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De la fiction à la falsification. A propos du Redoutable, de Hazanavicius

cinema

Lien publiée le 16 septembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Traiter cinématographiquement de Jean-Luc Godard, et singulièrement de Godard en 1968, implique nécessairement de porter un regard et un propos non seulement sur le cinéaste et le cinéma mais aussi sur l’engagement, celui des artistes aussi bien que l’engagement ordinaire.

C’est, sans en avoir l’air, ce à quoi s’essaye Michel Hazanavicius dans son dernier opus, Le redoutable. Derrière des airs de comédie, le film nourrit un air du temps anti-68. C’est au décryptage des attendus politiques du film que se livre David Faroult dans un article publié initialement sur le site Débordements.

David Faroult, maître de conférences en cinéma à l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière et co-auteur de Jean-Luc Godard : Documents (Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2006), prépare un ouvrage sur les années militantes de Godard à paraître au printemps 2018.

Lorsque Michel Hazanavicius s’empare d’une année de la vie de Godard, parmi les 86 disponibles, il choisit de traiter 1968. À travers une libre adaptation du récit romancé qu’en a livré Anne Wiazemsky près de 45 ans plus tard, sa démarche impose une falsification historique significative. Ce n’était pas une fatalité, mais dans Le Redoutable, c’est une nécessité.

Inversement, à l’apogée de l’association entre Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin expérimentant un cinéma d’inspiration marxiste, les cinéastes avaient le souci de ne pas altérer les points de vues adverses. Par exemple : dans Tout va bien (1972), ils confrontaient leurs personnages principaux (et à travers eux : les spectateurs) à une succession de trois discours. Celui d’un patron, celui d’un délégué CGT et les propos d’un groupe d’ouvriers qui séquestrent leur patron. Le premier monologue vient d’un livre du banquier Jean Saint-Geours (Vive la société de consommation), le deuxième est extrait de la presse syndicale de la CGT et les propos des ouvriers puisent dans des entretiens publiés dans l’hebdomadaire maoïste, La Cause du peuple. Dès lors, c’est par le montage de la succession de ces trois discours que s’exposait leur point de vue révolutionnaire. Ainsi, même si le film est clairement ancré dans la fiction, les matériaux, eux, relèvent d’une authenticité proprement documentaire[1].

« Jean-Luc Godard » contre Jean-Luc Godard ?

Le Redoutable intègre le nom réel du cinéaste et de certains protagonistes, il se présente comme une sorte de « biopic » – supposément documenté. Un film de fiction tiré d’un roman n’est évidemment tenu à aucune véracité ni authenticité historique. Pourquoi le film cherche-t-il alors à fournir de nombreux gages à cet égard sur des points d’écume médiatique ? Le plus connu s’avère le graffiti situationniste (« Godard le plus con des Suisses prochinois ») et il n’est pas indifférent que l’authenticité porte exclusivement sur les anecdotes les plus célèbres : cela a pour fonction d’accréditer tout le reste.

Invitée sur un plateau de France Culture pour assurer la promotion du film tiré de son livre, Anne Wiazemsky[2] renvoie quiconque ne rit pas du film à une posture de « gardien du temple » godardien. Le rire serait donc l’enjeu d’une scission. Mais de quelle nature ? Et si elle était politique ? En tout cas Le Redoutable est pour le moins une intervention dans la conjoncture qui mérite qu’on s’y arrête.

Pour cela, il faut signaler certaines de ses fantaisies historiques et prendre la mesure de leur caractère éminemment délibéré. Même si un film de fiction n’est pas comptable des libertés qu’il prend avec l’histoire, ses écarts vis-à-vis des faits connus ou établis sont, au moins, interprétables. De sorte qu’il y a lieu dès maintenant, pour éviter toute confusion, de distinguer « Jean-Luc Godard » (entre guillemets), le personnage fictif du film Le Redoutable, de Jean-Luc Godard la personne réelle, que Hazanavicius lui-même, à sa conférence de presse cannoise, tient pour un des « cinéastes importants comme il y en a cinq, six dans l’histoire du cinéma[3] ».

