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Brésil. La fin de la lune de miel de la conciliation de classes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Gabriel Brito
Après une longue agonie, le gouvernement de Dilma Rousseff est arrivé à sa fin, définitivement brisé après l’acceptation à 61 voix contre 20 du processus d’impeachmentinitié par le Sénat brésilien. Après des années d’euphorie et beaucoup de propagande dans un pays qui s’en était jusqu’ici bien tiré sans avoir touché aux vieilles structures de l’inégalité, l’interruption des 14 années de gouvernements pétistes est traumatique.
Objectivement, c’était un gouvernement mort-né. Dilma n’a même pas gouverné un mois, pourrait-on dire. Sa seconde candidature présidentielle a parié sur l’exacerbation du quatrième affrontement consécutif contre le «toucanat» [nom attribué aux forces du Parti de la social-démocratie brésilienne], représenté par la figure d’Aécio Neves [candidat opposé à Dilma Rousseff en octobre 2014]. Cela de façon à éloigner l’alternative Marina Silva [ex-membre du PT, ministre de l’environnement de 2003 à 2008, candidate en 2010 du Parti vert et, en 2014, du Parti socialiste brésilien], ce qui nous a privés de la possibilité d’assister pour la première fois dans l’histoire du pays à un second tour électoral entre deux femmes issues des luttes sociales.
Déjà discrédité par le début des investigations portant sur l’Opération Lava Jato, en plus d’être victime d’un «antipétisme» qui a attiré toutes les formes de haine réactionnaire au long des années, le PT a vu la polarisation politique recherchée se maintenir à un niveau élevé après les élections. Quand Dilma a annoncé qu’elle appliquerait le programme d’austérité, contre lequel elle n’avait pas parlé durant les débats, le signal fut donné.
Il n’y aura aucun virage à gauche, comme on le préconisait dans une campagne électorale massive, dans sa dernière phase, capable de réveiller un militantisme qui, il y a quelques années, n’occupait pas les rues pour faire de la politique. Après tellement d’effort pour faire élire Dilma, l’annonce selon laquelle la politique économique serait sous le sceau de la Banque Bradesco fut un coup démoralisant [Joaquim Levy, ministre des Finances de janvier 2015 à sa démission en décembre 2015, venait de la direction du secteur asset management de la banque Bardesco].
Et si c’était pour appliquer un ajustement budgétaire conservateur, en augmentant les tarifs et les prix en général et en congelant les instruments qui avaient marqué le cycle positif du lulisme, comme le crédit et la valorisation du salaire minimum au-dessus de l’inflation, peut-être que n’était plus nécessaire la médiation du parti qui déjà ne pouvait plus compter sur l’appui enthousiaste des masses
Une illusion disproportionnée
Le changement d’orientation rêvé sous le second mandat de Dilma n’allait pas se produire. La rationalité politique «injectée» par le parti se montrait absolument insensible à une série de revendications de ses bases traditionnelles, ce qui pourrait faire dire d’une génération qu’elle vécut sa vie politique et adulte quand le désormais parti-mouvement gouvernait déjà sur la base de la conciliation des pôles sociaux.
Alors qu’une partie de l’ex-gouvernement insistait pour s’associer aux journées de juin 2015, marquées par la descente de la droite dans les rues [contre Dilma], il vaut la peine de rappeler l’attitude d’opposition du gouvernement au moment de l’explosion de 2013 [entre autres, sur les transports gratuits] avec tout ce qu’elle a connu de divers et d’incontrôlé.
En outre, nous avons pu voir le maire de São Paulo, Fernando Haddad (PT), adopter une posture alignée sur le gouverneur de l’Etat de São Paulo, Geraldo Alckmin [PSDB], et même à certains moments à la remorque du «toucan». Et celui qui était alors le ministre de la justice, José Eduardo Cardozo (PT), n’a pas seulement donné son approbation à la répression militaire ouverte, ce qui allait aider dans la conquête de l’opinion publique en faveur des manifestants, comme l’a illustré la réaction face à l’entrée en scène de la Force nationale de sécurité.
