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Comment Kiev a perdu Debaltsevo
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde du 20 février) L'armée ukrainienne a été contrainte à se retirer de cette petite ville stratégique dont le sort avait été, quelques jours plus tôt, au cœur des discussions de Minsk
Les mots formatés et rassurants du président ukrainien Petro Porochenko, évoquant un " retrait organisé et planifié ", ne convaincront pas grand monde. Mercredi 18 février, les quelques milliers de soldats ukrainiens pris au piège de la ville de Debaltsevo n'ont réussi à rompre l'encerclement dont ils faisaient l'objet qu'au prix de pertes importantes. On ignore leur nombre exact. L'armée a parlé de 6 tués pour 2 475 hommes sortis, mais a pour habitude de donner des bilans inférieurs à la réalité. Dans la morgue de la ville d'Artemivsk, qui sert de base arrière à cette portion nord du front, des journalistes ont compté une quarantaine de cadavres. Une centaine de blessés ont été accueillis à l'hôpital de cette ville. Il risque d'y en avoir d'autres, abandonnés tout au long de la vingtaine de kilomètres qui séparent Debaltsevo d'Artemivsk.
Parmi les soldats qui ont réussi à sortir, mercredi, certains ont raconté être partis à pied dans la nuit, passant à travers les champs et les bois pour éviter les positions séparatistes. D'autres ont grimpé à bord de camions et de véhicules blindés et foncé sur la route étroite et gelée, sous un pilonnage intensif d'artillerie. Plusieurs ne sont jamais arrivés. Debalstevo est passée sous le contrôle des séparatistes prorusses.
La ville, 25 000 habitants en temps de paix, constituait une position stratégique pour l'état-major ukrainien. Nœud ferroviaire, elle forme un saillant dans le territoire rebelle, et coupe la route directe entre Donetsk et Louhansk, les " capitales " séparatistes. Elle est aussi un verrou pour le nord et une éventuelle reconquête des anciens fiefs rebelles de Slaviansk et Kramatorsk. Son encerclement était devenu évident depuis plusieurs jours, malgré les dénégations du président Porochenko.
Mercredi, en préambule à une réunion du Conseil de sécurité nationale et de défense, le dirigeant ukrainien a annoncé que son pays demanderait l'envoi d'une mission d'interposition policière de l'Union européenne. Ce serait " la meilleure option - … - pour garantir la sécurité, dans une situation où le cessez-le-feu n'est respecté ni par la Russie, ni par ceux qui la soutiennent ", a-t-il affirmé. Annoncé à Paris comme à Moscou, le nouvel échange téléphonique prévu dans la soirée entre les quatre parrains des accords de Minsk, Vladimir Poutine, Petro Porochenko, François Hollande et Angela Merkel, a été repoussé au lendemain matin, jeudi.
" Conditions inacceptables "
Ce nouveau revers pour Kiev intervient une semaine après les accords de Minsk signés dans la capitale biélorusse le 12 février, qui devait imposer un cessez-le-feu dans l'est de l'Ukraine, ravagé depuis dix mois par un conflit sanglant. Or, malgré la " caution " apportée par quatre chefs d'Etat, le Russe Vladimir Poutine, l'Ukrainien Petro Porochenko et le couple franco-allemand François Hollande et Angela Merkel, non seulement le cessez-le-feu n'a jamais été mis en pratique mais la situation a empiré.
En se séparant après seize heures de négociations tendues, les quatre dirigeants ne pouvaient pas ignorer le risque. Car, à Minsk, il a bien été question de Debaltsevo. Mais pendant toutes ces heures de négociations serrées le président ukrainien s'est arc-bouté à nier les difficultés de son armée, selon des témoignages recueillis par Le Monde.
" Vous êtes encerclés : que faites-vous ? " l'a sans relâche interpellé Vladimir Poutine. " Non, nous ne sommes pas encerclés ", lui a répondu systématiquement son homologue ukrainien. Ce fut un rapport de forces permanent, raconte un participant, qui l'assure : " Evidemment, cela ne s'est pas fait dans un climat de franche camaraderie, mais Debaltsevo a tout le temps été évoqué. " Pourquoi, alors qu'il bénéficiait du soutien du président français et de la chancelière allemande, l'Ukrainien s'est-il entêté à nier la fragilité de la position de son armée ? " Soit il espérait encore se désencercler, soit il avait de mauvais renseignements ", estime une source diplomatique à Paris. " Soit il leur mentait, soit il ne connaissait pas la vérité ",renchérit-on à Berlin.
