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Assassinat de militantes kurdes à Paris: les services turcs impliqués
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde) Le 9 janvier 2013, à l’heure du déjeuner, trois militantes kurdes sont assassinées en plein Paris, dans un appartement de la rue La Fayette hébergeant une association communautaire. Sakine Cansiz, 54 ans, membre fondatrice du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), Fidan Dogan, 29 ans, surnommée « la diplomate », et Leyla Saylemez, 25 ans, dite « la guerrière », ont été froidement abattues de plusieurs balles dans la tête.
Après deux ans et demi d’enquête, le parquet de Paris a rendu, le 9 juillet, son réquisitoire définitif, que Le Monde a pu consulter. Il demande, comme l’a révélé Le Canard enchaîné dans son édition du 22 juillet, le renvoi devant une cour d’assise du principal suspect, Omer Güney, pour assassinats en relation avec une entreprise terroriste. Ce document de plus de 70 pages est une pièce unique : pour la première fois, la justice française évoque la possible implication d’un service de renseignement étranger, en l’occurrence le MIT (équivalent turc de la Direction générale de la sécurité intérieure) dans un assassinat politique commis en France.
Faute d’avoir pu identifier avec certitude les commanditaires de ce crime, le parquet reste prudent sur le degré d’implication du MIT. Ce service est en effet dirigé par un proche du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, engagé depuis 2012 dans un processus de paix avec le PKK qui divise profondément l’appareil d’Etat turc. Au terme de l’instruction, la piste d’un coup monté par des factions opposées aux négociations est toujours sur la table.
« De nombreux éléments de la procédure permettent de suspecter l’implication du MIT dans l’instigation et la préparation des assassinats, écrit le parquet. En effet, il est établi qu’Omer Güney avait une activité d’espionnage avérée, qu’il a eu de nombreux contacts secrets avec un ou des individus se trouvant en Turquie (…). Toutefois, il convient de préciser que les investigations n’ont pas permis d’établir si ces agents du MIT ont participé à ces faits de façon officielle, avec l’aval de leur hiérarchie, ou s’ils l’ont fait à l’insu de leur service, afin de le discréditer ou de nuire au processus de paix. »
« Loup gris »
Si une « incertitude » demeure sur l’identité du donneur d’ordre, l’exécutant, lui, a rapidement été interpellé et incarcéré une dizaine de jours seulement après les faits : Omer Güney, un Turc de 32 ans arrivé en France à l’âge de 9 ans. Sa présence dans l’appartement de la rue La Fayette au moment présumé du crime est avérée, des traces de poudre ont été retrouvées sur sa sacoche et l’ADN partiel d’une des victimes sur sa parka. Lui n’a cessé de nier les faits.
Lors de son arrestation, le jeune homme commet pourtant un lapsus éclairant en demandant que l’ambassade de Turquie à Paris soit alertée. Réflexe surprenant de la part d’un individu qui persiste à se présenter aux policiers comme un « Kurde de cœur » sympathisant du PKK. Ses proches, eux, le qualifient d’« ultranationaliste », farouche opposant de la cause kurde, et affirment qu’il se définissait lui-même comme un « loup gris », du nom de la branche jeunesse du MHP, le parti nationaliste turc.
Cette sympathie feinte pour le PKK lui avait permis d’infiltrer un an plus tôt la communauté kurde d’Ile-de-France. Parfaitement francophone, il servit régulièrement d’interprète et de chauffeur à de hauts responsables du mouvement vivant à Paris. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de Sakine Cansiz, figure emblématique du PKK, réfugiée politique en France après avoir passé onze ans dans les geôles turques. Il était d’ailleurs chargé de la raccompagner en voiture jusqu’à l’appartement de la rue La Fayette le jour où elle est tombée sous les balles avec ses deux camarades.
Un « mystérieux correspondant »
L’enquête a permis d’établir qu’Omer Güney avait effectué trois voyages en Turquie dans les six mois précédant les assassinats. Il utilisait à l’occasion de ses déplacements une ligne téléphonique « secrète », réservée à des interlocuteurs spécifiques. L’un d’eux intéresse particulièrement les services d’enquête. Un « mystérieux correspondant » qui n’a jamais pu être identifié, les autorités turques refusant « étrangement » de répondre à la commission rogatoire envoyée en ce sens, prend soin de préciser le parquet. Une litote qui illustre autant la frustration de la justice française que le rôle trouble d’Ankara dans cette affaire.
Dans ce contexte opaque, c’est finalement la presse turque qui donnera un spectaculaire coup d’accélérateur à l’instruction. Signe des violents conflits que ces assassinats révèlent au sein de l’appareil d’Etat, d’innombrables informations vont tour à tour nourrir la thèse du crime d’Etat et du complot interne. Trois semaines après les assassinats, un ancien agent du renseignement turc affirme dans un journal qu’Omer Güney est un agent du MIT et que « le massacre de Paris est l’affaire de la faction dure au sein du MIT ». Entendu par le juge d’instruction, il reviendra sur l’ensemble de ses déclarations.
Le 12 janvier 2014, un enregistrement vocal de trois hommes est posté sur YouTube depuis l’Allemagne. En voix off, l’auteur de la vidéo affirme que cet enregistrement a été réalisé par Omer Güney lui-même, lors d’une rencontre en Turquie avec deux membres du MIT pour « planifier » sa mission. On y entend les trois individus évoquer des cibles parmi les activistes kurdes européens.
« Saboter » le processus de paix
Deux mois plus tard, le 14 mars, un site Internet turc ouvre une nouvelle piste : il affirme qu’une des deux voix non identifiées sur l’enregistrement est celle d’un certain Omer Kozanli, présenté comme « l’imam de la police du mouvement Gülen », un courant islamiste modéré. Le mouvement de Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis, a soutenu l’arrivée au pouvoir d’Erdogan avant de prendre ses distances, tout en restant très influent au sein de l’appareil d’Etat.
Au même moment est publié dans le journal à grand tirage Sabah une intervention du premier ministre turc accusant Fethullah Gülen, surnommé « l’homme de Pennsylvanie », d’« avoir commis une série d’assassinats à Paris » pour « saboter » le processus de paix : « Qui a fait ça ? Un individu de Pennsylvanie, les valets de cet individu, ses partisans. Bien sûr, ces gens-là ont également infiltré l’appareil judiciaire. Malheureusement, ils sont aussi dans la police et dans les autres institutions étatiques… »
Les efforts de M. Erdogan pour se distancer du triple assassinat sont en partie ruinés avec la parution le 14 janvier 2014 sur un autre site turc d’une note interne du MIT, présentée comme un projet d’assassinat de cadres du PKK en Europe. Le jour même, le MIT publie un démenti. Plusieurs sources confirmeront par la suite au journal allemand Der Spiegel l’authenticité du document.
Qui a commandité l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris, le 9 janvier 2013 ? Le gouvernement turc, pour faire vaciller un processus de paix qu’il avait lui-même engagé ? Une des factions dures du MIT infiltrée par le mouvement Gülen ? Ou encore le MHP, le Parti d’action nationaliste, proche de l’armée, dont Omer Güney se disait proche ?
Face à cette enquête inaboutie, Antoine Comte, avocat des parties civiles, salue la qualité du travail de la justice française. « C’est la première fois que l’autorité judiciaire prend position de manière aussi claire sur la possible implication d’un Etat étranger dans un assassinat politique. Le pouvoir politique, lui, s’est toujours bien gardé de s’exprimer sur cette affaire. »