Après que des milliers de Brésiliens eurent occupé (en 2013) les rues des principales capitales et de plus d’une centaine de villes, dans une insurrection qui encerclait divers bâtiments gouvernementaux et passait le message de la délégitimation générale de la classe politique, Dilma est finalement apparue en public. Et ce que l’on a appelé les «cinq pactes» [concoctés lors d’une réunion à Brasilia, le 24 juin 2013 avec 27 gouverneurs et 26 maires] annoncés par la mandataire ne furent rien d’autre que la réaffirmation d’accords signés antérieurement.
Il vaut la peine de les rappeler: la responsabilité budgétaire et le contrôle de l’inflation, un plébiscite en faveur de la consultation de la population sur la réforme politique, le combat contre la corruption, des investissements dans la santé et un éventuel «paquet» de 50 milliards de reais pour des travaux de mobilité urbaine [transports]. «Cela fut lamentable de voir comment la présidente a présenté des propositions sans aucune consistance», a commenté le Mouvement pour le Transport gratuit (MPL), après avoir été reçu à Brasilia par la présidente.
En résumé: ce fut une réponse considérablement conservatrice, pour ne pas dire étrangère aux aspirations exprimées par une rue manifestant un fort sentiment de rejet des règles d’un jeu qui se déroule à distance de la population. En plus de cela, on criait pour plus d’efficacité étatique dans les services publics, une revendication déjà traditionnelle pour des Brésiliens dépendant de leur emploi et de leur salaire pour boucler chaque mois.
S’il y avait dans les propositions pétistes une quelconque brèche pour un peu de hardiesse et d’«avancée vers la gauche», là était l’heure de la dernière chance. Mais ce qu’on a vu a été la réaffirmation d’accords dont les masses étaient lasses, suivie d’un processus de militarisation de la politique et de la dite «sécurité publique», en utilisant le paravent de la casse par des dits blacks blocs – qui n’étaient en rien inédits dans l’histoire, si ce n’était leur dénomination devenue un gros mot dans les couloirs du monde politique.
Plus préoccupé par la propagande relative aux succès faisant référence aux méga événements sportifs à venir, le pétisme est resté aux côtés des secteurs qui proposaient d’augmenter le blindage d’une structure mise à nu par la révolte populaire la plus spontanée qu’il y ait jamais eu depuis celle qui avait incendié les rues après le suicide de Getulio Vargas [en août 1954].
De cette manière, au lieu d’un approfondissement de la démocratie, nous avons assisté à sa militarisation. D’abord la loi «anti-capuches» (une interdiction de l’anonymat dans les manifestations), approuvée par le gouvernement de l’Etat de Rio de Janeiro, s’appuyant sur la mort du cameraman Santiago Andrade, de la chaîne de TV Bandeirantes, jusqu’à aujourd’hui non éclaircie par la police, mais immédiatement attribuée aux «vandales».
Ensuite, le Décret de Garantie de la Loi et de l’Ordre, qui légalisait le déploiement des forces armées en période préparatoire – et un peu au-delà – de la Coupe du monde de football (2014), pour garantir les intérêts corporatistes de la FIFA et intimider les manifestations qui ont marqué la Coupe des confédérations (2013). L’ordre était d’éviter que se produise quelque chose de semblable à ce qui s’était passé lors des journées qui avaient mis 10 millions de Brésiliens dans les rues entre le 17 et le 30 juin 2014. Soit dit en passant, tout ce dispositif avait reçu un large appui de la base «gouvernementale».
Quand il était déjà en train de s’effondrer, le gouvernement de Dilma Rousseff a encore offert une arme inquiétante au gouvernement maintenant intronisé [celui de Michel Temer]. Il a entériné la Loi Antiterrorisme, dont l’approbation s’est faite dans le cadre de l’augmentation du nombre d’attentats à travers le monde et de l’ascension du dit Etat islamique. Or, cela aurait pu être combattu selon les législations pénales déjà existantes et les accords internationaux signés par le pays, comme l’a rappelé l’avocate Camila Marques, de l’ONG Article 19, dans un entretien accordé à Correio da Cidadania, le 13 avril 2016.
