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Extrait de « Mélancolie de gauche » d’Enzo Traverso
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/traverso-melancolie-gauche/
Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIX-XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016, 20€.
Mémoire du futur
Le marxisme est né et s’est construit historiquement à la fois comme une théorie visant à interpréter le monde et comme un projet de transformation révolutionnaire du monde. La mémoire véhiculée par le marxisme était indissociablement liée à ce projet. Ainsi, une fois amputé de sa dimension utopique, le marxisme a cessé d’agir comme vecteur de transmission d’une mémoire de classe, des luttes émancipatrices et des révolutions. Il ne fait en effet aucun doute que l’utopie est le tropisme secret de la vision marxiste de l’histoire. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, la mémoire est évoquée comme « la tradition de toutes les générations mortes » qui « pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants »1. La révolution moderne dirigée contre le capitalisme, poursuit Marx, « ne peut pas puiser sa poésie dans le temps passé, mais seulement dans l’avenir »2. Elle doit « laisser les morts enterrer leurs morts » et se débarrasser des « réminiscences empruntées à l’histoire universelle » (qui avaient aveuglé ses ancêtres) pour pouvoir se projeter vers le futur3. L’historiographie marxiste a toujours été marquée par une forte tentation téléologique. Elle postulait le communisme comme telos, comme finalité de l’histoire, et cette vision engendrait une périodisation de la modernité dont les étapes étaient scandées par la mémoire des révolutions. Une ligne droite unissait 1789 à 1917, en passant par les révolutions de 1848 et la Commune de Paris4. Après Octobre, le processus devenait mondial et la courbe ascendante se divisait en plusieurs lignes qui passaient par l’Europe (la Résistance en 1945, 1968, le Portugal en 1974), par l’Amérique latine (Cuba en 1958) et l’Asie (la Chine en 1949 et le Vietnam en 1975). C’est ainsi que, dans les années 1920, Albert Mathiez décrivait les bolcheviks comme les héritiers des Jacobins5 ; que, dans les décennies suivantes, Trotski et Isaac Deutscher analysaient le stalinisme selon le modèle de Thermidor et du bonapartisme6 ; qu’en 1968, les acteurs de Mai pensaient avoir vécu une « épreuve générale », du même ordre que les émeutes de juillet 1917 à Petrograd avant la révolution d’Octobre7 ; qu’en 1971, un historien comme Adolfo Gilly décrivait la Commune de Morelos, dans le Mexique zapatiste de 1915, à la lumière de la révolution russe8, etc.
Eric Hobsbawm a bien résumé ce noyau profond de la mémoire marxiste en évoquant les mots d’un syndicaliste britannique qui, dans les années 1930, s’adressait ainsi à un conservateur : « Votre classe représente le passé, ma classe représente le futur »9. Historiographie et mémoire étaient donc enchevêtrées, s’alimentaient réciproquement. La mémoire visait l’avenir, elle était une mémoire pour le futur qui annonçait les combats à venir. Certes, le souvenir des révolutions ne se limitait pas au moment jubilatoire de l’émancipation vécue comme action collective car il incluait aussi la tragédie de leurs défaites. Pendant les journées les plus sombres de la guerre civile en Russie, lorsque le pouvoir soviétique était menacé et que la révolution semblait condamnée, le spectre de la Commune de Paris hantait les bolcheviks. Une victoire des Gardes blancs aurait conduit au massacre, exactement comme lors de la « semaine sanglante » de mai 1871, mais à une échelle incomparablement plus vaste. Une dictature militaire des Blancs, a écrit Victor Serge dans ses mémoires, apparaissait comme l’issue la plus probable, ce qui signifiait, pour les bolcheviks, qu’ils seraient tous « pendus ou fusillés ». Mais, loin de répandre le découragement et la démobilisation, cette conscience aiguë du danger ne faisait que « galvaniser l’esprit de résistance »10. À long terme, l’histoire leur donnerait raison : « Nous, les Rouges, malgré la faim, les fautes – et même les crimes – nous allons vers la Cité future »11.
