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Du Terrorisme par Debord

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Lien publiée le 18 novembre 2015

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DU TERRORISME, PAR GUY DEBORD.

Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.

La modernisation de la répression a fini par mettre au point, d’abord dans l’expérience-pilote de l’Italie sous le nom de « repentis», des accusateurs professionnels assermentés ; ce qu’à leur première apparition au XVIIe siècle, lors des troubles de la Fronde, on avait appelé des «témoins à brevet». Ce progrès spectaculaire de la Justice a peuplé les prisons italiennes de plusieurs milliers de condamnés qui expient une guerre civile qui n’a pas eu lieu, une sorte de vaste insurrection armée qui par hasard n’a jamais vu venir son heure, un putschisme tissé de l’étoffe dont sont faits les rêves.

On peut remarquer que l’interprétation des mystères du terrorisme paraît avoir introduit une symétrie entre des opinions contradictoires ; comme s’il s’agissait de deux écoles philosophiques professant des constructions métaphysiques absolument antagonistes. Certains ne verraient dans le terrorisme rien de plus que quelques évidentes manipulations par des services secrets; d’autres estimeraient qu’au contraire il ne faut reprocher aux terroristes que leur manque total de sens historique. L’emploi d’un peu de logique historique permettrait de conclure assez vite qu’il n’y a rien de contradictoire à considérer que des gens qui manquent de tout sens historique peuvent également être manipulés ; et même encore plus facilement que d’autres. Il est aussi plus facile d’amener à « se repentir » quelqu’un à qui l’on peut montrer que l’on savait tout, d’avance, de ce qu’il a cru faire librement. C’est un effet inévitable des formes organisationnelles clandestines de type militaire, qu’il suffit d’infiltrer peu de gens en certains points du réseau pour en faire marcher, et tomber, beaucoup. La critique, dans ces questions d’évaluation des luttes armées, doit analyser quelquefois une de ces opérations en particulier, sans se laisser égarer par la ressemblance générale que toutes auraient éventuellement revêtue. On devrait d’ailleurs s’attendre, comme logiquement probable, à ce que les services de protection de l’État pensent à utiliser tous les avantages qu’ils rencontrent sur le terrain du spectacle, lequel justement a été de longue date organisé pour cela ; c’est au contraire la difficulté de s’en aviser qui est étonnante, et ne sonne pas juste.

L’intérêt actuel de la justice répressive dans ce domaine consiste bien sûr à généraliser au plus vite. L’important dans cette sorte de marchandise, c’est l’emballage, ou l’étiquette : les barres de codage. Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties spectaculaires. Ainsi, il ne peut plus y avoir de droit d’asile pour les terroristes, et même si l’on ne leur reproche pas de l’avoir été, ils vont certainement le devenir, et l’extradition s’impose. En novembre 1978, sur le cas de Gabor Winter, jeune ouvrier typographe accusé principalement, par le gouvernement de la République Fédérale Allemande, d’avoir rédigé quelques tracts révolutionnaires, Mlle Nicole Pradain, représentant du ministère public devant la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris, a vite démontré que « les motivations politiques », seule cause de refus d’extradition prévue par la convention franco-allemande du 29 novembre 1951, ne pouvaient être invoquées :

«Gabor Winter n’est pas un délinquant politique, mais social. Il refuse les contraintes sociales. Un vrai délinquant politique n’a pas de sentiment de rejet devant la société. Il s’attaque aux structures politiques et non, comme Gabor Winter, aux structures sociales.» La notion du délit politique respectable ne s’est vue reconnaître en Europe qu’à partir du moment où la bourgeoisie avait attaqué avec succès les structures sociales antérieurement établies. La qualité de délit politique ne pouvait se disjoindre des diverses intentions de la critique sociale. C’était vrai pour Blanqui, Varlin, Durruti. On affecte donc maintenant de vouloir garder, comme un luxe peu coûteux, un délit purement politique, que personne sans doute n’aura plus jamais l’occasion de commettre, puisque personne ne s’intéresse plus au sujet ; hormis les professionnels de la politique eux-mêmes, dont les délits ne sont presque jamais poursuivis, et ne s’appellent pas non plus politiques. Tous les délits et les crimes sont effectivement sociaux. Mais de tous les crimes sociaux, aucun ne devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne ; mais qui ne veut plus être blâmée.

Guy-Ernest Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Éditions Gérard Lebovici, 1988.

Rome, 2000. Photo: Olivier Favier.

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