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"Le problème de l’Etat espagnol est qu’il ne sait ni gagner, ni perdre, seulement vaincre"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Entretien avec Neus Tomàs conduit par David Fernàndez
S’il existe une personne disposant d’une influence sur l’indépendantisme, c’est bien l’ancienne députée de la CUP (Candidature d’Unité Populaire) au Parlament (catalan), Neus Tomàs. Elle s’est entretenue avec le journaliste David Fernàndez. Alors que Neus Tomàs s’était placée, avec discrétion, au second rang, elle est revenue au premier rang au cours des derniers temps afin de participer à autant de meetings que le calendrier le permet. Elle occupe la scène avec l’ancien maire de Barcelone Xavier Trias (PdeCat – Parti démocrate européen catalan, formation bourgeoisie) ou avec le chanteur Fermín Muguruza, qui est aussi son ami. (El diario.es)
L’historien Josep Fontana a fait la réflexion suivante cette semaine [dans un entretien accordé à El Diario]: «je ne prétends pas qu’il s’agit d’une bataille entre les bons et les méchants, mais il est possible que nous perdions tous». Partagez-vous ce pronostic?
Je ne l’espère pas, ni le désire. Je partage souvent bien des choses dites par Fontana [né en 1931, historien de renom en Espagne, il fut membre du PSUC, le pendant catalan du Parti communiste] car c’est quelqu’un qu’il faut toujours écouter. Le dilemme finalement s’est transformé ainsi: choisir entre un approfondissement de la démocratie ou une régression démocratique. Dans le cas d’une régression démocratique, nous perdons tous. Gràcia et Vallecas perdent [quartiers populaires, respectivement de Barcelone et de Madrid], les Terres de l’Ebre [ce fleuve, fort long, traverse, entre autres, la Rioja, la Navarre, l’Aragon, pour se jeter dans la Méditerranée en Catalogne] et l’Andalousie perdent. En ce sens, je comprends que s’il y a un recul, nous reculons tous. Cela peut se vérifier dans des domaines sensibles tels que la liberté d’expression. C’est ainsi que j’interprète ce que dit Fontana.
Dans un autre cadre, il faudrait bannir les images binaires, celles des gentils et des méchants, celle de l’Europe des maquis et des partisans. La Catalogne c’est Francesc Cambó [1] et le Noi del Sucre [2] «Le gamin du sucre», surnom de Salvador Seguí Rubinat (1886-1923), dirigeant de la CNT, il sera assassiné par un syndicaliste de l’extrême droite], Madrid c’est autant Vallecas [quartier populaire du sud de la ville] que le quartier de Salamanca [quartier bourgeois]. Il faut renoncer aux approches binaires, bien qu’il doive être clair que les raisons sont différentes. La raison d’Etat n’est pas la raison démocratique, celle de la liberté catalane. J’espère que c’est la raison démocratique qui l’emportera.
Le référendum est pourtant binaire. C’est oui ou non.
Bien sûr, comme dans tous les référendums, les questions sont binaires. Ceci dit, nous pouvons poser toute question sauf celle de savoir si la Catalogne a le droit ou non de déterminer librement de son avenir. Une autre question est celle de savoir comme on y aboutit. Je serais enchantée si aujourd’hui vous me demandiez pourquoi il faut voter oui à l’indépendance et pourquoi non, autrement dit, que nous nous trouvions dans un débat normal, dans un débat où tout n’est pas aussi clair.
Car il est possible d’avoir un Etat indépendant et que ce dernier soit profondément injuste. En réalité, il s’agit d’un débat du sud de l’Europe, de la reconquête des souverainetés politiques et populaires. C’est le dilemme de l’Europe. Je serai enchanté d’assister à une campagne pour le oui et une autre pour le non, avec ces débats et ces interrogations. Ce que nous faisons toutefois c’est un débat sur un oui ou un non à la démocratie.
La démocratie c’est voter, mais ce n’est pas que cela.
La démocratie ne se limite précisément pas à voter tous les quatre ans. C’est s’investir dans l’AMPA [association des parents d’élèves] de l’école, militer pour le maintien du dispensaire de quartier en défense de la santé publique… Comme le dirait Jorge Riechmann [poète, militant écosocialiste, membre d’Anticapitalistas], une personne que j’apprécie beaucoup, qui observe avec préoccupation ce qui se passe en Catalogne et qui n’est pas précisément indépendantiste, la démocratie implique de nombreuses soirées libres. Cela implique du temps pour réfléchir à quelle cohabitation construire et à comment résister au XXIe siècle, un moment qui voit de nombreux nuages s’accumuler.
