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Brésil: la chute de Lula et le spectre du retour en force de l’armée

Brésil

Lien publiée le 7 avril 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.slate.fr/story/159979/bresil-apres-lula-deluge

La chute de l’ancien président brésilien, qui doit être incarcéré dès ce vendredi, risque de polariser davantage encore le pays.

Cette fois, c’est (presque) sûr: Lula ira en prison. Après plus de dix heures d’audience, les onze juges de la Cour suprême ont rejeté, mercredi soir, à six voix contre cinq, sa demande d’habeas corpus, qui autorise un condamné à rester en liberté tant qu’il n’a pas épuisé tous les recours judiciaires. Sa condamnation en appel à douze ans et un mois de prison pour corruption et blanchiment va donc s’appliquer, et vite: le juge Sergio Moro lui a demandé de se livrer à la police dès ce vendredi avant 17 heures, alors que l’ancien président avait prévu de s’adresser ce soir à ses partisans lors d’un meeting à Sao Paulo (ceci explique d’ailleurs peut-être cela).

Lula fait signe à ses supporter après son audition du 5 avril 2018 | Miguel Schincariol / AFP

L'opinion publique polarisée

La chute de cet ex-métallo devenu chef d’État, qui fut sans doute le président brésilien (2003-2010) le plus populaire dans son propre pays et à l’extérieur, est un tournant dans l’histoire du Brésil. Avec Lula, le pays a connu une période de croissance, d'optimisme et de recul de la pauvreté exceptionnelle, et s’est projeté comme jamais à l’international, avec un leadership digne de sa taille et de son rang de première puissance latino-américaine. Cette humiliante sortie de scène semble enterrer durablement une telle ambition.

Pour beaucoup cependant, elle est d'abord le symbole du sursaut contre la corruption endémique et l’impunité qui minent la classe politique. Une première affaire, le mensalao, éclaboussant le Parti des Travailleurs (PT) qu’il a fondé, puis la destitution en 2016 de sa dauphine Dilma Rousseff, avaient déjà écorné l’image de Lula. Le tentaculaire scandale de pots de vin qui a éclaté en 2014 et l’opération mains propres qui a suivi, a fini de ruiner son statut d’icône, en démontrant d'une part que son parti était devenu aussi corrompu que les autres et, surtout, en le mettant lui-même en cause. La déception et la colère ont été à la hauteur de l’espoir que son charisme et son habileté avaient fait naître.

Quand la décision de la Cour suprême est tombée, de nombreux Brésiliens –les classes aisées et une partie des classes moyennes– ont donc, logiquement, sauté de joie, tant l’ancien héros inspire désormais de la haine (on a même récemment tiré sur sa caravane de campagne électorale). Mais une autre partie –les classes populaires, le nord et le nord-est du pays– le soutient toujours et crie, elle, au coup d’État. Car cette mise en détention met un coup d'arrêt à la course de l’ancien président vers un troisième mandat, alors qu’avec plus de 35 % d’intentions de vote, il est le grand favori des sondages.

Il est un peu tôt pour mesurer l’impact de cette arrestation sur un pays fortement déstabilisé par trois ans de chaos économique et politique. Outre le fait qu’elle rebat les cartes de la présidentielle d'octobre prochain, on peut néanmoins redouter une exacerbation de la polarisation de la population, voire de violents débordements. Mais le sociologue Bernardo Sorj relativise: «La capacité de mobilisation du PT n’est plus très forteIl y aura des gens dans la rue mais pas de quoi mettre la démocratie en danger».

