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Brésil. Le sentiment populaire d’injustice sera instrumentalisé
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Gabriel Brito
Anticipée pour des raisons politiques, le résultat escompté de la condamnation [le mercredi 24 janvier 2018] de l’ex-président Luiz Inácio Lula da Silva, à l’unanimité (trois votes pour sur trois juges) au sein du Tribunal régional fédéral de Porto Alegre (TRF 4 pour quatrième région), en seconde instance, continue à alimenter les débats politiques et les manifestations de rue.
Face à quantité d’analyses et de points de vue, il est difficile à quiconque de percevoir dans cette condamnation un sens politique plus ample que les objectifsélectoraux [empêcher Lula de se présenter lors de l’élection présidentielle]. Certains parlent d’un virage autoritaire de l’Etat brésilien, d’autres se moquent de ce point de vue en alignant le nombre indicible de crimes, d’abus et de décisions discrétionnaires pris par les deux pouvoirs en place.
Il est vrai que nous sommes en train de parler d’un jeu pipé: que Lula doive se rendre à toute vitesse sur le banc des accusés alors que des figures comme Michel Temer (président) ou Aécio Neves (président du Parti de la social-démocratie brésilienne et sénateur du Minais Gerais, jusqu’à sa destitution pour corruption) continuent à bénéficier d’un statut d’immunité est chose à faire tousser tout citoyen muni d’un minimum d’honnêteté intellectuelle. Les discours et licences poétiques assumés par les trois rapporteurs lors du «procès du triplex» [le triplex alloué à Lula dans le quartier chic de Guarujá à São Paulo], sur le thème de la justice et de la «loi pour tous», ne sont pas moins risibles.
Cependant, il n’est pas possible de faire de concessions au «lulopétisme» [Lula et PT] et à sa stratégie notoire de se présenter au public comme étant la victime d’un système largement dénoncé par ceux mêmes qu’il a tant méprisés (en allant jusqu’à les criminaliser) au long des dernières années.
Opération policière dans la favela Cidade de Deus, à Rio
Le «droit de Lula» dans un pays sans droits
«Des Rafael il y en a beaucoup. En 2006, quand fut approuvée la nouvelle Loi sur les drogues, 401’236 personnes se trouvaient en prison et le Brésil était le quatrième pays à incarcérer le plus grand nombre de gens. Onze ans plus tard, le nombre de détenus a doublé. Un sur trois de ces détenus l’est pour trafic de drogue. Sur les 726’000 détenus, 40% n’ont pas été jugés, c’est-à-dire qu’ils sont détenus illégalement sans avoir jamais été jugés. Combien d’entre eux ont selon vous un avocat? Le jugement de Lula (qui, je le concède, est victime d’un deux poids deux mesures par rapport aux autres caciques de la classe politique) a commencé mercredi à 8h30 du matin. La favela “Cidade de Deus” vivait déjà sous le feu des tirs des troupes policières depuis exactement 1 heure et 39 minutes. Le jugement s’est terminé, mais les tirs, non», a écrit la journaliste carioca Cecília Oliveira, de la publication The Intercept Brasil, qui est aussi l’initiatrice de l’application Fogo Cruzado [Feu croisé], qui informe ses lecteurs sur les fréquentes fusillades qui ont lieu à Rio de Janeiro. La journaliste poursuit: «A l’époque, Lula avait dit : ”Que la police tape maintenant sur qui mérite d’être tapé.” C’est peut-être pour cette raison, pour cette petite phrase prononcée par l’ex-président en 2010, que les groupes d’habitants de favelas (ceux dont je fais partie en tout cas) n’ont même pas parlé du ”jugement du siècle” qui s’est déroulé hier à Porto Alegre ».