L’iconographie socialiste et communiste a illustré pendant un siècle cette vision téléologique de l’histoire. Ses images se sont gravées dans la mémoire de plusieurs générations de militants – des ouvriers aux intellectuels – jusqu’à modeler leur imaginaire. Elles ont agi comme des « repères subliminaux » ou des « sentinelles fantomatiques de la pensée », selon l’heureuse expression de Raphael Samuel, dont l’analyse peut se révéler tout aussi importante que l’exégèse des textes12. Le Quart-État (1900) de Pellizza da Volpedo, un des plus célèbres tableaux inspirés par le socialisme d’avant la Grande Guerre, décrit l’avancée de classes travailleuses vers un avenir de lumière : leur marche émancipatrice les éloigne des ténèbres, bien visibles à l’arrière-plan, là où leur chemin a commencé [Fig. 2.1]13.
« Il quarto stato » / Aufbruch des vierten Standes; Gem‰lde von Guiseppe Pellizza da Volpedo, um 1900Original: Mailand, Villa RealeStandort bitte unbedingt angeben!; Foto: Alfredo Dagli Orti;
Le Quart-État est une parfaite illustration picturale de la stratégie socialiste décrite par Friedrich Engels juste avant sa mort, dans sa préface, aussi célèbre que controversée, à une réédition de l’essai de Marx Les Luttes de classes en France(1895). Après avoir souligné un déplacement du centre de gravité du mouvement socialiste européen de la France – le lieu des révolutions du XIXe siècle – vers l’Allemagne, le pays où la social-démocratie réalisait des avancées électorales impressionnantes (de cent mille voix en 1871 à deux millions en 1890), Engels prenait acte d’une radicale réorientation stratégique. Le temps des combats de rue et des barricades était révolu. La « rébellion d’ancien style » était devenue obsolète à côté de « la grande armée internationale des socialistes, progressant sans cesse, croissant chaque jour en nombre, en organisation, en discipline, en clairvoyance et en certitude de victoire »14. Le socialisme était inéluctable, et tout effort pour en accélérer la venue était inutile, sinon dangereux : « Même si cette puissante armée du prolétariat n’a toujours pas atteint le but, si, bien loin de remporter la victoire d’un seul grand coup, il faut qu’elle progresse lentement de position en position dans un combat dur, obstiné, la preuve est faite une fois pour toutes qu’il était impossible de conquérir la transformation sociale par un simple coup de main »15. Cette croissance lente mais inexorable de la social-démocratie allemande se déroulait à ses yeux « aussi tranquillement qu’un processus naturel »16.
Rétrospectivement, les révolutions du XIXe siècle prenaient une saveur « blanquiste » et cette critique de la méthode insurrectionnelle opposait deux temporalités historiques : d’un côté, celle, éruptive et foudroyante, de la révolution et, de l’autre, celle d’un changement évolutif, beaucoup plus lent, homogène et sans éclat mais irrésistible. Il y avait là, in nuce, la dialectique que Gramsci se chargera de théoriser plus tard entre la « guerre de mouvement » et la « guerre de position »17. Selon Engels, l’avenir du socialisme appartenait à la seconde et, par conséquent, la mémoire des barricades devenait un obstacle qui risquait de s’interposer à cette ascension graduelle mais certaine. Soudainement, les révolutions du XIXe siècle étaient devenues, à l’instar du terrorisme populiste pour les sociaux-démocrates russes, « une expression d’impatience politique », un ensemble de combats qui « devançaient leur temps », advenaient « trop tôt » et se déroulaient « trop rapidement » pour consolider les conquêtes18.
