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L’évènement et la durée… Retour sur Mai 68
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/evenement-duree-mai-68-bensaid/
En 2008, dans la revue Critique communiste (n° 188), Daniel Bensaid revenait sur les débats stratégiques qui au moment et surtout au lendemain de mai 68 traversent les militant-e-s de ce qui devient en 1969 la Ligue Communiste. Entre enthousiasme face à la montée des luttes et crainte d’être emportés par le reflux des mobilisations, entre pronostics sur la révolution qui vient et impasses réformistes, c’est la question de l’organisation, du parti politique, qui se pose alors en nouveaux termes pour une extrême gauche très majoritairement étudiante.
Critique communiste : Pour commencer cet entretien j’aimerais que l’on revienne sur le livre que tu as écrit avec Henri Weber à l’époque même, Mai 1968 : une répétition générale[1], livre qui certes porte son âge mais mérite d’être relu en ce quarantième anniversaire…
Daniel Bensaïd : Le livre a été écrit au cours de l’été 1968, sans aucun recul par rapport à l’événement. Dans ma mémoire – par rapport au contenu du livre, mais il s’agit peut-être d’un sentiment reconstruit –, la préoccupation était de mettre l’accent sur les possibilités ouvertes. Cela sur le mode du « ce qui aurait été possible si… » : si on avait eu un autre parti, si on avait eu une autre implantation dans le mouvement ouvrier…, c’est-à-dire en imaginant un PC qui ne serait pas le PC, une CGT différente de la CGT… Donc une forme de pédagogie.
Mais, dans le même temps, lorsqu’on réfléchit à son propre projet politique, on est davantage conscient de la réalité politique. Deux problèmes sont venus tout de suite. D’abord, la conscience des limites de notre organisation – à l’exception du PSU, c’était vrai de toutes les organisations dont celles issues de la crise de l’UEC – à 90 % ou plus étudiante. D’où l’impératif d’amorcer une transformation sociologique, et pour cela de ne pas céder aux espoirs de rebond du mouvement, qui pouvaient se manifester au cours de l’été et à l’automne, mais au contraire être sensible aux effets de décomposition portés par le reflux tels qu’ils se manifestaient, et de ne pas en rester prisonnier. C’était clair dans le mouvement étudiant : pour préparer le congrès de l’Unef de décembre 1968, une rencontre intermédiaire a eu lieu en juillet à Grenoble. On y ressentait déjà les effets délétères de la frustration.
Une bataille à contre-courant de la vague spontanéiste devait donc être menée. D’où l’insistance prioritaire sur l’idée du parti. Parallèlement, au sein du PCI, existait l’idée qu’un tel événement mettait à l’ordre du jour de nouvelles possibilités. Ce fut la double proposition, durant l’été, de l’adhésion à la IVe Internationale, donc de la fusion entre le PCI et la JCR, et de la fusion avec Lutte ouvrière. Je n’étais pas membre du PCI et j’ai découvert ces perspectives à travers des discussions avec Henri Weber et Charles Michaloux, mais tout cela était en arrière-fond du livre et de son idée centrale : « Il faut un parti révolutionnaire ».
Pour ceux qui venaient du trotskisme la perspective était certainement celle d’une recomposition du mouvement trotskiste comme réponse à l’espace ouvert. Pour moi, cela entrait en résonance avec une forme obsessionnelle de léninisme : je rédigeais à la sauvette, pendant ce même été 1968, mon mémoire de maîtrise sur Lénine et la notion de crise révolutionnaire. J’étais donc complètement nourri par les textes de celui-ci, en particulier ceux du jeune Lénine d’avant 1905, sur les débuts d’un parti. Ce sont ces préoccupations qu’on retrouve dans le livre.
Le titre choc de l’ouvrage me paraît avoir éclipsé les questions qui y sont soulevées. L’analogie avec 1905 conduit à ne retenir que l’impératif du parti révolutionnaire comme réponse à ce qui a « manqué » en Mai 68. Or, le livre est beaucoup plus riche dans sa réflexion et déborde largement de cette seule dimension, abordant par exemple les questions de l’auto-organisation, du double pouvoir…
D.B. : Il est possible qu’il y ait un problème de timing et que dans mon souvenir se télescopent des moments distincts. À l’été 1968, on était encore dans l’événement, donc aussi dans l’émerveillement devant les possibilités révélées. Une chose était de se faire exclure ou de partir – un peu des deux – du PC, en expliquant que toutes les histoires sur l’embourgeoisement de la classe ouvrière avaient leurs limites, autre chose de se retrouver deux ans après devant une grève générale ! Cette confirmation-révélation, dans la suite d’une bataille contre un appareil bureaucratique, invitait à découvrir et à valoriser les moindres expériences d’auto-organisation – les soviets de Saclay, la CSF de Brest, les comités d’action… –, y compris de manière excessive.
