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Le Front républicain ou comment ressusciter un cadavre

Charlie

Lien publiée le 9 janvier 2015

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Juan Chingo & Ciro Tappeste

Notre-Dame a sonné le glas pour rendre un dernier hommage à des anticléricaux patentés. Hollande a salué la mémoire de Cabu et Wolinski depuis la cour d’honneur de la Préfecture de police, là même où Papon avait commandité le meurtre des Algériens en octobre 1961. Mais la tuerie de Charlie Hebdo a aussi permis un dernier tour de force : ressusciter le Front républicain qui se morfondait dans son cercueil avec la crise du bipartisme de la Cinquième République gaulliste.


 


Défilé du dimanche

Comme chacun le sait, dimanche 11 janvier sera l’occasion d’un grand défilé « digne, silencieux et républicain », pour reprendre les mots de Jean-Cristophe Cambadélis, premier secrétaire du PS. On a invité largement : de « la gauche de la gauche » à la droite de la droite, sans savoir pour l’instant si Marine Le Pen, reçue vendredi à l’Elysée, sera de la partie. On n’a pas oublié, bien sûr, les centrales syndicales, depuis les grenouilles de bénitier de la CFTC jusqu’aux amis de Thierry Lepaon (mais peut-être restera-t-il dans ses appartement pour profiter des derniers instants) en passant par les plus « combatifs », Sud Solidaires. La manifestation est pilotée depuis Matignon et on peut faire confiance à Manuel Valls pour le service d’ordre. « Nous sommes tous Charlie, défendons les valeurs de la République ! », larmoieront-ils tous en chœur. Sans nous.

Le Front du bruit et des odeurs

Le « Front républicain » a connu son moment de gloire pendant la première poussée du FN, lorsqu’il était dirigé par Jean-Marie Le Pen, dans les années 1980 sous la présidence de Mitterrand. L’idée est assez simple : enrégimenter, au nom de Marianne, la gauche et les organisations du mouvement ouvrier, derrière le drapeau tricolore pour défendre la république menacée.

Le Front républicain en question n’a jamais permis de faire reculer le racisme ni l’islamophobie, cette xénophobie particulière congénitale au passé colonial français. Mais c’est une autre histoire. En revanche, il a rendu de bons et loyaux services à la bourgeoisie et à son régime, à mesure que la crise s’installait après la fin du boom économique d’Après-guerre. Les promoteurs du Front républicain ne se sont jamais privés de reprendre à leur compte les pires ordureries racistes, ni en 1982 lorsque les socialistes au pouvoir accusaient les ouvriers de Talbot et de Citroën en grève d’être « à la solde des Ayatollahs », ni en 1991 lorsque Jacques Chirac déclarait qu’il y avait trop, mais vraiment trop d’étrangers dans ce beau pays qu’est la France. C’était l’époque « du bruit » et des « odeurs ».

Enterrement de première classe le 21 avril 2002

Tout en reprenant à leur compte les idées lepénistes, les artisans du Front républicain ont longtemps utilisé le FN comme un épouvantail pour maintenir à flot l’alternance PS-RPR, puis PS-UMP. Le 21 avril a été comme le chant du cygne du Front républicain, lorsque Jospin et ses amis de la Gauche Plurielle (PC, écolo, chevènementistes, sans oublier un certain Mélanchon), qui avaient privatisé plus que tous les gouvernements de droite qui les avaient précédé, appelaient à voter Chirac, le meilleur ami du patronat, pour faire barrage à Le Pen, le pire ennemi des travailleurs. Les transformations de l’échiquier politique hexagonal ont porté un coup fatal au Front républicain, avec la mutation du bipartisme traditionnel en un tripartisme. Le FN aspire à devenir, durablement, la première force électorale du pays, confirmant ses scores aux dernières européennes, alors que le PS peine à passer la barre du premier tour à toutes les élections partielles depuis 2012. Lui rendant la monnaie de sa pièce, la droite, elle, refuse de voter socialiste pour faire obstacle aux frontistes. Décès clinique et mort politique, donc, du Front républicain.

