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Mélenchon, Hugo, Lafargue et les autres: actualité des textes marxistes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Longtemps, trop longtemps, je ne lisais plus de vieux classiques du marxisme, estimant que c’était trop daté et qu’il y avait plus urgent à lire pour comprendre le monde contemporain. Avec un ou deux textes majeurs pour chaque auteur majeur – Le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme et L’Etat et la Révolution de Lénine, La Révolution trahie et Le Programme de transition de Trotsky, etc. – j’avais sans doute l’impression d’avoir les bases nécessaires en ce qui concerne les classiques, pour pouvoir me consacrer plutôt aux ouvrages « sur » ou « à propos de », qui font plus « modernes ».
Heureusement, j’ai abandonné quand même assez jeune cette perte de temps considérable qu’est la marxologie universitaro-gauchiste qui consiste à relire tel ou tel aspect du marxisme à la lumière de telle ou telle mode intellectuelle du moment, en une série infinie de « réponse à la réponse de machin » parmi un petit nombre d’auteurs adeptes de l’entre-soi et qui bien souvent font tout pour que le lecteur se sente écrasé par un style jargonnant et pseudo-intello. Et bien que militant alors à la LCR, j’avais délaissé au bout de quelques années la lecture de « Critique Communiste » et de « Contretemps », trop pleins qu’ils étaient de débats souvent fumeux et presque toujours abscons, plutôt que de données factuelles tangibles et de grilles de lecture solides et cohérentes.
J’ai pourtant longtemps essayé de suivre les modes, et récemment, pour accompagner mon intérêt croissant pour la géographie, j’ai encore tenté de lire la géographie marxiste à la mode chez les mondains. Mais j’ai à chaque fois renoncé face au vide factuel du fond couplé à la lourdeur pesante de la forme des œuvres de David Harvey ou de Neil Smith, par exemple. Pour tout dire, je n’ai pas compris en quoi ces trucs qui sur des centaines de pages brassent du concept dans le vide relèveraient du marxisme ni même de la géographie [franchement, les manuels de géo de lycée sont une lecture infiniment plus intéressante].
Comme chat échaudé craint l’eau froide et qu’il n’a pas non plus que ça à foutre, je laisse désormais les copains lire les hits du moment chez les gauchistes branchés, et me fournir un résumé critique en quelques pages. Je peux ainsi me tenir au courant du néoréformisme keynésien de Piketty via la revue de LO :
ou savoir ce qu’il y a besoin de savoir à propos de David Graeber grâce au blog de Christophe Darmangeat :
http://cdarmangeat.blogspot.fr/2015/01/note-de-lecture-dette-5-000-ans.html
Alors, comment est ce que j’occupe plus utilement mon temps de lecture, me direz-vous [ou pas, parce que vous vous en foutez probablement] ?
Tout d’abord en regardant toujours plus de séries télé essentiellement US, il faut l’avouer, mais aussi, pour rester dans le sujet, en m’efforçant de tout doucement combler les trous béants de ma culture historique. Ainsi, je me plonge de plus en plus régulièrement dans des textes marxistes anciens, qui tout aussi régulièrement me frappent par leur acuité, leur clarté et leur fraîcheur. Comme j’ai un peu lu sur tout ce qui a un rapport à l’histoire du trotskysme et aux événements politiques depuis la Révolution Russe, je me tourne un cran en arrière vers le XIXe siècle, que je connais beaucoup moins. Et c’est très intéressant de constater à quel point les fondamentaux de la situation actuelle et de sa compréhension datent en fait clairement de cette époque. Et qu’au-delà des noms qui changent, il y a des constantes fortes en termes de méthodes d’analyse et de choix politiques qui en découlent…