Mais c’était nourri d’une des bonnes dimensions de l’héritage trotskiste, celui que portait Ernest Mandel, y compris avant la publication de son anthologie sur l’autogestion, le contrôle ouvrier… Dans l’UEC, on s’était formés avec les Cahiers du Centre d’études socialistes, qui répercutaient notamment des débats au sein de la gauche syndicale italienne avec Bruno Trentin, et aussi des contributions de Gorz, Mandel, Naville, Serge Mallet, sur la théorie des « réformes de structure anticapitalistes », pseudonyme à nos yeux des revendications transitoires…
Ainsi une de nos premières lectures hétérodoxes au sein de l’UEC à Toulouse fut celle du livre de Gorz, sur Néocapitalisme et stratégie ouvrière. De manière semi-consciente cette thématique transitoire nous venait de ces débats, et c’est sur ce fond qu’a surgi la grève générale avec ses expériences passionnantes.
Par la suite, le sentiment de devoir se délimiter, à contre-courant, a sans doute écrasé cette problématique de l’articulation, dans ce mouvement diversifié, entre différents niveaux de conscience, et différents rythmes de mobilisation. Il s’agit probablement davantage de l’année 1969. Dans le mouvement étudiant, ce fut notre brochure intitulée Le Deuxième souffle violemment polémique envers les courants maoïstes : on était alors « en guerre » pour nous définir et pour durer, avec les excès et les emballements qui peuvent en résulter… Le congrès de fondation de la Ligue a été dominé par ce durcissement : l’idée de la lutte prioritaire contre le spontanéisme, l’obsession de ne pas être emporté par le reflux. D’où une polémique, à distance, avec l’héritage du groupe Socialisme ou barbarie. En 1968 on était donc davantage dans une culture transitoire qu’un an après. Il y eut alors un infléchissement gauchiste et l’exacerbation des polémiques. Lorsque le reflux s’est confirmé le débat interne a été marqué par des excès de toutes parts.
Tout cela fut encore renforcé par des pronostics de court terme : même si la formule n’est venue que deux ou trois ans après, l’idée se dessinait, soutenue notamment par Mandel, d’une « crise révolutionnaire européenne dans les cinq ans ». Elle n’apparaissait pas si délirante au vu du Mai rampant italien, de la crise de la dictature franquiste, des grèves britanniques. Elle donnait une actualité immédiate à l’idée de « répétition générale », dont nous avions fait le titre du bouquin sur 68. Au demeurant nous n’étions pas les seuls, tous les courants étaient obsédés par le souci de se délimiter : dès lors qu’on estime qu’on va à une vraie crise révolutionnaire, il faut forger, le plus rapidement possible, l’instrument le plus aiguisé possible. Et la Révolution, sinon Dieu, reconnaîtrait les siens…
À propos de ce projet de fusion avec LO, comment s’articulait-il avec la proposition avancée par LO dans la foulée de Mai 68 d’un « parti du mouvement » ?
D.B. : Ce projet de fusion prenait en compte l’héritage trotskiste commun et une certaine complémentarité entre les deux organisations : LO avec sa petite base ouvrière et sa culture organisationnelle, la Ligue avec son expérience étudiante et sa réactivité à l’événement. Comment, pour LO, cela interférait-il avec la proposition de « parti du mouvement de Mai », avec l’idée d’un journal commun impliquant jusqu’au PSU ? Sans doute en fonction de la vision selon laquelle LO et la Ligue pourraient constituer le pôle trotskiste de ce parti, et que LO en serait évidemment la composante ouvrière déterminante. Il n’en reste pas moins qu’il s’agissait d’une réponse assez audacieuse à la situation nouvelle.