La Grande Guerre brisa la continuité linéaire et évolutive du XIXe siècle, et l’action révolutionnaire, avec sa temporalité foudroyante et ravageuse, réapparut en 1917. Mais cette accélération ne remit pas en cause la marche de l’histoire. Celle-ci changeait de vitesse, pas de direction ni de finalité. La vision utopique du socialisme en sortit même renforcée. Après la révolution d’Octobre, l’utopie cessa d’être la représentation abstraite d’une société libérée projetée dans un avenir lointain et inconnu pour devenir l’imaginaire débridé d’un monde à bâtir dans le présent. En 1919, au milieu de la guerre civile russe et d’une vague de soulèvements révolutionnaires en Europe centrale, Vladimir Tatlin concevait son Monument à la IIIe Internationale [Fig. 2.2].
Wladimir Jewgrafowitsch Tatlin [1885 – 1953], Russischer MalerAufnahmedatum: 1919/20Systematik:Personen / K¸nstler / Tatlin / Werke
S’inspirant du mythe de la tour de Babel, son œuvre se réclamait du constructivisme. Elle fut pensée comme un monument – dont seule la maquette fut réalisée – qui devait être non seulement admiré mais aussi utilisé afin de prouver que l’art était un instrument nécessaire à l’édification du socialisme. Il ne s’agissait pas de créer un symbole mais de montrer de façon concrète que le monde nouveau pouvait surgir d’une fusion entre l’esthétique et la politique19. « Radicalement anti-monumental », ce projet architectural différait profondément de tous ses prédécesseurs20. Il n’avait rien à voir avec la verticalité linéaire de la tour Eiffel, qui se limitait à célébrer la modernité industrielle, ni avec le symbolisme conventionnel de la statue de la Liberté, ni non plus avec la tour du Travail d’Auguste Rodin, jamais réalisée mais créée sous la forme d’une maquette rendue publique en vue de l’Exposition universelle de 1900. Conforme à l’esprit de la IIIe République, la tour de Rodin idéalisait les vertus rédemptrices du travail, décrit comme une spirale ascendante depuis la corvée harassante des ouvriers jusqu’aux créations accomplies à l’aide de la science et de la technique, vecteurs d’un progrès placé sous le signe de la providence et du sacrifice récompensé [Fig. 2.3]21.
Tatlin rompait avec cette conception traditionnelle de l’art et de la culture. Composé de verre et d’acier, son « monument » devait intégrer en une seule structure trois éléments distincts tournant sur eux-mêmes : un cube, une pyramide et un cylindre. À la base, le cube devait accueillir le gouvernement soviétique (Sovnarkom) et sa rotation s’effectuait en une année ; la pyramide aurait abrité l’Internationale communiste (Komintern) et pivoté sur elle-même en un mois ; le cylindre, avec une rotation quotidienne, devait devenir le siège de son organe de propagande publié simultanément en plusieurs langues, avec une salle de conférences, une imprimerie, un télégraphe, une radio et un puissant projecteur capable d’éclairer la nuit de slogans révolutionnaires19. La spirale évoquait le mouvement évolutif de la science (et l’idée originaire de révolution comme rotation astronomique), tandis que la pyramide donnait à l’édifice son caractère vertical, telle une flèche lancée vers le cosmos : la révolution comme rupture et assaut du ciel. La tour de Babel ne symbolisait plus la confusion des langues mais une nouvelle communauté universelle lancée à la conquête du futur.
Bien d’autres œuvres d’art furent créées dans un esprit similaire. En 1921, Lénine voulut transformer l’obélisque de Moscou, installé à la veille de la guerre à la gloire de la dynastie des Romanov, en un mémorial des grands penseurs socialistes dédié à des utopistes tels que Campanella, Thomas More, Saint-Simon et Charles Fourier. La même année, Konstantin Yuon peignait un tableau intitulé La Nouvelle Planète. À ses yeux, l’avènement du socialisme était bien plus qu’un simple tournant historique ; il s’agissait d’une sorte de révolution copernicienne qui modifiait notre vision du monde, voire d’un Big Bang qui allait changer le cosmos lui-même [Fig. 2.4]20.