Ne pas faire de Lula un martyr

Si ses détracteurs se réjouissent de voir le «chef des bandits» derrière les barreaux les partisans de Lula voient, eux, dans sa condamnation et son incarcération prochaine, un acharnement politique et revanchard, destiné à empêcher coûte que coûte la gauche de revenir à la tête du pays. Certes, il parait impossible de croire que l’ancien président n’ait pas été au courant du mensalao (pots de vins versés à certains députés en échange de leur soutien à ses projets de loi, dénoncés dès 2005) ou du scandale Lava Jato (vaste système de commissions versées par les majors du BTP pour obtenir des marchés publics, servant à financer les partis), qui a déjà mis des dizaines de politiques sous les verrous. En revanche, l’accusation d’enrichissement personnel qui le conduit aujourd’hui en prison continue de susciter des doutes: il lui est reproché de s’être fait offrir un triplex d’un million d’euros en bord de mer par le groupe de BTP OAS, en échange de contrats avec la compagnie pétrolière publique Petrobras. Ce que Lula nie en criant au complot.

Pour Gaspard Estrada, directeur exécutif de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes de Sciences Po, «qui a lu les 238 pages du texte de la condamnation», il y a de quoi s'interroger: «Lula, précise-t-il, n’a pas passé une seule nuit dans cet appartement, comme en attestent ses gardes du corps, des militaires d’État qui l’accompagnent partout depuis qu’il a quitté le pouvoir en 2010; il n’en a tiré aucun enrichissement, ne l’a ni loué ni vendu. Tout repose sur les déclarations du patron d’OAS au juge Moro. Et quand celui-ci lui a demandé les preuves, il a répondu que Lula lui avait dit de les détruire». D’où, d’ailleurs, l’accusation de blanchiment.

D’autre part, la jurisprudence sur laquelle la Cour suprême s’est appuyée, qui date de 2016 et autorise l’incarcération d’un condamné en deuxième instance avant qu’il n’ait épuisé tous ses recours, est une entorse discutable à la présomption d’innocence, voire anticonstitutionnelle. Même si cette loi a permis, dans le cadre de l’enquête Lava Jato, d’inciter certains prévenus à se mettre à table plus rapidement, les soutiens de Lula y voient, là aussi, un déni de démocratie.

«Il est possible qu’il soit incarcéré quelque temps, puis libéré et placé en résidence surveillée, comme cela a été fait pour d’autres condamnés.»

Hervé Théry, professeur à l’université de Sao Paulo

Cela dit, il serait contre-productif, pour les juges comme pour le pouvoir actuel, de faire de l’ancien président de 72 ans, un martyr. Selon le géographe Hervé Théry, professeur à l’université de Sao Paulo, «il est possible qu’il soit incarcéré quelque temps, puis libéré et placé en résidence surveillée, comme cela a été fait pour d’autres condamnés, notamment Marcelo Odebrecht ou Jose Dirceu».

Un prisonnier acteur de la présidentielle

Par ailleurs, le PT l’a annoncé sur Twitter peu après la décision de la Cour suprême: «Le peuple brésilien a le droit de voter pour Lula, le candidat de l'espérance. Sa candidature sera défendue dans les rues et dans toutes les instances, jusqu'aux dernières conséquences».

De fait, Lula peut parfaitement, en prison, rester pré-candidat, tout en exerçant les recours qui lui restent. «Notre système politique est baroque», prévient Bernardo Sorj. Au point, parfois, de voir un député passer ses journées au Congrès pour y voter des lois, et retourner dormir la nuit en prison.

En ce qui concerne les candidatures à la présidentielle, elles doivent être déposées le 15 août avant d’être validées par le tribunal supérieur électoral (TSE). Le droit brésilien permet donc à un condamné d’enregistrer sa candidature, voire de faire officiellement campagne en attendant la décision du tribunal. A priori, celui-ci devrait rejeter la candidature d’un condamné en deuxième instance, de surcroît incarcéré comme Lula. Mais certains juristes très créatifs objectent que celui-ci pourrait alors faire appel du rejet du TSE, déposer une nouvelle demande d’habeas corpus, continuer de faire campagne, voire même être élu si le verdict en appel du TSE tardait, quitte à se retourner vers la Cour suprême pour faire valider l’élection si, par extraordinaire, quelque nouvel élément l'avait entretemps rendu de nouveau éligible.