Par exemple, j’ai beaucoup aimé lire le Marx et Engels de David Riazanov, publié par les éditions « Les Bons Caractères ». Il s’agit d’une biographie politique des fondateurs du marxisme, telle qu’elle a été exposée par cet intellectuel bolchévik à un public d’ouvriers soviétiques à l’Académie Socialiste en 1922. Ça ne date pas d’hier, mais ça se lit sans difficulté, parce que c’est à la fois très pédago et très bien documenté, à partir d’archives de première main que Riazanov collectaient pour le pouvoir soviétique à l’époque. C’est intéressant de voir comment, en décrivant l’évolution des réponses données par Marx et Engels aux problèmes nouveaux qui se posaient à eux après 1848, Riazanov tire des leçons pertinentes pour certaines questions de son temps à lui, avec beaucoup de comparaisons qui ont dû effectivement éclairer son auditoire. Et qui fonctionnent dans les deux sens, puisqu’il utilise aussi des exemples de son présent pour aider le public à comprendre les problèmes de celui de Marx et d’Engels. Ce que j’ai retiré notamment de la partie sur la Première Internationale, c’est la permanence d’un clivage fort entre d’un côté les marxistes et de l’autre d’autres composantes du mouvement ouvrier, notamment les disciples de Bakounine ou plus encore de Proudhon. Et ce clivage me semble ne pas avoir perdu de son ampleur, opposant les défenseurs de l’organisation politique de la classe ouvrière, avec comme boussole l’indépendance de classe, aux partisans d’ « alternatives » dites « concrètes » et « immédiates », plus ou moins utopistes, et toujours un peu du même tonneau mutuelliste au-delà des transformations dans le temps. Il y a bien, quelles que soient les époques, deux manières radicalement différentes de répondre aux changements liés au développement de la société industrielle.
Parlons d’Air France, maintenant.
Et de Mélenchon, une fois encore.
On l’a vu, lui et ses collègues du Parti de Gauche ont eu sur ce sujet l’occasion de faire plusieurs bonnes interventions dans les médias, en soutien aux travailleurs. A quelques reprises, on a ainsi eu l’occasion de trouver Mélenchon sympathique, avec une argumentation sur le thème : « la colère des travailleurs est légitime et pourvu qu’elle s’exprime plus encore à l’avenir ». Très bien. Il est juste dommage que Mélenchon se soit une fois de plus senti obligé de prendre la pose et d’en faire trop en déclarant qu’il serait prêt à aller en prison à la place des travailleurs qui ont été arrêtés. Ce qui, en sachant que cela n’arrivera évidemment pas, oscille entre le grotesque et l’indécent (parce qu’il y a des gens qui risquent vraiment d’y aller, eux) :
Mais je voudrais revenir plutôt sur une autre intervention de Mélenchon dans cette affaire, en réponse à Vals qui avait traité les travailleurs de « voyous ». Mélenchon a ainsi reposté sur son blog une vidéo dans laquelle en 2012 il lisait à la tribune d’un meeting un extrait des Misérables de Victor Hugo, qui répondait selon lui à l’avance aux propos de Vals. Mélenchon met depuis son pupitre tout son cœur pour lire ce passage qui a l’air de décrire les gueux révolutionnaires et violents comme l’avenir de l’humanité face aux riches conservateurs :
http://www.jean-luc-melenchon.fr/2015/10/06/air-france-victor-hugo-repond-a-manuel-valls/
La continuité est ainsi assurée, du poète républicain ami des Misérables jusqu’au tribun (du peuple) ami des salariés d’Air France.
Sauf que, je viens d’en découvrir de bien belles, sur Victor Hugo !
[A cet endroit de mon billet, je dois avouer qu’en dehors de La Légende des Siècles lors de mon Bac Littéraire, je n’ai jamais rien lu de Victor Hugo, qu’en exagérant à peine j’aurais pu prendre pour un auteur de comédies musicales pénibles aux côtés de Richard Cocciante et Luc Plamandon]
Car la grande figure du poète inspirateur de Mélenchon est descendue en flèche dans un remarquable pamphlet, La légende de Victor Hugo, écrit en 1885 par Paul Lafargue. Celui-ci était un militant socialiste français connu surtout pour son Droit à la paresse, et pour avoir été le gendre de Karl Marx. Lutte Ouvrière avait republié ce texte en 1985, à l’occasion du centième anniversaire de la mort d’Hugo, et il a été récemment réédité par les éditions Libertalia.
On le trouve aussi en ligne sur le très indispensable site Marxists.org :
https://www.marxists.org/francais/lafargue/works/1885/06/hugo.htm
Au regard de cette démolition en règles, la coquetterie de Mélenchon qui (re)cite Hugo en réponse à Vals à propos d'Air Franc est un pur contresens, qui repose sans doute sur ce que Mélenchon et Hugo ont en commun : l'amour de la posture et des tournures de phrases lyriques et ampoulées.