Pendant les années 1920, la propagande soviétique montrait Lénine le bras tendu vers le futur, guide éclairé au milieu d’un monde d’industries, de cheminées et de machines, où une multitude d’ouvriers s’activaient énergiquement pour bâtir une société nouvelle [Fig. 2.5-6].
Vladimir Ilyich LENIN, 1870-1924 Russian Marxist revolutionary, poster by A. Strakhov, Soviet Union, 1924 | Location: Private Collection | Photo Credit: The Art Archive/Marc Charmet / Art Resource, NY
Lenin speaking, The Spectre That Haunts Europe Is Communism, Russian poster, 1917-20 | Location: Institute of Slavonic Studies | Photo Credit: The Art Archive/Marc Charmet / Art Resource, NY
En 1933, l’architecte Boris Iofan gagna le concours pour l’édification du Palais des Soviets de Moscou [Fig. 2.7].
Son projet ne fut jamais réalisé mais son plan, immédiatement rendu public, nourrit l’imaginaire soviétique de l’époque. On y voit un gratte-ciel – réponse communiste à l’Empire State Building inauguré à New York deux ans plus tôt – surmonté d’une gigantesque statue de Lénine, son index à nouveau pointé vers l’avenir, entouré de nuages et d’avions21. Ces affiches et statues de Lénine sont la version séculière d’une iconographie d’inspiration biblique. Elles rappellent par exemple une célèbre gravure de Gustave Doré montrant Moïse descendant du mont Sinaï avec les tables de la Loi et son doigt pointé vers le ciel [Fig. 2.8].
Ainsi l’espérance messianique s’était transformée en incitation à l’action révolutionnaire22. Cette affinité étonnante entre les iconographies socialiste et biblique, son modèle, révèle la permanence, dans la tradition communiste, d’une impulsion religieuse qui coexiste – visuellement exhibée quoique niée théoriquement – avec son athéisme affiché. Marx avait hérité son athéisme des Lumières radicales et ses disciples l’ont transformé en doctrine officielle, mais, au fur et à mesure que cette idéologie devenait partie intégrante de la culture socialiste, elle s’appropriait des espérances, des rêves et des attentes qui pendant des siècles avaient pris une forme religieuse. L’athéisme sécularisait des aspirations religieuses : c’est ainsi qu’il faudrait lire la célèbre définition de la religion comme « opium du peuple », qui signifie à la fois aliénation et désir émancipateur. Selon Marx, « la misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple »23. L’iconographie communiste exprimait cette tension messianique vers un monde libéré – une nouvelle ère posthistorique, comme le suggérait Marx – qui reproduisait à sa manière l’eschatologie chrétienne.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’imaginaire soviétique restait peuplé d’usines et de vaisseaux spatiaux dont la vitesse supersonique avait remplacé la temporalité fiévreuse et soudaine de l’assaut révolutionnaire. La marche vers le socialisme se mesurait en tonnes d’acier, en dizaines de milliers de tracteurs, d’avions et de missiles produits par l’industrie soviétique plutôt que par les millions de voix gagnées par la social-démocratie lors des élections, mais letelos de l’histoire demeurait inchangé. Au même titre que l’avant-garde, « la culture stalinienne était toujours orientée vers le futur »24, en essayant de modeler la vie quotidienne et de magnifier les accomplissements matériels du socialisme. Ce n’est que dans les années 1970, à l’époque de la stagnation brejnévienne, que la croissance économique s’arrêta et que l’avenir devint incertain. C’est alors qu’apparut en URSS un art « post-utopique », dont L’Horizon, tableau d’Erik Boulatov, est emblématique. On y voit un groupe de citoyens soviétiques se promener sur une plage et avancer vers la mer, mais l’horizon en face d’eux est invisible, coupé par une bande qui rappelle l’ordre de Lénine, la principale distinction honorifique de l’URSS. Cette esthétique démythificatrice, cependant, était davantage perçue comme une critique du socialisme réel que comme un rejet du projet socialiste.