Si le PC s’est vu contesté fortement dans sa prétention à être le parti révolutionnaire, on peut remarquer qu’il a, pour sa part, porté l’essentiel des attaques contre ses adversaires, moins sur cette qualité révolutionnaire que sur sa réalité de « parti de la classe ouvrière » face à diverses variantes petites bourgeoises. Finalement LO a choisi de relever le défi sur ce terrain-là…
D.B. : LO était en effet plus sensible à cette dimension. Pour eux la garantie de l’identité du parti était sociologique, en quelque sorte en miroir avec le PC, ce qui plaçait la concurrence sur le terrain de l’authenticité ouvrière des uns et des autres. Notre démarche était davantage idéologique.
À quoi il faut ajouter pour nous l’importance théorique et pratique de la dimension internationale, qui allait au-delà de la question de la IVe Internationale. Nous nous concevions comme une composante du mouvement communiste international. Le thème qui nous préoccupait depuis 1967, et qui peut a posteriori apparaître comme une illusion, était celui de la « troisième composante internationale », avec Cuba, le Vietnam, illustrée par les initiatives de l’OLAS (Organisation Latino-Américaine de Solidarité) et présente comme telle dans Granma, le journal du PC cubain qui publiait des articles au vitriol contre la bureaucratie et en solidarité avec le Vietnam…
Cela renvoie à la référence guevariste qui a joué un rôle important dans notre rupture avec la culture du PC : face aux communistes officiels, porteurs du titre sans le mériter, espèces de parvenus de la Révolution russe, elle impliquait la volonté d’affirmer la nécessité de la preuve : la formule du Che – « le devoir d’un révolutionnaire est de faire la révolution » –, en constituait la maxime. Cette idée était celle de toute une jeune génération européenne. Ce discours était commun à des militants comme Rudi Dutschke, Tariq Ali…
Dans les débats à l’occasion du quarantième anniversaire de 68, on voit combien ces oppositions ont été déterminantes : du côté des militants du PC, on constate encore aujourd’hui l’absence d’élément critique réel quant aux choix fondamentaux alors défendus par leur parti, quand ce n’est pas une falsification pure et simple de l’histoire par les dirigeants d’alors.
L’accusation de trahison adressée au PC, même justifiée, ne risque-t-elle pas de conduire à une vision réductrice de ce que fut son rôle effectif ? Cela sur la base d’une orientation cohérente articulant le refus de jouer la dynamique de la mobilisation, dénoncée comme conduisant à la guerre civile, et la nécessité pour ce grand mouvement revendicatif d’obtenir des gains, en attendant la nécessaire unité de la gauche comme solution politique ?
D.B. : C’était en effet une orientation rationnelle et cohérente, ce pourquoi elle fut efficace. Même si, par ailleurs, 1968 a marqué pour lui le début de son déclin, le PC a alors recruté, sur cette ligne-là, des militants qui venaient à lui, non par conviction révolutionnaire, mais sur la base d’une orientation en concordance avec une ligne réformiste au sein des institutions telles qu’elles sont, en accord avec la cohérence entre un front syndical raisonnablement revendicatif et un front électoral patient. D’où des fractures faibles en son sein et une crise qui fut fort lente. En revanche, à la différence de 1936 ou 1945, il n’a pas capté le gros des forces vives, qui se sont en partie dispersées, syndicalement et politiquement dans les différents courants de la nouvelle gauche radicale.
Il faut ajouter que cette stratégie était en congruence avec l’État providence, sinon ça n’aurait pas pu marcher. Car il y a bien une dimension « rattrapage » à l’œuvre en Mai 68. On avait raison de proclamer que, par rapport à un mouvement aussi fort, le compte n’y était pas, ni à Grenelle ni après. Mais cela ne veut pas dire que ce qui fut obtenu n’était rien. Aujourd’hui, la droite veut tout reprendre, il se confirme que les acquis n’étaient pas si négligeables.
Lorsque le problème d’une alternative gouvernementale s’est trouvé posé, autour des journées de fin mai, avec Charléty et la manifestation de la CGT, quels furent les débats, pour nous, sur ces questions ?
D.B. : Il faut d’abord rappeler, sans cultiver l’autodérision, le caractère problématique du « nous » : un groupe minuscule d’étudiants. Se réunissait-on pour « débattre » ? Pas vraiment ! J’ai le souvenir d’une grande fébrilité. Avec Guy Hocquenghem, j’étais chargé de réaliser le bulletin quotidien Aujourd’hui, où l’on mettait un peu ce qui nous passait par la tête au jour le jour.