A cette époque en effet, le fait d’apparaître aux côtés de Sergio Cabral [ex-gouverneur de Rio, depuis 2006, condamné en novembre 2017 pour corruption] et d’Eduardo Paes [maire de Rio de 2009 à 2016, membre du PMDB, condamné en avril 2017 pour corruption] était bien vu. D’ailleurs, il y a quelques jours, Lula s’est fait le défenseur des gouvernements de Sergio Cabral, détenu dans le cadre de l’enquête sur le scandale de corruption Lava Jato. De fait, il a donc pris la défense du modèle de développement économique qui a pillé les finances de Rio de Janeiro et qui maintient la ville dans une nouvelle spirale de barbarie sociale après qu’ont eu lieu les méga-événements sportifs que nous connaissons.
Comme l’a observé le philosophe Roberto Romano et comme nous l’avons déjà affirmé dans des articles précédents, on ne peut pas perdre de vue le processus de restauration des élites économiques et politiques brésiliennes, après le tremblement de terre de 2013. Définitivement décollé de ses bases sociales après la victoire électorale indue de Dilma, qui dès le premier jour a appliqué le programme d’austérité d’Aécio Neves, le PT s’est trouvé sans défense face à l’incessante volonté des vieilles oligarchies et de leurs larbins du Congrès de purement et simplement reprendre la clé du coffre.
Sur le site IHU [O Instituto Humanitas Unisinos], Romano s’est livré à l’analyse suivante: «Le 24 janvier dernier, le pouvoir judiciaire brésilien a fait un pas important vers l’instauration de l’état d’exception. Même sous les deux dictatures du XXe siècle, celle de Vargas et celle civile-militaire de 1964, malgré les tortures, les assassinats de détenus par des agents de l’Etat, les exils infligés et les pourchassés, on n’avait pas pris le chemin de l’état d’exception de manière si désastreuse. Je m’explique: en dépit du fait qu’il existait des tribunaux militaires pour juger les supposés crimes contre la sécurité nationale, le rite, du moins formellement, suivait la logique commune des tribunaux en place, à savoir, accusation, défense puis jugement indépendant.»
Quant à l’économiste Plínio Arruda Sampaio Jr, l’auteur de la compilation de textes récemment publiée Crítica à Economia dos Governos Lula e Dilma, il dit: «La volonté de retourner vers le passé contredit le fait que l’histoire ne retourne pas en arrière. Le coup de force de Cunha et de Temer est l’expression de l’épuisement de la démocratie de basse intensité, qui fonctionne selon le système du deux poids deux mesures né de la fin de la dictature militaire. La crise de la Nouvelle République se trouve au stade terminal. De même que l’abolition du commerce international des esclaves a scellé le sort de l’Empire, la crise de la filière caféière condamné la “Vieille République”, et l’abandon de l’industrialisation menée par les entrepreneurs nationaux conduit au coup d’Etat de 1964, aujourd’hui, la crise terminale de l’industrialisation conduite par les entreprises multinationales condamne la Nouvelle République. La dispute véritable consiste à savoir ce qu’il faut mettre à sa place (et non comment prolonger son agonie).»
De toute façon, les timides manifestations des secteurs conservateurs et de leurs indignés en «vert et jaune» [pour se différencier du rouge des centrales syndicales ou du PT], qui sur le thème de la corruption ont plus conspué la «concurrence» politique de secteurs historiquement subalternes que la corruption elle-même, et qui ont été suivies de manifestations un peu plus massives organisées par la gauche du XXe siècle en soutien à l’ex-président, ne joueront aucun rôle dans les prochains chapitres de l’histoire de la politique brésilienne
Sur son blog, le journaliste et ex-prisonnier politique Celso Lungaretti [qui a combattu la dictature dans les années 1960-1970] a écrit : «Finalement, ce sont maintenant ses ennemis qui assurent à Lula sa survie. Déjà qu’il ne parvient pas à réveiller quelque espérance ni n’a quoi que ce soit de relevant à proposer, il parvient à rester à flot grâce au chantage émotionnel à la victimisation et à la promesse de vengeance contre Michel Temer (un vilain qui dirige bien moins que n’importe quel grand banquier, banquiers auxquels le PT et Lula n’osent pas s’attaquer). Il promet bien sûr aussi de revenir sur les réformes que le pouvoir économique a exigées et prétend qu’il se battra bec et ongles pour cela.»