Même en Amérique latine, où l’utopie socialiste se mêlait aux temporalités cycliques des communautés indigènes, les représentations socialistes de l’histoire ne pouvaient se soustraire à la mythologie d’une marche ascendante vers le futur. Ainsi, les peintures murales de Diego Rivera qui décorent les escaliers de la cour intérieure du palais national de Mexico [Fig. 2.9] montrent, dans une perspective diachronique somptueuse, le chemin des classes laborieuses entre un passé d’oppression et un futur émancipé. Le souvenir des luttes anticoloniales et de la révolution paysanne y converge naturellement vers l’organisation du mouvement ouvrier moderne, multinational et multiracial, dominé par la figure tutélaire de Marx25.
La téléologie marxiste n’était pas nécessairement formulée en termes de causalité déterministe ; elle pouvait aussi prendre la forme de l’utopie, ce que Ernst Bloch appelait une philosophie de l’« anticipation » (Vorschein). Il considérait le marxisme comme une « conscience anticipatrice » donnant une forme au rêve émancipateur présent depuis l’Antiquité dans les sociétés humaines. C’est pourquoi il a consacré à Marx le dernier chapitre de son Principe espérance, dans lequel sont passées en revue les « images-souhaits de l’instant exaucé »26. Plutôt qu’une « utopie froide » dépeignant le socialisme comme étant inscrit dans les lois de l’histoire, le marxisme était, aux yeux de Bloch, un projet social enraciné dans un optimisme anthropologique hérité des Lumières : le long processus par lequel l’humanité apprend à « marcher debout ». En termes similaires, Herbert Marcuse expliquait le lien dialectique entre la mémoire et l’utopie socialiste en s’appuyant sur la notion d’inconscient. La fonction de la mémoire, peut-on lire dansEros et civilisation (1955), consiste à « préserver les promesses et les potentialités qui ont été trahies et même interdites chez l’individu mature et civilisé ». Les désirs à la fois inassouvis et non oubliés peuvent être projetés dans le futur comme des utopies du bonheur universel. Dans cette voie, Proust se joint à Marx : « La Recherche du temps perdudevient le moyen d’une libération future »27. Cette mémoire orientée vers l’avenir doit se forger contre la mémoire aliénée de la société de classe : la civilisation répressive est faite de discipline et de soumission ; elle sème le doute au lieu de récolter le plaisir. Il s’agit d’une « mémoire liée à la mauvaise conscience, au sentiment de culpabilité et de péché », dans laquelle les images de liberté sont « rendues taboues »28. La contre-mémoire marxiste devait donc être orientée vers le bonheur réprimé des hommes et faire de l’utopie une promesse de liberté. Cette utopie sauvée et inscrite dans la mémoire avait une dimension romantique : elle reliait le futur libéré à un passé ancestral. À l’instar de la conservation des structures et des tendances de la psychologie infantile chez l’adulte, « l’imagination préserve la “mémoire” d’un passé sous-jacent à l’histoire » en offrant à la lutte pour l’émancipation « l’image de l’unité immédiate entre le particulier et l’universel sous le signe du principe de plaisir »29. Dans le sillage de Bloch, Marcuse proposait un marxisme dialectique délesté de toute forme de déterminisme historique pour lequel la voie du socialisme n’allait pas, selon la définition canonique, de l’utopie à la science mais plutôt « de la science à l’utopie »30. La science n’annonçait pas l’avènement du socialisme, mais ce dernier pouvait s’appuyer sur ses résultats afin d’assouvir un rêve ancestral de bonheur. Même réinterprété comme utopie – ou comme une alternative possible à la barbarie –, le socialisme demeurait le telos historique, c’est-à-dire l’objectif visé par l’action et nourri par un ensemble de désirs que la mémoire avait entretenus. S’il fallait résumer en une formule la conception marxiste de la mémoire, nous pourrions adopter la définition suggérée par Vincent Veoghegan : « Remémorer le futur »31.