Tout au long du film, « Jean-Luc Godard » est raillé de ne pas assumer sa position d’autorité, comme dans l’une des dernières séquences, au moment où il réclame un travelling sur le tournage de Vent d’est (on ne voit pas très bien quel plan de ce film pourrait être concerné !). Or, au fil des interviews données par Jean-Luc Godard au cours de l’été 1968 – soit près d’un an avant le tournage de Vent d’est, celui-ci répète son refus de cette fonction de « patron » que la hiérarchie en vigueur dans l’industrie cinématographique impose au metteur en scène. Sa position n’est jamais clairement exposée dans le film de M. Hazanavicius : elle est certainement incompréhensible pour qui ne conçoit les relations humaines qu’en termes de hiérarchie, ou ne peut imaginer les choses autrement qu’elles existent déjà.

Le brouillage du nouveau rapport de Godard à son ancienne position de « patron-metteur en scène », revêt dans Le Redoutable un enjeu stratégique, ce point étant décisif pour l’intelligibilité du tournant pris à partir de mai 1968. Révolutionnaire, Godard décide de se dépouiller du confort d’une position d’auteur[4] internationalement reconnue pour chercher une nouvelle façon de faire des films, y compris sans moyens : une façon qui serait re-mobilisable par n’importe qui. D’où son intérêt de l’époque pour la vidéo fraîchement apparue, et pour les techniques du cinéma amateur. Une forme de « suicide » symbolique d’auteur, peut-être, présentée sous les formes littérales d’une tentative de suicide concrète de « Jean-Luc Godard » dans Le Redoutable. C’est l’occasion de projeter son image, inanimé et possiblement mort à la fin de l’année 1968.

Une comédie de 1968 ?

Le film n’a pourtant pas l’aplomb de se prétendre « chronique » de l’année 1968 vécue par Jean-Luc Godard, et pour l’alimenter, outre ses écarts et inventions, il la supplémente de quelques épisodes de l’année 1969 – en cela conforme au roman. En revanche, le film passe évidemment pour chronique de l’année 1968 de « Jean-Luc Godard », ce personnage fictionnel qu’aucun procédé n’invite les spectateurs à distancier du Jean-Luc Godard réel. Pas même le comique, au contraire, bien que le film se présente comme une comédie.

Les libertés prises par le film à l’égard du roman visent à charger plus fort « Jean-Luc Godard » que ne le faisait son ex-épouse et à l’éloigner encore davantage de Jean-Luc Godard. Parmi ces écarts : « Jean-Luc Godard » devrait nous faire rire parce qu’il suscite à peu près systématiquement un embarras gêné ou une franche désapprobation, effets d’éventuels excès polémiques de ses propos. Or à cette époque, au contraire, la moindre de ses déclaration était assez largement suivie et appréciée bien au-delà de la France, au grand dam des critiques hostiles les plus fidèlement acharnés[5].

Dans le même esprit, quand le « Jean-Luc Godard » tente de lancer un mot d’ordre un peu grossier dans une manifestation, personne ne le reprend malgré l’appui de son épouse. Dans le roman d’Anne Wiazemsky, tout le monde reprend au contraire le mot d’ordre amusant de Jean-Luc Godard : « De Gaulle, vampire ! », lancé quand le « cortège passait devant un cinéma qui donnait un film de vampires » (p. 119-120). Le Redoutable nous montre son personnage le plus souvent oisif, alors que le Jean-Luc Godard réel, pendant la seule année 1968, tourne quatre longs-métrages et plus d’une douzaine de courts-métrages, au point qu’on peine à repérer des plages d’oisiveté possibles dans son emploi du temps de l’époque. Est encore supposé nous faire rire : que Godard, ni patron ni oisif, puisse préférer porter la solidarité aux grèves par l’interruption du festival de Cannes, plutôt que de bronzer sur une plage de la Côte d’Azur. Ou encore que pour « Jean-Luc Godard », les tourments d’un sentiment d’urgence politique puissent brutalement interrompre sa libido. Cela fera peut-être rire ceux qu’aucune ignominie politique n’empêche de jouir.

De même, il faudrait rire de l’emprunt inavoué à Woody Allen : le gag de répétition des lunettes brisées, directement issu de Prends l’oseille et tire-toi (Take the money and run, 1969), où il est drôle. Il participe pourtant à cet incommodant climat qui, à chaque moment de répression dans le film, fait passer la violence policière pour un phénomène naturel et ses effets pour peu de choses. Certes : cela pourra sembler familier aux spectateurs de 2017, acclimatés à un « état d’urgence » perpétuel.