Jusqu’à quel point les bourgeoisies brésiliennes seront-elles irresponsables et écouteront-elles leur haine face à l’ex-ouvrier qui a tant œuvré pour elles? Comme l’a dit il y a des années Ildo Sauer, ex-directeur de la Petrobrás, le lulisme et ses gouvernements ont approfondi comme jamais au Brésil le capitalisme, non seulement dans la politique officielle mais aussi dans les relations sociales, c’est-à-dire en termes structurels et aussi culturels.
Des dossiers comme la réforme agraire, par exemple, après avoir conquis l’appui majoritaire de la société, sont pratiquement morts dans l’imaginaire collectif, de manière qu’il est plus difficile que jamais d’établir un programme politique anti-systémique visant à affaiblir des secteurs qui se sont fortifiés comme jamais, même à l’intérieur des appareils d’Etat, comme les firmes immobilières dans les grandes villes, les entreprises, le système financier et, par-dessus tout, l’agronégoce, un secteur qui, pour faire court, est littéralement en train d’avaler le Brésil.
Reinaldo Gonçalves, l’un des plus implacables critiques des gouvernements pétistes, assène quant à lui dans un entretien: «La droite brésilienne est perdue. Pourtant, le plus grand problème est l’état actuel de la plus grande partie de la gauche, qui en plus d’être perdue, révèle un haut niveau d’ignorance, de pusillanimité et de vénalité. Une partie de la gauche brésilienne avance de plus en plus sur le champ de l’ignominie. La gauche brésilienne a besoin d’un consensus: la punition effective et sévère (terrestre et/ou divine) de Lula est une condition nécessaire pour enterrer, définitivement, le lulisme.»
Bienvenue dans l’année 2013
Dans un tel contexte, une gauche qui se prétend anticapitaliste patine entre la rupture et la posture de critique contre la sélectivité du pouvoir judiciaire brésilien. Comme on l’a publié dans notre revue [Correio da Cidadania], elle opte apparemment pour attendre les dépouilles politiques, mais aussi militant de la part du Parti des Travailleurs. Par ce choix, elle perd la possibilité de créer des liens effectifs avec les luttes réelles et de nouvelles formes d’activismes et de mouvements sociaux qui ont mis en mouvement la jeunesse brésilienne.
Le politologue Henrique Costa avait déclaré à notre publication: «Une partie de ce ’recall’ peut contaminer le PT, mais son destin en tant que parti est scellé. Il n’a pas renouvelé ses dirigeants, agit dans les coulisses contre les mobilisations de rue (quand il n’agit pas ouvertement contre elles, comme ce fut le cas en juin 2013) et fait partie intégrante du condominium d’auto-préservation dans lequel s’est transformée la politique institutionnelle brésilienne sur le tapis de course du Lava Jato. Le PT fait partie de ce système, il veut le voir reconstruit et tente sur la lumière des projecteurs de faire un discours gauchiste de défense de la population, ce qui constitue une manipulation non seulement peu convaincante mais aussi opportuniste.»
Toujours selon Costa: «D’autres cherchent, peut-être même honnêtement, à construire des alternatives, mais ils sont victimes de l’aliénation qui s’est emparée de la gauche contemporaine, c’est-à-dire qu’ils ne parviennent pas à voir que la démocratie qu’ils revendiquent au niveau institutionnel n’a jamais existé au niveau social. Ils sont viciés en eux-mêmes, et ils reproduisent cette culture du narcissisme pour se consumer les uns les autres. Ce sont ces gens qui sont devenus l’interlocuteur préférentiel du ‘pétisme sans le peuple’. Mais une fois de plus, c’est l’objectif électoral, à quelques nuances près, qui anime ces partis »
Comme déjà mentionné par Cecília Oliveira, le «lulopétisme est confronté, dans ses expressions métastasées, aux mêmes mécanismes d’abus et de mauvaise foi que les institutions qui ont fermenté dans la violence, l’esclavage, l’apartheid social et la spoliation de la nature et des travailleurs.