Tous ces textes et images montrent que la téléologie marxiste faisait de la mémoire un élément clé de son imagination utopique. Elle ne pouvait donc être confondue avec le futurisme de gauche, c’est-à-dire un mouvement d’avant-garde fasciné par la vitesse, la technologie et la modernité qui prétendait conquérir le futur en « abolissant » l’histoire, selon la prescription des futuristes italiens32. Au cours des premières années du pouvoir soviétique, Léon Trotski critiquait le nihilisme mnémonique revendiqué par les futuristes russes et soulignait la part d’anamnèse incorporée dans l’action révolutionnaire. Dans Littérature et révolution (1924), il précise : « Dans le rejet futuriste exagéré du passé ne se cache pas un point de vue de révolutionnaire prolétarien, mais le nihilisme de la bohème. Nous, marxistes, vivons avec des traditions et ne cessons pas pour cela d’être révolutionnaires. Nous avons étudié et gardé vivantes les traditions de la Commune de Paris dès avant notre première révolution. Puis les traditions de 1905 s’y sont ajoutées, desquelles nous nous sommes nourris, préparant la seconde révolution. Remontant plus loin, nous avons relié la Commune aux journées de juin 1848 et à la grande Révolution française »33.
Ce que le marxisme ne pouvait pas accepter dans le futurisme ce n’était pas son caractère subversif ni, dans le cas du futurisme russe, sa critique radicale de la société bourgeoise ; c’était plutôt sa négation de la tradition révolutionnaire : « Alors que nous sommes entrés dans la révolution, le futurisme y est tombé »34. Selon Trotski, la révolution n’était pas une tabula rasa car elle possédait sa propre vision du passé, comme une sorte de contre-mémoire opposée aux interprétations officielles de l’histoire. La révolution était le moment dans lequel cette vision « remontait des profondeurs de la mémoire » et poussait ses acteurs à créer « une brèche vers l’avenir »35.
Cela n’empêchait pas Trotski de partager avec le futurisme une foi aveugle dans la machine comme levier pour transformer le monde. Certains passages de Littérature et révolution décrivent le futur socialiste en termes prométhéens, en amalgamant l’utopie fouriériste de l’« harmonie universelle » et une idéalisation du progrès et de la technologie typiques du XIXe siècle. Selon le révolutionnaire russe, le socialisme était destiné à reconfigurer les caractéristiques géologiques de la planète et à transformer la relation entre les espèces humaine et animale, jusqu’à rendre le monde méconnaissable. Ses propos visionnaires ont de quoi effrayer n’importe quel écologiste de notre époque :
« L’homme a déjà opéré certains changements non dénués d’importance sur la carte de la nature ; simples exercices d’écolier par comparaison avec ce qui viendra. La foi pouvait seulement promettre de déplacer des montagnes, la technique qui n’admet rien “par foi” les abattra et les déplacera réellement. Jusqu’à présent, elle ne l’a fait que pour des buts commerciaux ou industriels (mines et tunnels), à l’avenir elle le fera sur une échelle incomparablement plus grande, conformément à des plans productifs et artistiques étendus. L’homme dressera un nouvel inventaire des montagnes et des rivières. Il amendera sérieusement et plus d’une fois la nature. Il remodèlera, éventuellement, la terre, à son goût. Nous n’avons aucune raison de craindre que son goût sera pauvre. […] L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans. »
Le roman d’Alexandre Bogdanov L’Étoile rouge (1908), une des rares incursions marxistes dans la science-fiction, avait déjà dépeint le socialisme en futur technologique dont l’accomplissement se ferait sur Mars36. Contrairement à Bogdanov, cependant, Trotski préservait une tension dialectique entre mémoire et utopie. Dans sa remarquable biographie de Trotski, Isaac Deutscher a étudié le style à la fois narratif et analytique de l’Histoire de la révolution russe, en présentant ce livre comme la reconstitution empathique d’un moment d’autoémancipation prolétarienne chargé de mémoire. Croquant le portrait des foules en mouvement, Trotski a essayé de « pénétrer leurs nerfs », souligné leurs sentiments et voulu les faire partager au lecteur. Les hommes et les femmes de la révolution n’avaient pas choisi les circonstances de leur action, mais ils agissaient en accord avec leur conscience. Trotski, poursuit Deutscher, « est fier de tels hommes, même s’il arrive qu’ils soient illettrés et grossiers, et il veut que nous soyons fiers d’eux. La révolution est, pour lui, ce moment, bref mais chargé de sens, où les humbles et les opprimés ont enfin leur mot à dire, et à ses yeux ce moment rachète des siècles d’oppression. Et il y revient avec une nostalgie qui prête à sa reconstitution un relief intense et éclatant »37.