Malgré l’incroyable flexibilité juridique brésilienne, ce scénario semble tout de même relever du fantasme. «Même si le PT a toujours dit qu’il n’y avait pas de plan B, il faudra bien qu’il en trouve un», estime Bernardo Sorj. L’idée serait de pousser la candidature de Lula le plus loin possible, puis que celui-ci passe le flambeau à un «dauphin» en le soutenant de toute son influence (ou ce qu'il en reste). Le nom de l’ex-maire de Sao Paulo, Fernando Haddad, revient souvent (son nom aurait même été évoqué par Lula) mais, problème, il ne décolle pas dans les sondages. Si Lula sent que le transfert des votes ne se fait pas, il pourrait alors, selon Bernardo Sorj, se résigner à faire alliance avec un pré-candidat non PT, tel Ciro Gomes, un de ses ex-ministres, marqué à gauche, bon orateur et crédité de 10% d'intentions de vote. Mais les relations entre ce dernier et le PT sont si mauvaises que cette alliance, souvent évoquée, reste incertaine.

Fernando Haddad en 2015 | Gabriel Bouys / AFP

On le voit, Lula pourra encore tirer quelques ficelles en prison, ce qui n’éclaircit guère le panorama de la présidentielle. En dehors de Jair Bolsonaro, un ex-militaire représentant de la droite dure qui se maintient solidement depuis des mois autour de 17% d’intentions de vote, aucun de la douzaine de candidats potentiels ne perce encore vraiment dans les sondages.

L'armée montre ses muscles

D’autre part, le psychodrame autour de la Cour suprême a fait resurgir le spectre du retour en force de l’armée. Un tweet inattendu du chef d’état-major faisant part, juste avant la décision de la Cour, du «désir de l’armée de répudier l’impunité, comme tous les citoyens», a été perçu comme une ingérence déplacée, voire comme une menace d'intervention en cas de maintien de Lula en liberté. Même si un autre haut gradé des forces aériennes a, lui, estimé que les militaires ne pouvaient se substituer au peuple, illustrant ainsi les divisions au sein de l’armée.

Dans un pays où le souvenir de la dictature militaire (1964-1985) reste vivace, le malaise que ce tweet a provoqué se comprend d'autant mieux qu’une droite très conservatrice, nostalgique de cette période, a repris du poil de la bête au Brésil, symbolisée précisément par le succès de Bolsonaro. L’actuel président Michel Temer, soucieux de se donner une image d’homme fort (alors qu’il est très impopulaire et accusé lui aussi de corruption), a lui-même remis l'armée dans le jeu politique en offrant le ministère de la Défense à un général –une première depuis le retour à la démocratie– mais aussi le poste de chef de cabinet et la direction de plusieurs institutions à des militaires. Face à l'emballement de la criminalité, il a en outre confié par décret la sécurité de Rio de Janeiro à l’armée. Autant de démonstrations de force destinées clairement à ne pas laisser Bolsonaro seul sur le terrain sécuritaire, mais qui contribuent paradoxalement à accroître les tensions, comme si la fermeté militaire devait compenser la fragilité croissante du politique. Une cinquantaine de pré-candidats aux élections législatives et gouvernatoriales d'octobre sont d’ailleurs issus des rangs de l’armée.

Dans ce contexte, la punition théâtrale de Lula aggrave sans doute plus le climat social et électoral qu’il ne l’assainit, du moins à court terme. Un climat déjà très explosif depuis l’assassinat, le 14 mars dernier, de Marielle Franco, une conseillère municipale noire, née dans une des favelas les plus pauvres de Rio, et engagée dans la lutte contre les violences policières. «Ce n’est pas la première fois qu'un élu est assassiné; en revanche, c’est la première fois que les gens descendent massivement dans la rue pour s’en indigner, s’étonne Hervé Théry. Peut-être faut-il y voir un électrochoc salutaire: tout comme la corruption est devenue insupportable aux Brésiliens, la violence et ses 60.000 morts par an, jusque-là subie avec résignation, est en train de le devenir aussi» . Il espère voir naître une mobilisation durable contre ce fléau. De quoi conclure ce sombre tableau par une pointe d’optimisme.

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