Sans qu’aucun motif ne le justifie par rapport au terrorisme international, nous avons vu se produire à la veille des Olympiades à Rio, en 2016, une opération de capture d’obscurs citoyens brésiliens soupçonnés d’être associés au groupe extrémiste. Jusqu’à maintenant, rien de concret n’a été avancé par les autorités. Ainsi donc, des militants du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre ont déjà été frappés par cette authentique réédition de la Loi de Sécurité Nationale [qui fut adoptée et renforcée sous la dictature militaire], qui peut aujourd’hui être appliquée par un ministre de la Justice qui, à São Paulo, est connu pour laisser le champ libre à la violation de droits et des procédures appliqués par la PM (Police militaire). Son nom est associé à une récente escalade d’armements plus puissants et d’homicides du bras armé de l’Etat.
L’embardée néolibérale
Alors qu’il appliquait son programme d’ajustement, les secteurs du gouvernement ont fait la démonstration de la perte complète de leur aura. Lorsque Joaquim Levy a annoncé son paquet de coupes dans les domaines sociaux et du travail, les centrales syndicales ont répondu avec une manifestation apathique sur l’avenue Paulista [la principale de São Paulo], en février 2015.
La résistance décidée et propositive passait dans les mains du MTST (Mouvement des travailleurs sans toit), dirigé par Guilherme Boulos. «Incapable» de toucher sa base insatisfaite, qui menait des grèves en dehors d’elle, la CUT (Centrale unique des travailleurs) a appelé à participer à des manifestations convoquées par le mouvement pour l’habitat en mettant ses camions Scania dans la rue, ce qui n’en augmentait pas la portée. Cette attitude s’est répétée à diverses occasions, comme le 8 mars de cette année, lorsque le fort rejet des femmes face à l’agenda symbolisé par l’ex-allié de Dilma Rousseff, Eduardo Cunha [président de la Chambre des députés qui a dû démissionner pour accusation de corruption], fut éclipsé par l’imposé «Reste Dilma», allant jusqu’à des agressions de la part de cercles liés au gouvernement.
Décembre 2015: la mobilisation «anti-Dilma»
Ce fut très peu. Galvanisées par la fureur des médias commerciaux, les manifestations à caractère conservateur ont mobilisé beaucoup de personnes dans les rues. Des jours où l’emblème de la «rébellion» était le maillot de la sélection brésilienne de football (CBF) fabriqué par Nike, accompagné des expressions innombrables de rancune sociale et idéologique propre aux pires périodes.
En outre, le scandale de corruption Lava Jato [lavage exprès] avait déjà détruit tout résidu de gouvernabilité. Après l’arrestation et la mise en garde à vue de Lula [début mars], puis l’obscur incident à l’aéroport de São Paulo, Congonhas [une tentative pour amener de force Lula à Curitiba], le gouvernement se dirigeait vers les derniers moments de son existence. La nomination de l’ex-président à la Casa Civil [soit le poste clé aux côtés de Dilma Rousseff, ce qui assurait à Lula son immunité], le 17 mars 2016, fut barrée par l’activisme notoire du juge Gilmar Mendes dans le Tribunal Suprême fédéral. Le soutien populaire faible qui s’exprima à Brasilia – quelque 5000 supporters de Lula, d’un côté, et un nombre quasi identique, de l’autre – démontrait que la romance avec les masses était définitivement close.
De plus, si le profil des manifestations conservatrices, très médiatisées, était celui d’une classe moyenne blanche, avec un niveau de revenu supérieur à la moyenne et se situant dans la tranche d’âge entre 40 et 45 ans, la même chose était constatée lors des manifestations vengeant l’affront fait à Lula dans les jours suivant sa mise en garde à vue. Il faut prendre note aussi que le climat était bien plus celui de la solidarité et de la nostalgie des temps passés que celui de la combativité. En d’autres termes, il n’avait pas le signe «de ce regard courroucé» qui exige des changements immédiats.
Chacun à sa façon, les lulistes et les conservateurs fermaient la porte à la jeunesse et à ses préoccupations directement liées à la vie quotidienne.
«Nécessairement, le capitalisme se doit d’inventer quelque chose de nouveau. A moyen et long terme, l’application des politiques néolibérales peut engendrer des processus beaucoup plus récessifs. Il est très difficile de visualiser des alternatives possibles. Dans tout le monde, la domination du capital financier semble inébranlable. Le bloc au pouvoir ne s’est pas transformé dans le monde. De plus, il y a une continuité des politiques néolibérales, avec une forte incapacité de relance de la croissance. Sous cet angle, nous pouvons spéculer sur des issues encore plus conservatrices», analyse le politicologue José Correio Leite, dans un entretien récent donné à Correio da Cidadania.