Voici quelques morceaux choisis de ce texte incisif et précis qui peint de la première à la dernière ligne Hugo en opportuniste de la pire espèce et en flagorneur qui a passé son existence à louer les pouvoirs en place contre monnaie sonnante et trébuchante.
Commençons par l’ouverture du pamphlet, qui est une description ironique (et brillante) de la gigantesque cérémonie d’enterrement du poète, et qui annonce clairement la couleur :
"La Cité de Londres, invitée, n'envoya pas de délégation aux funérailles du poète (…) Mais si on leur avait appris que le mort avait son compte chez Rothschild, qu'il était le plus fort actionnaire de la Banque belge, qu'en homme prévoyant, il avait placé ses fonds hors de France, où l'on fait des révolutions et où l'on parle de brûler le Grand livre, et qu'il ne se départit de sa prudence et n'acheta de l'emprunt de cinq milliards pour la libération de sa patrie, que parce que le placement était à six pour cent ; (…) si on avait ainsi énuméré les titres du mort, certes les honorables représentants de la Cité de Londres, ce cœur commercial des deux mondes, n'auraient pas marchandé leur adhésion à l'importante cérémonie ; ils auraient, au contraire, tenu à honorer le millionnaire qui sut allier la poésie au doit et avoir.
La bourgeoisie de France, mieux renseignée, voyait dans Victor Hugo une des plus parfaites et des plus brillantes personnifications de ses instincts, de ses passions et de ses pensées.
La presse bourgeoise, grisée par les louanges hyperboliques qu'elle jetait à pleines colonnes sur le mort, négligea de mettre en relief le côté représentatif de Victor Hugo, qui sera peut-être son titre le plus réel aux yeux de la postérité. Je vais essayer de réparer cet oubli."
Avant d’être devenu un peu par accident le symbole du refus républicain du régime de Napoléon III, Hugo avait commencé sa carrière politico-littéraire comme monarchiste, au moment de la Restauration (1815-1830) puis de la Monarchie de Juillet (1830-1848), qui lui versaient des pensions en tant que poète officiel passé maître dans l’art de l’éloge boursouflé des princes régnants. Lafargue ironise sur le fait qu’Hugo a après coup attribué ce choix politique à l’influence de sa mère :
" Il est regrettable que Victor Hugo, au lieu de prêter à sa mère ses opinions royalistes pour pallier son péché de royalisme, n'ait pas simplement avoué la vérité, qui était si honorable. En effet qu'y a-t-il de plus honorable que de gagner de l'argent ! Hugo vendait au roi et à ses ministres son talent lyrique, comme l'ingénieur et le chimiste louent aux capitalistes leurs connaissances mathématiques et chimiques, il détaillait sa marchandise intellectuelle en strophes et en odes, comme l'épicier et le mercier débitent leur cotonnade au mètre et leur huile en flacons. S'il avait confessé qu'en rimant l'ode sur la naissance du duc de Bordeaux ou l'ode sur son Baptême, ou n'importe quelle autre de ses odes, il avait été inspiré et soutenu par l'espoir du gain, il aurait du coup conquis la haute estime de la Bourgeoisie, qui ne connaît que le donnant-donnant et l'égal échange et qui n'admet pas que l'on distribue des vers, des asticots ou des savates gratis pro deo."
En 1848, Hugo devient républicain et candidat aux élections, mais seulement après que la république ait été proclamée, et ce après avoir tenté de prévenir son avènement jusqu’aux toutes dernières heures de la monarchie.