Dans une sorte d’absence délibérée de profondeur, comme dans un monde de publicité et de mode, M. Hazanavicius semble avoir concentré ses efforts et ses moyens matériels sur l’authenticité saisonnière des costumes et des modèles de voitures, mais nullement sur l’intelligibilité politique du moment historique de l’action. Comme si pour lui la cause était entendue : seul vaudrait le point de vue des vainqueurs, ceux par exemple des législatives de juin 1968 qui assurèrent une « vague bleue » à De Gaulle.

Il est symptomatique que le film s’attaque, dans tous les sens du terme, à Jean-Luc Godard en 1968. C’est à cette période que celui-ci est devenu indigeste à une culture bourgeoise, laquelle concède volontiers ses éloges, comme le font quelques personnages de second plan du Redoutable[6], à À bout de souffleLe Mépris ou Pierrot le fou, accordant même parfois un intérêt pour le cinéaste jusqu’à La Chinoise voire Week-end.

Le Redoutable fait le choix de s’attaquer à Jean-Luc Godard précisément à partir de ce moment-là. Et il est à l’actif du cinéaste d’avoir été depuis près de 50 ans suffisamment singulier pour que cette culture ne sache pas le domestiquer par une étiquette commode. Songeons que parmi ses 219 œuvres recensées dans Jean-Luc Godard : Documents début 2006 (sans compter celles qui ont suivi), seulement 47 datent d’avant la fin 1967. C’est-à-dire que la période « indigeste » concerne au moins les 172 suivantes…

Le supposé « comique » du film doit sans doute faire passer la pilule mais il se pourrait que Le Redoutable soit un film souterrainement belliqueux. On comprendrait mieux alors, comme une allégorie, le nom du sous-marin nucléaire donné en titre. Et si le film intervient dans notre conjoncture de 2017, où en sommes-nous ?

Il y a dix ans, lors de sa campagne présidentielle, le candidat Sarkozy affichait l’ambition de « liquider » l’héritage de mai 68[7] dans un discours de campagne qui fit du bruit, notamment parce que quelques anciens « soixante-huitards » étaient présents pour exhiber leur ralliement (André Glucksmann, par exemple).

Dix ans après Sarkozy, sous des formes moins offensives, plus « sexy », « rigolotes » ou séductrices, en ciblant ou pas « mai 68 », les passionnés de la hiérarchie et de l’inégalité font fructifier cette liquidation. Il ne sera pas dit chez ceux-là que mai-juin 1968 fut, avec 9 millions de grévistes,

« le plus grand mouvement de masse de l’histoire de France, la grève la plus importante de l’histoire du mouvement ouvrier français et l’unique insurrection ‘générale’ qu’aient connue les pays occidentaux surdéveloppés depuis la Seconde Guerre mondiale[8] ».

Il n’est plus nécessaire en 2017 de chercher frontalement à « liquider » mai 68 : pour l’effacer, il est plus efficace de le brouiller.

Solidaire des Palestiniens… donc antisémite ?

La véritable motivation du Redoutable est manifestement politique. Elle apparaît crûment dans une séquence, elle aussi absente du roman. Lors d’une intervention filandreuse à une assemblée générale dans la Sorbonne occupée, « Jean-Luc Godard » est rejeté après avoir bredouillé des propos pro-palestiniens qui suintent la confusion antisémite. Le film n’éclaire pas selon quelle lubie son personnage aurait sombré dans cette soudaine dérive. Compte-tenu du système d’accréditation par les quelques anecdotes authentiques et le brevet de véracité fourni par l’adaptation du récit de son ex-épouse, cette falsification passe pour un fait historique, et l’antisémitisme pour un attribut ontologique du Jean-Luc Godard réel.