Jusqu'au bout, la confusion a régné dans l'immense palais de la capitale biélorusse prêté par son président, Alexandre Loukachenko. A 10 h 30, ce fameux matin du 12 février, alors qu'un accord semblait imminent, Petro Porochenko, subitement, s'énerve. " Les conditions posées par les Russes sont inacceptables ", déclare-t-il à des journalistes, tout en affirmant qu'il reste un " espoir ". Pendant ce temps, tandis que François Hollande et Angela Merkel s'emploient à entretenir coûte que coûte la perspective d'un plan de paix, Vladimir Poutine, lui, est parti tranquillement… se changer au troisième étage de l'imposant bâtiment. Le président russe ne cède rien. Il connaît la situation sur le terrain et les dénégations de son interlocuteur ne l'impressionnent pas. Et, lorsque les quatre de Minsk se retrouvent dans le petit salon du rez-de-chaussée, la discussion autour de Debaltsevo n'a pas évolué d'un iota.
Situation intenable
C'est dans ces conditions qu'un accord est annoncé. Guilleret, Vladimir Poutine se présente quelques instants plus tard devant la presse. " Avez-vous dormi ? Non ? Qu'est-ce que vous avez fait ? Nous, on a travaillé… " Et sans tarder le chef du Kremlin évoque le sujet : " Le problème - … - est que les représentants des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk affirment qu'en réponse aux actions agressives des autorités de Kiev ils ont non seulement résisté mais, en passant à l'offensive, ils ont encerclé un groupe de 6 000 à 8 000 soldats et ils espèrent, bien sûr, que ce groupe déposera les armes et cessera de combattre. "" Toutefois, ajoute-t-il, nous appelons les deux parties à agir avec réserve et à déposer les armes pour éviter une effusion de sang et à faire tout leur possible pour que la séparation des troupes encerclées et le retrait de l'artillerie lourde se passent sans victimes inutiles. "La suite était donc annoncée.
Sur place, la situation est devenue définitivement intenable mardi, lorsque des combats de rue à l'arme automatique ont éclaté à Debaltsevo. Une centaine d'Ukrainiens ont alors été faits prisonniers par les séparatistes et montrés à la télévision russe. Ce même jour, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une résolution pour endosser les engagements pris à Minsk. " Ils deviennent donc des obligations que les parties signataires des accords prennent devant la communauté internationale ", se réjouit alors François Delattre, le représentant français permanent à l'ONU. Pendant ce temps, en visite en Hongrie, Vladimir Poutine commente les événements sur un ton mordant : " Bien sûr que c'est dur de perdre. Ça l'est encore plus face à d'anciens mineurs et d'anciens conducteurs de tracteurs. Mais c'est la vie, ça passera. " Le soutien russe à l'offensive sur Debaltsevo ne fait en réalité aucun doute, quand bien même la ville faisait partie, selon Minsk, du territoire sous contrôle ukrainien. Une quantité sans précédent de blindés et de pièces d'artillerie ont été déployés pour venir à bout de la résistance ukrainienne. Trois jours plus tôt, Le Monde avait vu un détachement complet de soldats au visage asiatique participer à l'offensive.
Mais cela n'explique pas l'entêtement de l'état-major ukrainien et de son commandant en chef, Petro Porochenko, à maintenir la position alors même que le piège se refermait peu à peu. Les chefs rebelles n'avaient pas fait mystère de leurs intentions, en s'arrogeant le " droit " de bombarder Debaltsevo malgré l'entrée en vigueur du cessez-le-feu. Aujourd'hui, le sort de la ville rappelle à la population ukrainienne la tragédie d'Ilovaïsk, un autre nœud ferroviaire où des milliers de soldats ukrainiens s'étaient retrouvés enfermés, au mois d'août. Entre 130 et 450 d'entre eux y avaient été tués. Le traumatisme, immense, avait alors coûté son poste au ministre de la défense.
Dès mercredi, les attaques contre " la trahison " ou " l'incompétence " des officiers supérieurs ukrainiens ont d'ailleurs repris, lancées notamment par les commandants des bataillons de volontaires, qui avaient payé un lourd tribut lors de la bataille d'Ilovaïsk et qui ont aussi participé à celle de Debaltsevo. Ces critiques visent désormais M. Porochenko. Le très influent journaliste militaire Iouri Boutousov écrivait mercredi : " La démocratie, c'est lorsque ceux qui ont pris des responsabilités assument leurs erreurs. Si les gouvernants ignorent cela, alors les gens commencent à brûler des pneus. "
Isabelle Mandraud et Benoît Vitkine