"En 1848, les conservateurs et les réactionnaires les plus compromis se prononcèrent pour la république que l'on venait de proclamer : Victor Hugo n'hésita pas une minute à suivre leur noble exemple. "Je suis prêt, dit-il, dans sa profession de foi aux électeurs, à dévouer ma vie pour établir la République qui multipliera les chemins de fer... décuplera la valeur du sol... dissoudra l'émeute... fera de l'ordre, la loi des citoyens... grandira la France, conquerra le monde, sera en un mot le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu satisfait." Je suis prêt continua-t-il, à dévouer ma vie pour "empêcher l'établissement de la république qui abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera à bas la statue de Napoléon et dressera la statue de Marat, détruira l'Institut, l'Ecole Polytechnique et la Légion d'honneur ; ajoutera à l'illustre devise : Liberté, Egalité, Fraternité, l'option sinistre : ou la mort ; fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, anéantira le crédit qui est la fortune de tous et le travail qui est le pain de chacun, abolira la propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques, remplira les prisons par le soupçon et les videra par le massacre, mettra l'Europe en feu et la civilisation en cendres, fera de la France la patrie des ténèbres, égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera Dieu." (…)
Victor Hugo a loyalement tenu parole. Il était de ceux qui fermaient les ateliers nationaux, qui jetaient les ouvriers dans la rue, pour noyer dans le sang les idées sociales, qui mitraillaient et déportaient les insurgés de juin, qui votaient les poursuites contre les députés soupçonnés de socialisme, qui soutenaient le prince Napoléon, qui voulaient un pouvoir fort pour contenir les masses, terroriser les socialistes, rassurer les bourgeois et protéger la famille, la religion, la propriété menacées par les communistes, ces barbares de la civilisation. Avec un courage héroïque, qu'aucune pitié pour les vaincus, qu'aucun sentiment pour la justice de leur cause n'ébranlèrent, Victor Hugo, digne fils du Brutus Hugo de 1793, vota avec la majorité, maîtresse de la force. »
On est là bien loin de l’impression laissée par la vidéo de Mélenchon !
Lorsqu'au-delà du républicanisme commun, la classe ouvrière et la bourgeoisie s’opposent et que le peuple se soulève en juin 1848 pour défendre les conquêtes sociales de février, Hugo est donc, comme il l’a encore été en 1870 lors de la Commune de Paris, du côté de l’ordre bourgeois et de la répression des insurgés.
Puis, lorsque Louis-Napoléon Bonaparte, qu’Hugo avait contribué à faire élire président, fait un coup d’Etat le 2 décembre 1851, le poète et sa classe s’émeuvent de l’absence de réaction du peuple, qui n’est bizarrement pas prêt à mourir pour défendre une République qui avait assassiné les siens en juin 1848 :
« Le coup d'Etat qui surprit au lit les chefs républicains, dérangea ses plans, il dut suivre en exil ses partisans, puisqu'ils l'avaient promu chef. (…) Ces républicains bourgeois qui avaient massacré et déporté en masse les ouvriers, assez naïfs pour réclamer à l'échéance les réformes sociales qui devaient acquitter les trois mois de misère, mis au service de la République, ne comprenaient pas que le Deux Décembre était la conséquence logique des journées de juin. Ils ne s'apercevaient pas encore que lorsqu'ils avaient cru ne mitrailler que des communistes et des ouvriers, ils avaient tué les plus énergiques défenseurs de leur République. Victor Hugo, qui était incapable de débrouiller une situation politique, partagea leur aveuglement ; il injuria en prose et en vers le peuple parce qu'il ne renversait pas à l'instant l'Empire que lui et ses amis avaient fondé et consolidé dans le sang populaire. »
Karl Marx a consacré à cet épisode du coup d’état à l’origine du Second Empire un excellent livre, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, qui est une sorte de modèle d’analyse marxiste d’une situation politique. Lafargue rappelle qu’Hugo y est évoqué :
