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Comment Mai 68 a transformé la pensée philosophique
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://theconversation.com/comment-mai-68-a-transforme-la-pensee-philosophique-90664
En 1985, dans leur livre La Pensée 68, Luc Ferry et Alain Renaut pourfendaient les intellectuels français des années 1960 (Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard, Lacan, Bourdieu) pour avoir défendu des thèses antihumanistes et relativistes que les thèmes de la « mort de l’homme » ou de la mort du sujet condensaient en slogan. Ferry et Renaut tentaient ainsi de montrer que cette pensée avait préparé ou du moins coïncidait avec les événements de Mai 68 en France, ceux-ci étant lus au prisme d’un hédonisme libertaire, symptôme d’un individualisme triomphant dans le monde contemporain. Une telle influence de la philosophie et des intellectuels en général sur Mai 68 est en réalité démentie par toute étude sociologique ou historique sérieuse des faits. Pourtant, nous voudrions montrer qu’il y a bel et bien un lien entre Mai 68 et la pensée philosophique en France. Simplement ce lien va à l’encontre de l’analyse développée par Ferry et Renaut : selon nous, c’est Mai 68 qui a provoqué un véritable bouleversement dans la philosophie française, et non l’inverse.
« Sans Mai 68, je n’aurais jamais fait ce que j’ai fait »
Nombreux sont les philosophes qui ont reconnu un impact déterminant de Mai 68 sur l’évolution de leur pensée. Gilles Deleuze, dans ses Pourparlers, a ainsi affirmé : « Une sorte de passage à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avec Mai 68 ». Michel Foucault, dans un entretien réédité dans les Dits et écrits (n° 900), bien qu’il ait été en Tunisie à l’époque, a lui-même reconnu sa dette face à l’événement :
« Mai 1968 a eu une importance, sans aucun doute, exceptionnelle. Il est certain que, sans Mai 68, je n’aurais jamais fait ce que j’ai fait, à propos de la prison, de la délinquance, de la sexualité. »
Une déclaration de Jacques Rancière dans La méthode de l’égalité va dans le même sens :
« Tout à coup, je me suis dit que ce n’était pas tolérable, j’avais été en retard par rapport à l’événement, mais plus ça allait, plus je croyais à 68. […]. Je me suis mis à voir complètement à l’envers ce à quoi j’avais participé jusque-là. »
Et Alain Badiou déclare dans L’hypothèse communiste : « nous restons contemporains de Mai 68 ».
Il semble bien, si l’on en croit ces auteurs, que Mai 68 ait eu une influence profonde et décisive sur leur pensée. Reste à comprendre en quoi a pu consister le choc intellectuel de l’événement. Plutôt que de nous concentrer sur tel ou tel auteur en particulier, nous nous proposons de dégager un changement général de paradigme, centré sur le domaine de la philosophie politique. Notre thèse est que Mai 68 a remis en cause quatre présupposés fondamentaux de la théorie marxiste dans la lecture qu’en avait faite le stalinisme et qui avait été véhiculée en France notamment par le Parti communiste français.
Renversement d’un marxisme dogmatique
Ces quatre présupposés se trouvaient exposés dans l’Histoire du Parti communiste bolchevik de l’URSS de Joseph Staline. On peut les résumer comme suit.
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Il y a un unique sujet de l’histoire, qui est le prolétariat et qui doit libérer l’humanité de ses chaînes.
-
Ce sujet de l’histoire a un objectif, qui est la prise révolutionnaire du pouvoir d’État et la dictature du prolétariat.
-
Cet objectif, pour être mené à bien, exige un moyen, qui n’est autre que le Parti communiste, une organisation hiérarchisée capable de mener les prolétaires à la conquête du pouvoir.
-
Enfin, ce Parti est doté d’une théorie pour orienter l’action des masses, la science marxiste de l’histoire qui comprend la nécessité du cours de l’histoire à partir des contradictions économiques d’une société.
Mai 68 a profondément remis en cause ces présupposés et a ainsi été déterminant pour les pensées ultérieures de la politique :
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En tant que révolte étudiante qui impliquait également des ouvriers, des professions libérales, des artistes, et autres catégories socioprofessionnelles, les événements de Mai ont remis en question la thèse du prolétariat comme unique sujet de l’histoire et ont promu l’idée d’une pluralité de sujets historiques.
-
Il s’agissait d’une révolte qui ne désirait pas le pouvoir d’État, mais qui situait la contestation au cœur de la vie quotidienne et des modes d’existence, dans la critique des hiérarchies au sein des rapports familiaux, universitaires, professionnels, ainsi qu’au sein des organisations révolutionnaires elles-mêmes.
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En outre, les acteurs de Mai 68 se sont organisés indépendamment du Parti communiste et des centrales syndicales, promouvant un mode d’organisation autogéré et sans hiérarchies, en rupture avec les modèles du passé.
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La lecture stalinienne de la science marxiste de l’histoire a également été vivement critiquée, d’une part du fait que Mai 68 était inexplicable à partir de la seule considération des causes économiques, et, d’autre part, parce que la critique de l’institution universitaire avait discrédité l’idée d’une théorie universelle censée éclairer les masses d’en haut ; la science de l’histoire s’est ainsi vu remplacée par une série de réflexions locales et autonomes en lien avec les pratiques réelles.
Si l’on se tourne vers les philosophies de Gilles Deleuze et Félix Guattari, de Michel Foucault, de Jacques Rancière, d’Alain Badiou, de Jean‑François Lyotard et d’autres, on verra que leur pensée de la politique après Mai 68, pour différente qu’elle soit en fonction de chaque auteur, a pris acte de ces transformations profondes qui ont battu en brèche le modèle stalinien de l’action politique. En Mai 68, ce sont à la fois la philosophie et la politique qui se sont réinventées dans un devenir commun.
Il faut en conclure que c’est Mai 68 qui a transformé la pensée philosophique en France, et non une quelconque « pensée 68 » qui aurait orienté, favorisé et préparé le terrain de l’événement. Ce fut l’occasion d’une réinvention globale de la pensée du politique et de la pensée marxiste en particulier.