L’orientation politique servie par ce procédé est lisible. En 2017, il est devenu courant que les partisans du sionisme et/ou de la politique actuellement conduite par l’État d’Israël cherchent à faire passer pour antisémite toute voix critique de cet État, ou simplement solidaire du peuple palestinien[9]. Dès qu’une telle voix dispose d’un certain écho public, il devient urgent de suggérer que sa motivation serait un antisémitisme viscéral, héréditaire, secret, clandestin, voire inconscient. Bien sûr : rien d’assez tangible pour donner matière à faire comparaître, ne serait-ce qu’une fois, devant les tribunaux ces supposés antisémites. Car, faut-il le rappeler, en France, la canaillerie antisémite, bien réelle celle-là, des Dieudonné et Soral par exemple, n’est heureusement plus une « opinion » mais un délit depuis les lois de 1972 et de 1990 (dites « Gayssot »).

Le film de M. Hazanavicius précède le chef actuel de l’État dans sa surenchère : « nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme » (discours du président Macron le 17 juillet 2017). Ce faisant, il invente une masse d’antisémites imaginaires parmi les militants actifs contre le racisme et l’antisémitisme, rend illisibles les contours de l’antisémitisme réel et alimente la confusion qui fait le lit de tous les racismes. Historiquement, si l’antisémitisme semble attesté quelque part en 1968, c’est lors de la manifestation gaulliste du 31 mai sur les Champs-Élysées, d’où un témoin a clairement rapporté le cri « Cohn-Bendit à Dachau ! ». Cela se trouve dans le récit d’Anne Wiazemsky, Un an après, dont est tiré Le Redoutable, page 120…

Pourtant Hazanavicius insiste : il a tenu à consacrer le tout dernier mot de sa conférence de presse cannoise à la soi-disant « petite tendance antisémite » de Godard. Calomnie qu’il n’étaye d’aucun fait, d’aucun propos, d’aucune preuve, malgré l’extrême gravité de son accusation.

À travers Godard, le film s’attaque à toute perspective égalitaire ou émancipatrice, que ce soit dans le champ de l’histoire, du cinéma ou sur le territoire réel des peuples palestinien et israélien. Car, et c’est aussi à son actif, Godard n’a cessé de se dresser pour manifester son soutien aux ouvriers, aux femmes, aux Vietnamiens, aux Black Panthers, aux Bosniaques, aux Sans-Papiers, aux Refuzniks israéliens ou aux Palestiniens, alliant cela à l’invention de formes cinématographiques qui dé-hiérarchisent les matériaux et procédés dont le film est composé.

Ses priorités, elles, sont hiérarchisées : préparant un nouveau film indépendamment de l’agenda de M. Hazanavicius, Godard laisse un distributeur espiègle exploiter enfin en salles, à partir du 4 octobre, son Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (TF1, 1986), dont le titre éloquent est comme une « torpille » lancée contre Le Redoutable.

Notes

[1] Les références précises de ces matériaux sont détaillées dans Nicole Brenez, Michael Witt & al., Jean-Luc Godard : Documents, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2006, p. 182-183.

[2] Le 22 mai 2017, à la Grande table.

[3] « LE REDOUTABLE – Conférence de Presse – VF – Cannes 2017 », à 51’.

[4] Cf. David Faroult, « Contre la ‘mystique merdique de l’auteur’ : Le ‘groupe’ Dziga Vertov dans la reconstruction révolutionnaire de la notion d’auteur », in La Furia Umana (papier), n°3, été 2013, pp. 92-109.

[5] Le très caustique Robert Benayoun, par exemple, surréaliste et critique à Positif ne s’est jamais accommodé de la large estime que rencontrait Godard à gauche dans les années 1960.

[6] Parmi eux, Romain Goupil, ancien assistant de Godard, en costume (de CRS) : lui qui passa du service d’ordre des Jeunesses Communistes Révolutionnaires à la promotion médiatique des interventions armées de l’OTAN, ne révélant de continuité que dans l’amour de l’ordre. Apparition en « guest ‘star’ », comme un clin d’œil à tous les repentis ou renégats de 68 ?

[7] « Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal, aucune différence entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid. Ils avaient cherché à faire croire que l’élève valait le maître. […] Il n’y avait plus de valeurs, plus de hiérarchie. […] Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué, ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes ». [Nicolas Sarkozy, discours de Bercy, dimanche 29 avril 2007].

[8] Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Éditions Complexes, Bruxelles, 2005, p. 10.

[9] Voir par exemple la mise au point de Dominique Vidal.