pays se débrouillait mieux que nous avec la modernité ? »

Alors que le bouillonnement ainsi décrit voilà huit ans fut refroidi par une Union européenne rétive et rogue, alors que l'habileté initiale du premier ministre et ancien maire d'Istanbul, Recep Tayyip Erdogan, tourne au despotisme de moins en moins éclairé, alors que le pouvoir turc vacille après les émeutes d'Istanbul qui semblent faire tache d'huile, j'ai appelé, lundi 3 juin, sur les rives du Bosphore, Levent Yilmaz. Quelles leçons tirer de ces jacqueries urbaines brassant les classes sociales et culturelles comme les générations ? Faut-il y distinguer une avancée de l'islam politique, à la lumière des printemps arabes ? N'y a-t-il pas lieu d'y percevoir plutôt le crépuscule politique, assez occidental, d'un Erdogan ayant lassé le pays à force de jouer, de front, Atlas et Hercule ?...

Mediapart. Voyez-vous poindre le « printemps turc » ?

Levent Yilmas. C’est à la fois beaucoup plus complexe et beaucoup plus simple. Nous avons assisté à un enchaînement qui aboutit à une mobilisation unique dans l’histoire du pays, parce qu’elle échappe, pour l’instant, à tout parti politique.

Il y avait donc, à l’origine, la dissidence éparse de quelques écologistes contre le projet de la mairie d’Istanbul, appuyée par le gouvernement : réaménager la place Taksim, pour y reconstruire une caserne ottomane détruite dans les années 1940, histoire d’y installer d’abord un musée. Et finalement, apprit-on de la bouche du premier ministre, Recep Tayyip Edogan, un centre commercial plus une résidence haut de gamme, sans que le moindre plan soit pour autant disponible. Des tentes furent installées sur la place, les protestataires organisaient des tours de garde, un député kurde appela à la désobéissance civile.

Le mouvement ne prit de l’ampleur que lorsque la police, à la fin du mois de mai, entreprit de brûler les tentes et de déloger les manifestants à grand renfort de gaz lacrymogènes. Ces violences policières ont fédéré toutes les strates de la population, frustrées par l’autoritarisme d’Erdogan, qui s’est entêté dès les premières échauffourées. Un tel regroupement, une telle rébellion, ne peuvent être considérés comme un ébrouement laïque et séculier. Parmi la foule rendue furieuse de la place Taksim, il y avait nombre de musulmans ; des gens ordinaires. Une place et des manifestants ne font pas forcément le “printemps”…

Il est assez tentant d’y voir un islamisme de gouvernement contesté par une mouvance laïco-républicaine, à l’inverse de la place Tahir au Caire, où un pouvoir laïco-républicain était aux prises avec la révolte d’une nébuleuse islamiste…

La nuit de samedi (1er juin) a donné lieu à des ralliements qui défient ce genre de typologie. On a même vu des supporters de clubs de football ennemis s’entraider, tant l’appel à la fois puissant et unanime des réseaux sociaux avait fait son œuvre : un brassage impressionnant, sans les caractéristiques, les particularismes et les exclusives attachés aux mouvements partisans.

L’opposition institutionnelle renonce, du reste, à tenter de récupérer ce mouvement et son million de Turcs contestataires, qui relève donc de l’événement populaire spontané, sans idéologie préconçue, aux mains d’individus responsables allant jusqu’à nettoyer la place et son square après les charges policières.

Les protestations visaient pourtant une “réislamisation” de la part d’un pouvoir turc s’en prenant à la laïcité…

Nous avons bien entendu affaire à un gouvernement conservateur musulman, qui n’a pourtant pas exercé d'oppression confessionnelle. Erdogan présente un profil autoritaire. Il semble en voie de “poutinisation”. Il se mêle de tout et suscite la peur. Cette atmosphère de crainte, étouffante, a gagné des secteurs qui semblaient intellectuellement armés pour y résister : les médias, l’université…

Mais les grilles de lecture, en France ou ailleurs, poussent parfois à surinterpréter certains signes d’autoritarisme en en faisant des signaux religieux. L’exemple des récentes dispositions limitant le marché de l'alcool est symptomatique. L'affaire m'apparaît moins répressive que bien des ordonnances d'outre-Atlantique, par exemple, où la vente est souvent interdite aux moins de 21 ans. En Turquie, se fondant sur une législation déjà existante, le pouvoir veut entraver un tel commerce après 22 heures ou à proximité des écoles. J’y vois davantage la marque du conservatisme que de l’islamisme.