« Dans sa préface du 18 Brumaire, Karl Marx dit à propos de Napoléon le Petit : "Victor Hugo se borne à des invectives amères et spirituelles contre l'éditeur responsable du coup d'Etat. Dans son livre l'événement semble n'être qu'un coup de foudre dans un ciel serein, que l'acte de violence d'un seul individu. Il ne remarque pas qu'il grandit cet individu, au lieu de le rapetisser, en lui attribuant une force d'initiative propre, telle qu'elle serait sans exemple dans l'histoire du monde." Mais en magnifiant, sans s'en douter, Napoléon le Petit en Napoléon le Grand, en empilant sur sa tête les crimes de la classe bourgeoise, Hugo disculpe les républicains bourgeois qui préparèrent l'empire et innocente les institutions sociales qui créent l´antagonisme des classes, fomentent la guerre civile, nécessitent les coups de force contre les socialistes et permettent les coups d'Etat contre la bourgeoisie parlementaire. En accumulant les colères sur les individus, sur Napoléon et ses acolytes, il détourne l'attention populaire de la recherche des causes de la misère sociale, qui sont l'accaparement des richesses sociales par la classe capitaliste ; il détourne l'action populaire de son but révolutionnaire, qui est l'expropriation de la classe capitaliste et la socialisation des moyens de production. Peu de livres ont été plus utiles à la classe possédante que Napoléon le Petit et Les Châtiments. »
On mesure dans la fin de cet extrait toute l’ampleur du fossé qui sépare définitivement les marxistes de la gauche républicaine façon Mélenchon, qui elle pense en termes d’institutions plutôt que de classes, et qui nous bassine de nos jours avec des gadgets comme la VIe République. On croirait même lire là une critique de l’antisarkozysme abêtifiant qui a imbibé la gauche entre 2007 et 2012 et qui nous a valu ce grand moment de quasi unanimisme – à Lutte Ouvrière près - pendant lequel tous les leaders de la gauche, et notamment l’ex-sénateur Mélenchon, ont poussé le peuple au deuxième tour à aller voter contre « Nicolas Le Nain » (en lieu et place de « Napoléon le Petit »). En effet, celui-ci, du bas de ses frêles épaules, était censé menacer à lui tout seul et la république et la condition ouvrière, il fallait lui faire barrage quitte à se ranger derrière un autre candidat de la bourgeoisie qui lui avait paraît-il la finance comme ennemi... Du coup, maintenant, on a Hollande (et Vals) à la place de Sarkozy, et c’est la dictature ouverte du Medef très exactement comme pendant les 5 ans qui ont précédé. On ne ferme plus les ateliers nationaux comme en 1848, mais on licencie à tours de bras et on organise le contrôle renforcé des chômeurs.
Sous étiquette républicaine et même « socialiste ».
Lafargue ionise aussi sur les grandes tirades égalitaires d’Hugo (en particulier, et des leaders de la gauche en général), lorsqu’elles sont déconnectées des enjeux de la lutte des classes :
« Hugo planta dans ses vers la rouge cocarde de l'Egalité. Mais il y a égalité et égalité comme poètes et poètes : il en existe autant que de morales. Toute classe, tout corps social fabrique à l'usage de ses membres une morale spéciale. La morale du commerçant, l'autorise à vendre sa marchandise dix et vingt fois au dessus de sa valeur, s'il le peut ; (…) celle du rentier le dispense d'obéir au commandement biblique : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front..." La mort établit à sa façon une égalité ; la grosse et la petite vérole en créent d'autres ; les inégalités sociales ont mis au monde deux égalités de belle venue : l'égalité du ciel, qui pour les chrétiens compense les inégalités de la société et l'égalité civile, cette très sublime conquête de la Révolution sert aux mêmes usages. Cette égalité civile, qui conserve aux Rothschild leurs millions et leurs parcs, et aux pauvres leurs haillons et leurs poux, est la seule égalité que connaisse Hugo. Il aimait trop ses rentes et les antithèses pour désirer l'égalité des biens qui du coup lui eut enlevé ses millions et dérobé les plus faciles et les plus brillants contrastes de sa poétique. »
Cette ironie bien sentie à propos de la morale républicaine évoque forcément l’offensive dont nous sommes victimes dans l’Education Nationale, depuis le début de la présidence Hollande et tout particulièrement depuis l’attentat contre Charlie-Hebdo, et ce à grand coups de cours d’ « Education Morale et Civique » et de « Charte de la Laïcité ». On ignorera les réalités sociales, et l’on célébrera la République et la laïcité pour tenter de faire tenir ensemble les bouts de la société qui lâchent de partout...