Lire hors-ligne :
références
1. | ⇧ | Karl Marx, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », loc. cit., p. 176. |
2. | ⇧ | Ibid., p. 179. |
3. | ⇧ | Ibid. |
4. | ⇧ | Cf. Casey Harison, « The Paris Commune of 1871, the Russian Revolution of 1905, and the shifting of the revolutionary tradition », History and Memory, vol. 17, n° 2, 2007, p. 5-42. |
5. | ⇧ | Albert Mathiez, Le Bolchévisme et le Jacobinisme, Paris, Librairie de l’Humanité, 1920. |
6. | ⇧ | Léon Trotski, « L’État ouvrier, le Thermidor et le bonapartisme » (1935), Œuvres, Paris, EDI, vol. 5, 1981 ; Isaac Deutscher, « Two revolutions », Marxism, Wars and Revolutions, Londres, Verso, 1984, p. 34-45. |
7. | ⇧ | Cf. Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 68 : une répétition générale, Paris, Maspero, 1968. |
8. | ⇧ | Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine 1910-1920, Paris, Éditions Syllepse, 1995 [1971], ch. 7. |
9. | ⇧ | Eric Hobsbawm, « The influence of marxism 1945-1983 », (1982), How to Change the World. Tales of Marx and Marxism, Londres, Little, Brown, 2011, p. 362. |
10. | ⇧ | Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, Paris, « Bouquins », Robert Laffont, 2001, p. 108. |
11. | ⇧ | Victor Serge, « La ville en danger », in ibid., p. 79. |
12. | ⇧ | Raphael Samuel, Theatres of Memory, Londres, Verso, 1994, p. 27. |
13. | ⇧ | Cf. Michele Nani, « “Dalle viscere del popolo”. Pellizza, il Quarto Stato e il socialismo », in Michele Nani, Liliana Ellena, Marco Scavino, Il Quarto Stato di Pellizza da Volpedo tra cultura e politica, Turin, Istituto Salvemini, 2002, p. 13-54. |
14. | ⇧ | Friedrich Engels, « Introduction » (1895), in Karl Marx, Les Luttes de classes en France 1848-1850, op. cit., p. 57. |
15. | ⇧ | Ibid. |
16. | ⇧ | 26. Ibid., p. 74. Pour une analyse détaillée des révisions d’Engels à la fin de sa vie, cf. Jacques Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, Paris, Presses universitaires de France, 1998. |
17. | ⇧ | Cf. Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Razmig Keucheyan (dir.), Paris, La Fabrique, 2011, p. 220-223 ; Perry Anderson, Sur Gramsci, Paris, Maspero, 1978. |
18. | ⇧ | Cf. Claudia Verhoeven, « Time of terror, terror of time. On the impatience of Russian revolutionary terrorism (early 1860s-early 1880s) », Jahrbücher für Geschichte Osteuropa, vol. 58, n° 2, 2010, p. 254-272. |
19. | ⇧ | Voir Norbert Lynton, Tatlin’s Tower. Monument to Revolution, New Haven, Yale University Press, 2009 ; Pamela Kachurin, « Working (for) the State. Vladimir Tatlin’s career in early Soviet Russia and the origins of The Monument to the Third International », Modernism/Modernity, vol. 19, n° 1, 2012, p. 19-41. Le projet de Tatlin ne fut pas réalisé à cause de l’opposition de Anatoly Lunatcharsky, le commissaire du peuple à la Culture. Voir Sheila Fitzpatrick, The Commissariat of Enlightenment. Soviet Organization of Education and the Arts under Lunacharsky, October 1917-1921, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. |