Beaucoup à craindre («temer» en brésilien)
Le constat est que le lulisme a domestiqué ses bases bien au-delà du recommandable. Le parti et ses partisans ne sont pas sortis de la «maisonnette» d’une défense de «l’Etat de droit démocratique», un fait mis en question par les secteurs militants dans les périphéries où vit ledit sous-prolétariat qui lors des années de progrès a garanti l’appui qui consacrait le projet établi par le gouvernement Lula.
Manifestation contre Michel Temer sur l’avenue Paulista
«Ou nous avançons dans la démocratisation du système de représentation et de la société brésilienne, ou nous reculerons de façon accélérée vers une dictature plus ou moins voilée. Cela s’est déjà passé dans le monde. Des régimes dictatoriaux ayant l’apparence de démocratie peuvent cohabiter avec des élections ou des traits de ce type. La Turquie d’Erdogan en est un exemple. Apparemment démocratique, mais de fait une dictature qui impose un ordre très pesant sur les travailleurs. Est-ce cela l’avenir qui nous attend?» a alerté, à l’époque, le sociologue Ruy Barga.
Après «une espèce de Marche de l’Impudence, durant laquelle les élus se succédaient à la tribune et où, pour chaque vote en faveur de l’impeachment, on voyait le manège d’un système dégénéré qui cherchait à chaque instant à sauver sa propre peau face à l’abîme» – comme le disait Braga – le PT réclamait le calme dans des rangs et que soient respectés les rites et les formalités. Il s’est livré à ce jeu dans le cadre de normes préétablies pour les institutions et le Tribunal Suprême.
Désarmant la résistance des secteurs historiquement organisés, l’impeachmenta été voté et un gouvernement qui n’a pas un projet de réélection prend le pouvoir pour faire ce que le pétisme hésitait à faire depuis la démission de Joaquim Levy.
«Le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) assume un rôle central face à l’impuissance du PT à être, dans les faits, un parti de gauche, et face au PSDB, qui ne peut être autre chose que l’expression régionale d’une certaine bourgeoisie ancrée à São Paulo, dans l’Etat du Minais Gerais et dans une partie du Parana, alors que les bourgeoisies brésiliennes sont plus amples. Nous nous dirigeons vers un gouvernement maître chanteur qui va appliquer un programme de vaste pillage», a analysé l’historienne Virginia Fontes.
Des temps de rébellions?
En se remémorant les nuits de juin (2013), la semaine a connu des manifestations durant trois jours consécutifs sur l’avenue Paulista alors que se déroulait le processus de destitution au Sénat.
A Cannes, lorsque le film Acquarius fut présenté, se déroula une célèbre protestation contre «le coup d’Etat» [mai 2016], ce qui suscita les représailles du Ministère de la justice qui classa le film dans la catégorie 18 ans et plus. Actuellement, face à un Ministère de la culture marqué par les idées de Temer, les cinéastes Gabriel Mascaro et Anna Muylaert ont annoncé le retrait du film pour le concours de sélection des films en vue de l’Oscar.
Comme on a pu le remarquer dans les rues de São Paulo, en mai, à l’occasion de dizaines de spectacles de la Virada Cultural [chaque année, durant 24 heures, sont présentés des spectacles multiples], le rejet du gouvernement Temer et de ses représentants devrait se répandre dans la partie de la société qui ne partage pas les valeurs de ceux qui ont voté l’impeachment «pour dieu», «pour la famille», «pour leurs petits-fils», «pour la moralité», «pour les militaires de 1964».
Tandis que la gauche traditionnelle se frappe la tête et produit de nouveaux discours [texte «d’autocritique» du PT], divers secteurs de la classe moyenne progressistes, des femmes, des LGBT, des étudiants, de la jeunesse des périphéries, des milieux des arts et de la culture, renforcés par quelques mouvements sociaux autonomes, doivent commencer à apparaître comme des bastions de la contestation du nouveau gouvernement. (Article publié le 1er septembre 2016 sur le site du Correio da Cidadania; traduction A l’Encontre)
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Gabriel Brito est membre de la rédaction du Correio da Cidadania.