Voyez-vous alors, dans ce mouvement, une révolte contre une société corsetée, comme en France au moment de Mai 1968 ?

Peut-être, et pas seulement parce que l’unique et dernier voyage officiel à l’étranger entrepris par Charles de Gaulle, après les événements en question, fut en Turquie, en octobre 1968…


1968 - De Gaulle en Turquie par smileynoir

Il existe des points communs entre la Turquie actuelle et la France des Trente Glorieuses, où les citoyens percèrent soudain sous les consommateurs, se révoltant contre une société cadenassée achetant le silence de sa population en l’enrichissant. La France, au sortir de la guerre d’Algérie, découvrit les aléas de la vie démocratique.

Aujourd'hui, en Turquie, le pouvoir conservateur et musulman d’Erdogan et de son parti, l’AKP, a réduit le rôle des militaires, enfin cantonnés là où ils doivent être : dans leurs casernes. Ce même pouvoir a réussi à faire la paix avec les Kurdes du PKK. Il n’y a plus ces menaces permanentes d’un coup d’État militaire, ni d’une guerre séparatiste, qui créèrent longtemps un climat de peur dont ont toujours joué ici les ultra nationalistes. Enfin les ennuis “normaux” commencent pour une République turque découvrant la réalité politique, sans fard, avec des débats qui agitent la société civile, avec des contradictions, des affrontements ; hors des intimidations ou des états d’exception qui gelaient la situation...

L'émeute viserait donc, comme avec de Gaulle en 1968, un autocrate, Erdogan, usé par une décennie de pouvoir ?

Erdogan est devenu l’arrogance même, poussé par un entourage nocif qui l'a convaincu d’avoir atteint le stade du demi-dieu sur terre. Il dit ma police, mes enseignants, mes ministres, mon peuple. Il s’arroge la victoire de l’AKP, provoquant de plus en plus la méfiance voire la colère des cadres de son parti. On a vu, à la faveur des émeutes de la place Taksim, le numéro 2 du gouvernement – le vice-premier ministre Bülent Arinç – regretter le passage en force, l’entêtement, l’absence de consultation populaire…

Erdogan se croyait ciment unique et irremplaçable, seul doté de charisme politique. Or les événements viennent de faire prendre conscience à tous de ses dérives autoritaires, qui le ravalent au rang de pierre d’achoppement. D’autant que ces soulèvements coïncident avec le dégonflement de la baudruche surestimée par ses partisans, qui avaient érigé ce premier ministre, personnage fort d’une région tiraillée, en une sorte de môle ou de phare du Proche-Orient, attendu et applaudi jusqu’à Alger, aux confins de l’ancien Empire ottoman. La guerre en Syrie, qui tourne à l’avantage de Bachar al-Assad, est venue briser le mythe Erdogan. Reste un personnage présomptueux, qui semble en passe de perdre la raison…

En quoi Erdogan s’empêtre-t-il dans un piège symbolique, avec la place Taksim ?

Il ne faut jamais oublier que c’est le lieu dévolu aux rassemblements du 1er Mai, l’équivalent de vos places de la Bastille et de la République réunies. S’attaquer à une telle agora, pour la rendre impraticable à tout rassemblement de masse, tout en y implantant une caserne calquée sur un monument détruit par les tenants du pouvoir de Mustapha Kemal, c’est donc à la fois donner l’impression de faire preuve d’un autoritarisme musulman qui vengerait ainsi les humiliations subies sous la République autoritaire kémaliste, tout en évacuant la gauche : c’est se mettre quasiment tout le monde à dos en se montrant provocateur, dominateur et oppresseur…