Comment expliquer que l’on soit arrivé à ce stade? Est-ce seulement de la faute du gouvernement central?
On sait comment les choses commencent, jamais comment elles se terminent.
C’est le propre des révoltes.
Tout à fait. Ce qui se passe possède un même degré de contingence. Personne ne sait exactement ce qui se passera dimanche [1er octobre]. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il y aura des queues de plusieurs milliers de personnes qui voudront voter. Nous verrons la façon dont on voudra freiner cette volonté démocratique, quel sera le degré de violence institutionnelle, symbolique ou physique, bien que j’espère que cette dernière ne sera pas présente [3] [mercredi 27 septembre le Tribunal suprême de justice de Catalogne a ordonné à la police de fermer les espaces publics qui seraient utilisés pour le vote le 1er octobre, les effectifs répressifs annoncés pour ce jour s’élèvent à 17’000, l’attitude des Mossos d’Esquadra continue à osciller].
Comment en est-on arrivé là? En raison de la gestion autoritaire de l’Etat pratiquée par le PP. Ils arrivent tardivement et mal. C’est une chose qu’explique un grand nombre de représentants des élites catalanes, ceux qui sont allés frapper à la porte de la Moncloa [siège du gouvernement de l’Etat espagnol], du type de Isidre Fainé [banquier, ancien président de la banque La Caixa] ou le comte [Javier] de Godó [à la tête d’un empire des médias, dont le quotidien de droite catalan La Vanguardia], pour leur dire «faites quelque chose, les Catalans s’en vont». L’attitude du PP (Parti populaire) a été semblable au soufflé catalan.
La politique a été remplacée par le Code pénal. La liberté politique est un délit, le référendum est clandestin, les urnes sont «poursuivies», comme des criminels et ce peuple est quasi illégal car ils viennent de lui dire qu’il sera poursuivi pour sédition.
Les queues de gens ne signifient pas pour autant qu’ils pourront voter. Il est possible qu’il n’y ait pas de référendum.
C’est probable. Le seul facteur qui peut renverser les probabilités, c’est la forteresse des gens. Je ne dis pas la force, car la force vient de l’Etat. Je dis la forteresse des gens. Il y aura des écoles, des bulletins et des urnes. Le comptage qui se fera à la fin de la journée sera en réalité le fruit de nombreux comptages. Il est bien possible que l’Etat méprise autant le référendum que les résultats soient illisibles. Mais même dans ce cas, ce n’est pas la même chose s’il y a 100’000 personnes dans les rues ou deux millions.
Comprenez-vous qu’il y ait des gens qui soient en faveur d’aller voter, mais qui ne veulent pas le faire de cette manière ou qui ont peur?
Je comprends tout le monde, sauf ceux qui affirment que ce peuple ne peut choisir librement de son avenir. Ces derniers sont mes seuls adversaires politiques. Je défends ce référendum pour que les gens qui veulent voter non puissent le faire. Ou que ceux qui veulent s’abstenir puissent le faire, bien qu’il soit évident que je voterai oui. Ce que je défends, c’est que ce soit la société elle-même qui décide de son avenir.
Notre slogan est Sense por [sans peur], mais il ne s’agit pas d’une absence de peur téméraire. Au contraire. C’est un «sans peur» contre la peur et malgré la peur. Le problème de l’Etat espagnol est qu’il ne sait ni gagner, ni perdre, il ne sait que vaincre. Ce qui me fait peur, c’est que cela ne change rien ou que ce soit eux qui gagnent. La seule option qu’ils nous laissent, pour la dignité, c’est de désobéir. Pacifiquement, sur la base d’une résistance éthique de non-violence.
Je dirai que cela peut se passer ainsi.
Je crois qu’ils ont déjà perdu. Je le dis avec humilité. Ils ont perdu il y a sept ans. S’ils pensent que le deuxième jour, au réveil, le dinosaure ne sera plus là, ils se trompent [4]. Le «quoi», la liberté de décider, la raison démocratique, est largement gagnée. Le «comment» et le «quand» reste à résoudre. Dimanche 1er octobre, ce sont les 10 prochaines années de ce pays qui sont en jeu.
Qu’avez-vous pensé à la lecture d’un manifeste d’un groupe d’intellectuels de gauche qui appelaient à ne pas voter [5]?