20. | ⇧ | Cf. Susan Buck-Morss, Dreamworld and Catastrophe. The Passing of Mass Utopia in East and West, Cambridge, MIT Press, 2002, p. 43-44, et Margit Rowell, « Vladimir Tatlin. Form/Faktura », October, n° 7, 1978, p. 83-108. |
21. | ⇧ | Cf. Susan Buck-Morss, Dreamworld and Catastrophe, op. cit., p. 174-176. |
22. | ⇧ | Ce messianisme sécularisé n’est pas assimilable au « langage populaire de la publicité » analysé par Carlo Ginzburg dans son essai sur lord Kitchener qui contient une intéressante généalogie du doigt pointé (cf. Carlo Ginzburg, « “Your Country Needs You”. A case study in political iconography », History Workshop Journal, n° 52, 2001, p. 1-22.) |
23. | ⇧ | Karl Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », Philosophie, Paris, « Folio », Gallimard, 1994, p. 90. Pour une analyse de ce passage, cf. Michael Löwy, The War of Gods. Religion and Politics in Latin America, Londres, Verso, 1996, p. 4-18. |
24. | ⇧ | Boris Groys, The Total Art of Stalinism. Avant-Garde, Aesthetic Dictatorship, and Beyond, Londres-New York, Verso, 2011, p. 113. |
25. | ⇧ | Voir notamment son Epopeya del Pueblo Mexicano (1929-1951), qui illustre les escaliers du Palais national de Mexico. |
26. | ⇧ | Voir Ernst Bloch, Le Principe espérance, III. Les images-souhaits de l’instant exaucé, Paris, Gallimard, 1991. Sur Bloch, voir Arno Münster, Tagträume vom aufrechten Gang. sechs Interviews mit Ernst Bloch, Francfort, Suhrkamp, 1977, et Vincent Geoghegan, Utopianism and Marxism, Londres, Methuen, 1987, ch. 6. |
27. | ⇧ | Herbert Marcuse, Eros and Civilization, Londres, Sphere, 1970, p. 33. |
28. | ⇧ | 41. Ibid., p. 163. |
29. | ⇧ | Ibid., p. 109. |
30. | ⇧ | Herbert Marcuse, « The end of Utopia », Five Lectures, Londres, Allen Lane, 1970, p. 63. |
31. | ⇧ | Vincent Veoghegan, « Remembering the future », Utopian Studies, vol. 1, n° 2, 1990, p. 52-68. |
32. | ⇧ | Ugo Tommei, « Aboliamo la storia », Italia Futurista, mai 1917, cité par Emilio Gentile, « La nostra sfida alle stelle ». Futuristi in Politica, Rome, Laterza, 2009, p. 26. |
33. | ⇧ | Leon Trotski, Littérature et révolution, Paris, Syllepse, 2000 |
34. | ⇧ | Ibid. |
35. | ⇧ | Ibid. |
36. | ⇧ | Alexander Bogdanov, L’Étoile rouge. L’ingénieur Menni, Lausanne, L’Âge d’homme, 1990. Voir aussi K. M. Jensen, « Red Star. Bogdanov builds a Utopia », Studies in Soviet Thought, vol. 23, n° 1, 1982, p. 1-34. |
37. | ⇧ | Isaac Deutscher, The Prophet Outcast, op. cit., p. 189. |