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Janvier 1968: grève de Caen, l’émergence de la figure du «jeune révolté», ouvrier et étudiant
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Manifestation ouvrière étudiante à Caen en janvier 1968
Par Xavier Vigna
La mémoire collective évoque Caen et la grève des ouvriers spécialisés [OS – plus exactement ouvrier sans qualification professionnelle qui exécute un travail précis sur une machine, après une brève période d’apprentissage] de janvier 1968, qui culmine le 26 janvier, lors d’une nuit d’affrontements en ville avec les forces de l’ordre. Répercuté par la presse nationale, la presse régionale et la presse d’extrême gauche, le sens de l’événement est donné dans le moment même: une révolte ouvrière dans une ville qui a grandi très vite: entre 1954 et 1968, la population est passée de 90’000 à 150’000 habitants, dont plus de la moitié ont moins de 30 ans.
L’initiative n’appartient pas au bastion caennais traditionnel, la Société métallurgique de Normandie, mais revient aux ouvriers spécialisés des usines qui ont poussé à la faveur de la décentralisation industrielle. Certains de ces OS aux origines rurales sont parfois qualifiés – près d’un quart d’entre eux ont un CAP (Certificat d’aptitude professionnelle) – et sont venus travailler à Caen.
A la Saviem [entreprise de camions et d’autobus, issue de la fusion, en 1955, entre la firme Latil, les poids lourds de Renault et de SOMUA, puis les cars Chausson en 1959; elle «disparaît» en 1978], les plus de 3000 salariés [sur quelque 4000] de cette filiale de Renault se sont prononcés majoritairement le 19 janvier pour une grève illimitée à partir du 23: pour revendiquer 6% d’augmentation des salaires, un fonds de garantie de ressources et l’extension des droits syndicaux.
Il en est de même dans plusieurs autres entreprises, dont celle des Etablissements Jaeger, dont la main-d’œuvre est très majoritairement féminine, où la pression des cadences est telle que les ouvrières dénoncent: «Les compteurs défilent, les ouvrières tombent.» [Voir à ce propos l’ouvrage L’insubordination ouvrière dans les années 1968. Essai d’histoire politique des usines, de Xavier Vigna, Presses universitaire de Rennes, 2007.]
Un escadron de gendarmes mobiles est envoyé par le préfet devant la Saviem pour «protéger» les quelque 300 personnes qui veulent travailler et qui sont empêchées de le faire par un piquet de grève. Le conflit se déplace de l’usine à la ville, où des affrontements ont lieu entre forces de l’ordre et ouvriers. Deux jours plus tard, le 26 janvier, les revendications salariales s’effacent devant la mise en cause des violences policières: la protestation du personnel de plusieurs entreprises caennaises, auquel se joignent une centaine d’étudiants, dégénère en bataille rangée: une nuit d’émeutes.
La figure de l’OS est remplacée par celle du jeune révolté
Le préfet souligne la récurrence de la liaison ouvriers-étudiants: lors d’une manifestation étudiante à Caen contre le ministre de l’Education nationale, Alain Peyrefitte, le 18 janvier 1968, deux jeunes ouvriers avaient été arrêtés. La CFDT locale a une tradition ancienne de contacts suivis avec le syndicat étudiant depuis les luttes communes pendant la guerre d’Algérie. En effet, les dirigeants de l’Unef ont en commun avec les syndicalistes d’être passés par l’Action catholique ou la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC).
En responsable du maintien de l’ordre, le préfet incrimine un état d’esprit local favorable à la violence, perceptible selon lui dans les incidents qui se produisent dans les bals et les bagarres au restaurant universitaire et qui remontent au moins à la manifestation paysanne du 2 octobre 1967, au cours de laquelle les abords de la préfecture avaient été dévastés.
Il note aussi la présence active de groupes extrémistes, «JCR et prochinois», contenus par le service d’ordre de la CGT lors des cortèges de salariés. Les incidents du 18, du 24 et surtout du 26 janvier 1968 ont montré chez les manifestants, selon le préfet, une détermination et même un courage physique lors des «attaques contre les symboles de la société en place: préfecture, chambre de commerce, banques, magasins» qui ont provoqué des bris de vitrines mais pas de pillage. Il s’agissait donc d’un «désir profond de présence en ville», un rappel de l’existence de la jeune génération, un marquage symbolique de la centralité urbaine. La moitié des 83 manifestants arrêtés avaient moins de 22 ans; les ouvriers prédominaient (54, dont la moitié de la Saviem), les autres étaient étudiants ou enseignants.
En somme, diagnostique le préfet, on avait assisté à Caen à la crise de croissance d’une génération qui s’était exprimée par la violence. La figure de l’OS, privilégiée au début par les journalistes, est remplacée par celle du jeune révolté, ouvrier ou étudiant, encadré par des «meneurs», au premier rang desquels figure la CFDT locale.
Cette représentation n’est sans doute pas étrangère à une étude monographique effectuée par des chercheurs en sciences sociales du CNRS et à l’existence à Caen, à l’initiative de la préfecture, d’un observatoire de la jeunesse, qui a notamment mis en place un dispositif d’enquête permanent auprès des soldats du contingent.
Au printemps 1968, les grèves et les manifestations de Caen en janvier deviennent des emblèmes de la révolte et les symboles d’une possible convergence sociale entre étudiants et ouvriers. Le récit de ces «luttes exemplaires» et des leçons que l’on peut en tirer est récurrent dans les tracts, la presse, voire les slogans des étudiants contestataires et parfois de la CFDT. Caen en janvier 1968 est ainsi relu comme un possible après-midi anticipant ce qui devient pour certains un grand soir. (26 janvier 2017)