Si je ne me modérais pas, je dirais qu’ils sont la rambarde du système. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, il ne manquerait que cela, mais le manifeste me semble ignoble, médiocre et misérable. Il me semble qu’ils ne savent pas qui les a cajolés, car l’UCE [Unificación Comunista de España, minuscule organisation maoïste] est considérée comme étant une secte par le Ministère de l’intérieur. C’est un discours camouflé de gauche sociale inexistante. Cela me semble une opération d’Etat.
Vous avez été l’un des premiers à mettre en avant la nécessité d’une grève générale. Une chose est d’aller en manifestation, une autre est de demander aux gens qu’ils risquent leur travail, qu’un «autonome» [auto-entrepreneur] ou quelqu’un qui a un contrat précaire fasse grève.
C’est une grève en termes socio-politique, ce qui est une anomalie et rappelle une autre époque. Bien des choses ont changé, mais je fais cette comparaison avec une autre époque car, si l’on continue ainsi, avec des représentants du Govern arrêtés, des sites internet fermés, des hackers accusés de désobéissance, avec des attaques comme celle qui a été tentée contre notre siège [de la CUP], sans ordre judiciaire… La seule façon d’arrêter le coup de l’Etat, pour ne plus parler de coup d’Etat, c’est de descendre dans la rue. Non dans le sens d’un tumulte, mais dans celui de la création d’un espace semblable à une agora publique. [6]
La photo où l’on vous voit parler à un agent de la Police nationale à l’entrée du siège de la CUP est l’une des images qui a été très commentée. Qu’étiez-vous en train de lui dire?
Je me suis limité à exiger un mandat judiciaire. Uniquement cela. Je lui ai rappelé que s’il n’en avait pas, ils étaient en train de commettre un délit et je l’ai informé que la résistance était conçue en termes pacifiques et non violents. Je lui ai également dit qu’ils entrent pour reprendre les véhicules et que nous les accompagnerions, car nous n’avions pas l’intention qui arrive quelque chose aux voitures. Au jour d’aujourd’hui, je vois cela seulement comme une tentative de provocation, pour tester si leur thèse qu’il y avait ici de la violence pouvait être validée. Ils venaient provoquer. (Entretien publié le 27 septembre 2017 par le quotidien en ligne ElDiario.es; traduction A l’Encontre)
____
[1] Francesc Cambó, 1876-1947, homme d’Etat catalan de droite par excellence, «catalaniste» tout en cherchant des solutions négociées, il sera brièvement ministre des finances en 1921-22, de l’exil il soutiendra le camp franquiste lors de la Guerre civile. (Réd. A l’Encontre)
[2] «Le gamin du sucre» : surnom de Salvador Seguí Rubinat (1886-1923), dirigeant de la CNT (syndicaliste révolutionnaire) ; il sera assassiné par un syndicaliste de l’extrême droite. (Réd. A l’Encontre)
[3] Le mercredi 27 septembre le Tribunal suprême de justice de Catalogne a ordonné à la police de fermer les espaces publics qui seraient utilisés pour le vote le 1er octobre, les effectifs répressifs annoncés pour ce jour s’élèvent à 17’000, l’attitude des Mossos d’Esquadra – police catalane – continue à osciller. (Réd. A l’Encontre)
[4] Allusion à l’une des nouvelles les plus courtes en langue espagnole, de l’écrivain hondurien Augusto Monterroso: Cuando despertó, el dinosaurio todavía estaba allí. (Réd. A l’Encontre)
[5] Manifeste publié le 17 septembre dans le quotidien El País – totalement opposé au référendum – et signé par 60 organisations et près d’un millier de personnes, parmi lesquels des écrivains·e·s connus, des éditeurs, des syndicalistes, etc. Le manifeste sera publié à nouveau dans le même quotidien le 24 septembre, avec un plus grand nombre de signatures, soit après l’opération de répression de grande envergure lancée mercredi 20 septembre! (Réd. A l’Encontre)
[6] La CGT de Catalogne, un petit syndicat libertaire, a lancé un appel à la grève pour le 3 octobre aux côtés d’autres organisations. Le 28 septembre une association étudiante a lancé un appel à la grève en soutien au référendum. D’autres démarches semblables se mettent en place sans qu’il soit toutefois possible, vu les incertitudes, d’en déterminer l’ampleur dans les jours à venir. (Réd. A l’Encontre)