Sans perdre un seul instant, dès l’après-midi du 7 janvier, le PS, aidé du Parti pas trop Communiste mais très Français, suivi de Mélenchon, entraînant dans son sillage l’UMP de Sarkozy, ont réussi à faire sortir le Front républicain du cimetière des vieilleries politiciennes en instrumentalisant l’émotion suscitée par la tuerie de Charlie Hebdo.

Ni tragédie, ni farce, cette répétition s’opère sur un terrain encore plus droitisé que de coutume. Il ne s’agit même plus de manifester contre le racisme et l’antisémitisme, comme l’avaient fait le 14 mai 1990, bras-dessus, bras-dessous, François Mitterrand, Jacques Chirac et Georges Marchais, à la suite de la profanation de trente-quatre tombes juives du cimetière de Carpentras. Aujourd’hui, c’est le Bureau politique de l’UMP qui, en dernière instance, donne le ton : « il s’agit d’une guerre déclarée non seulement à la République et à la démocratie, mais à la civilisation. Nous avons le devoir de nous défendre avec la plus grande détermination. Nous appelons tous les Français à présenter un front uni face au terrorisme djihadiste ».

Du côté de la barbarie…

Civilisation ou barbarie, donc. Dans la bouche des héritiers des guerres coloniales et des rapines impérialistes, des bombardements de Sétif et des massacres de Madagascar, des guerres d’Indochine et d’Algérie, des artisans des bombardements en Afghanistan, en Libye, au Mali et en Irak, cela pourrait faire sourire. Autant de zones, pour ce qui est de ces derniers pays, à genoux, où l’impérialisme en général et la France en particulier ont rendu un fier service à l’islamisme radical par leurs drones, leurs troupes d’occupation, leurs victimes collatérales et leur appui aux pires des dictatures.

Vous Churchill, nous Ferré, Aragon, Renaud, Pelletier

Aujourd’hui, la nouvelle croisade se joue, explicitement, sur le territoire national. Une bonne nouvelle pour qui veut fragmenter notre classe, remettre en cause les libertés fondamentales et dévoyer la colère sociale accumulée en ces années de crise et de chômage de masse. C’est ce que dit, noir sur blanc, Bernard Henri-Lévy, grand habitué des opérations (de bombardement) humanitaires aux quatre coins du globe : c’est « le moment churchillien de la V° République », écrit-il dans les colonnes du Monde, en allusion au retour à Downing Street de Winston Churchill, en mai 1940, pour conduire la Grande-Bretagne dans la guerre contre Hitler.

« Aux responsables de la nation, écrit BHL la bave aux lèvres et le sabre au clair, il incombe de prendre la mesure de la guerre qu’ils ne voulaient pas voir mais où les journalistes de Charlie, ces chroniqueurs et caricaturistes qui étaient, nous le savons désormais, des sortes de reporters de guerre, s’étaient, depuis des années, portés en première ligne. C’est le moment churchillien de la Ve République. C’est l’heure d’un devoir de vérité implacable face à une épreuve qui s’annonce longue et terrible. C’est celle où il faut rompre avec les discours lénifiants que nous servent depuis si longtemps les idiots utiles d’un islamisme soluble dans la sociologie de la misère. Et c’est le moment ou jamais d’un sang-froid républicain qui fera que l’on ne s’abandonnera pas aux funestes facilités de l’état d’exception ». L’état d’exception vigipiratesque est pourtant de mise depuis de longues années, et les dernières mesures prises par Hollande ne font que le confirmer.

Face à tant d’obscénité et de cynisme, de politique ordurière et de régime en pleine décomposition, nous préférons les « obscénités » de Ferré à l’égard de la Marseillaise, d’Aragon face à l’armée française ou de Renaud face à « votre » République. A propos de République, d’ailleurs, il nous revient à l’esprit ces quelques lignes de Madeleine Pelletier, écrites en 1909 dans La Guerre Sociale, ancêtre du Canard Enchaîné : « loin de penser à aider les politicards à sauver Marianne, il vaudrait mieux commencer à envisager la possibilité de concourir à son étranglement ». Non, nous ne serons pas de votre manifestation républicaine. Nous avons mieux à faire.

08/12/14