A d’autres moments du texte de Lafargue, la critique d’Hugo sonne à mes yeux de lecteur de 2015 comme une critique de l’intelligentsia franchouillarde contemporaine, celle qui sévit dans les salons parisiens où l’on cause et dans les séminaires universitaires. Deux points m’y ont fait directement penser :
-
Premier point : la très française ignorance assumée des questions scientifiques, considérées comme ne faisant pas partie de la culture de base de l’intellectuel hexagonal :
« Victor Hugo est mort sans prêtres, ni prières ; sans confession ni communion, les catholiques en sont scandalisés ; mais les gens à bon Dieu, ne peuvent lui reprocher d'avoir jamais eu une pensée impie. Son gigantesque cerveau resta hermétiquement bouché à la critique démolisseuse des encyclopédistes et aux théories philosophiques de la science moderne. En 1831, un débat scientifique passionna l'Europe intellectuelle : Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire discutaient sur l'origine et la formation des êtres et des mondes. Le vieux Gœthe, que Hugo appelle dédaigneusement "le poète de l'indifférence", l'âme remplie d'un sublime enthousiasme, écoutait raisonner ces deux puissants génies. Hugo, indifférent à la philosophie et à la science, consacrait son "immense génie" qui "embrassait dans son immensité le visible et l'invisible, l'idéal et le réel, les monstres de la mer et les créatures de la terre..." à basculer la "balance hémistiche" et à rimer nombril et avril, juif et suif, gouine et baragouine, Marengo et lumbago.
Trente ans plus tard, Charles Darwin reprenait la théorie de G. Saint-Hilaire et de Lamarck, son maître ; il la fécondait de son vaste savoir et de ses découvertes géniales ; et, triomphante, il l'implantait dans la science naturelle et renouvelait la conception humaine de la création. Hugo, "le penseur du XIXº siècle", que les hugolâtres nomment "le siècle de Hugo" ; Hugo, qui portait dans son crâne "l'idée humaine" vécut indifférent au milieu de ce prodigieux mouvement d'idées. Il poeta sovrano, qui passa la plus grande partie de sa vie à courir dans les catalogues de vente et les dictionnaires d'histoire et de géographie, après les rimes riches, ne daigne pas s'apercevoir que Lamarckisme, Darwinisme, Transformisme, rimaient plus richement encore que faim etgénovéfain. »
-
Deuxième point, qui est en quelque sorte le corollaire du précédent : la primauté de la forme sur le fond, la fascination pour le style, qui est sans doute une des raisons du succès particulier en France de certaines escroqueries intellectuelles comme la psychanalyse :
« Hugo ne se distingue ni par les idées, ni par les sentiments, mais par la forme ; il en était conscient. La forme est pour lui la chose capitale, (…). La vérité de l'observation et la force et l'originalité de la pensée, sont choses secondaires, qui ne comptent pas. "La forme est chose plus absolue qu'on ne pense... Tout art qui veut vivre doit commencer par bien se poser à lui-même les questions de forme de langage et de style... Le style est la clef de l'avenir... Sans le style vous pouvez avoir le succès du moment, l'applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes, l'acclamation enivrée des multitudes, vous n'aurez pas le vrai triomphe, la vraie gloire, la vraie conquête, le vrai laurier, comme dit Cicéron : insignia victoriae, non victoriam. »
Victor Cousin, le romantique de la philosophie, et Victor Hugo, le philosophe du romantisme, servirent à la bourgeoisie l'espèce de philosophie et de littérature qu'elle demandait. Les Diderot, les Voltaire, les Rousseau, les D'Alembert et les Condillac du XVIIIº siècle l'avaient trop fait penser pour qu'elle ne désirât se reposer et goûter sans cassements de tête une douce philosophie et une sentimentale poésie, qui ne devaient plus mettre en jeu l'intelligence, mais amuser le lecteur, le transporter dans les nuages et le pays des rêves, et charmer ses yeux par la beauté et la hardiesse des images, et ses oreilles par la pompe et l'harmonie des périodes. »
Chez Lafargue, les saillies sont brillantes jusque dans les notes de bas de page, comme ce mot dans cette note 25 qui cite Les Misérables un peu différemment de ce que fait Mélenchon, puisque Lafargue évoque lui l’amour d’Hugo pour l’alliance du sabre et du goupillon, avant d’expliquer son succès par un :
« Victor Hugo a eu l'heureuse chance d'être beaucoup acheté, ce à quoi il tenait surtout, et d'être peu lu »
Trop bon !
Yann Kindo