Et si nous examinons tout le processus juridique du mensalão [cette somme versée par les gouvernements Lula et Dilma pour obtenir des votes], également rempli d’inconsistances sur la question des preuves et de jugements «d’occasion», comme par exemple la théorie de la «suprématie du fait» et les jugements qui ont condamné Dirceu et d’autres à des moments comme fixés sur le calendrier électoral [1], nous ne pouvons que rester bouche bée devant le degré de docilité de ces gens face au Pouvoir judiciaire.
«La gauche doit se rendre compte de ce qu’est la gauche, comprendre qu’en tant que gauche, elle poursuit un projet de société dont l’horizon historique est matériellement dessiné et actualisé par les mouvements sociaux, avec un ’balisement’ idéologique orienté par les classes subalternes (les travailleurs de la campagne et des villes dans lesquelles ils s’installent ) et qu’elle se révèle dans son protagonisme revendicatif et également distributif d’exercice de la politique, dont la réalisation se fait dans la dispute sans concession avec la droite, afin que la bureaucratisation engendrée par celle-ci ne soit vidée de par son propre contenu idéologique, en dépolitisant et effaçant le caractère démocratique qui doit donner substance à la participation au pouvoir, au fonctionnement du système de justice ainsi qu’à la distribution et à la gestion démocratique des moyens de communication», a critiqué José Geraldo Souza Jr, également auprès de l’IHU, en citant son texte Estado Democrático da Direita, qui fait partie du recueil de textes Democracia : da Crise à Ruptura.
Les trois juges qui ont condamné Lula le 24 janvier 2018, à Porto Alegre
L’instrumentalisation du sentiment d’injustice
Le résultat de la décision du Tribunal régional fédéral (de la région de Porto Alegre) reste ouvert. Lula pourra enregistrer sa candidature et probablement pousser jusqu’aux limites des lois électorales son plan B, ou alors la voir casser par le Tribunal supérieur électoral (TSE). Apparemment, il convient à toutes les parties, même à ses détracteurs, de pouvoir réfléchir quelques mois supplémentaires à la question de savoir s’il vaut vraiment la peine d’empêcher Lula de se présenter, alors qu’on ne dispose d’aucun grand nom, et que la démoralisation se fait sentir dans le gros de la population appauvrie.
De toute façon, il est clair qu’un troisième mandat de Lula, au-delà du fait qu’il ne laisse pas entrevoir la moindre confrontation avec le «bunker» actuel du capitalisme brésilien, pourra être contrôlé par le recours au chantage de la première à la dernière minute. De plus, on ne peut pas oublier le double jeu joué par le parti (PT) et son grand leader dans la vague de protestation du Fora Temer, son appui honteux à l’absolution de l’actuel président par le TSE (quand on a allégué l’importance de non-condamnation simultanée de Dilma); et, finalement, mais peut-être d’autant plus dure, l’utilisation par les centrales syndicales de deux appels à la grève comme monnaies d’échange en faveur de la garantie de leurs fonds étatiques de financement.
Et pourtant, le plus triste de tout cela, c’est que le PT et ses chefs ne feront qu’essayer d’instrumentaliser le sentiment d’injustice correct éprouvé par une population qui maintient encore Lula en première place dans les sondages électoraux. (Publié dans Correio da Cidadania, 26 janvier 2018; traduction A l’Encontre)
____
[1] José Dirceu [dirigeant du PT puis, chef du cabinet de Lula entre 2003-2005, condamné à la prison en 2012] et a été condamné pour la première fois dans le cadre du mensalão en octobre 2010, peu de jours avant le premier tour de l’élection présidentielle. En octobre 2012, en plein déroulement des élections municipales, les 25 autres accusés du même procès ont été condamnés par la justice.