Il y a eu quelques discussions. Je pense que nous avions bien mesuré la crise avec le blocage des accords de Grenelle, le départ de De Gaulle. Nous étions conscients que c’était important ! Que quelque chose se jouait dans ces quelques heures décisives. En revanche, comme ces manifestants qui passaient indifférents devant l’Assemblée, on s’intéressait peu aux déclarations de Mitterrand, qui était une espèce de bruit de fond. Comme l’a montré un débat récent avec J. Sauvageot et A. Béhar, le PSU était beaucoup plus impliqué, il avait des responsabilités et des fers au feu, avec l’Unef, son poids dans la CFDT, le Snes-Sup… Sans avoir les clés de la situation en main, ses décisions avaient une incidence. Notre position, par la force des choses (de notre petitesse et de notre marginalité) était plus propagandiste.
Sans rien mythifier, on peut considérer que le PCI a sans doute davantage discuté de ces questions, lorsqu’il a avancé la perspective d’un gouvernement de la gauche appuyé sur les syndicats. On remarque que Séguy dans ses récentes déclarations évoque cette même possibilité. Il s’agissait d’une formule pédagogique prenant en compte les divers paramètres de la situation : le gouvernement proposé par Mitterrand n’était pas à la hauteur, et un gouvernement responsable devant des soviets qui n’existaient pas n’avait pas de réalité… La direction réelle de la grève était bien celle des syndicats. Il y avait donc une certaine logique de la formule, mais peu de crédibilité.
Côté JCR, à l’instinct, nous avons improvisé une bonne réponse qui était d’aller aux deux initiatives, le rassemblement de Charléty le 27 mai et la manifestation de la CGT le 29. Au cours de cette dernière nous avons tenté de faire reprendre le mot d’ordre « Gouvernement populaire, oui, Mitterrand-Mendès, non ! ». Cette pédagogie par la négative, en somme, développant la défiance par rapport à la récupération parlementaire, a évidemment rencontré un écho au sein du cortège cégétiste. Mais tout cela se faisait dans une totale improvisation, et relevait de l’exercice politique.
Une illustration : la nuit de l’incendie de la Bourse, Henri Weber, Alain Krivine et moi-même nous retrouvons vers minuit chez Alain. Henri dit qu’il faut arrêter de céder à l’activisme pour réfléchir à quoi proposer le lendemain. Alain, entendant à la radio que la manifestation continue et que la Bourse brûle, décide qu’il faut y aller, ce que refuse Henri. J’étais le plus jeune, j’avais envie d’agir, et je pensais que nous aurions toujours le temps de réfléchir. J’ai suivi Alain dans une déambulation jusqu’au petit jour au milieu des restes fumants de barricades dérisoires. Et nous avons fini par nous faire embarquer dans une camionnette banalisée, de flics ou de barbouzes, à l’angle du boulevard Raspail !
Il n’y avait pas de pause, c’était un tourbillon permanent, et nous n’avions aucun moyen : l’encre, les ronéos, l’essence nous parvenaient grâce aux camarades belges… Il fallait bien comprendre que l’essentiel ne dépendait plus de nous, et que notre responsabilité était de dire des choses sensées dans une situation sur laquelle nous n’avions plus prise. L’essentiel de notre énergie, nous l’avons consacré à des écoles de formation quotidiennes à la Sorbonne, avec un écho important : le grand amphi plein chaque jour ! Intuitivement nous avions compris que l’important était d’expliquer où étaient les limites de la situation, au lieu d’accompagner la fuite en avant dans une impasse, ou de partager les responsabilités des grandes organisations, faute de quoi nous aurions été emportés par le vague du reflux, comme le furent la plupart des groupes.
Lorsqu’on relit les textes du PCI de l’époque, en particulier ceux de Pierre Frank[2], on est frappé par l’écart entre une vision quelque peu exaltée – c’est la révolution socialiste en marche qui est évoquée ! –, et des propositions tactiques précises, y compris en termes de mots d’ordre gouvernementaux.
D.B. : L’extrapolation quant au possible combinée à la conscience du rapport de force réel ! Un mélange d’exagération propagandiste, d’optimisme de la volonté, et de réalisme : pour une organisation révolutionnaire ce double registre est inévitable. À quoi il faut ajouter les paramètres propres à Pierre Frank qui était à la fois porteur de la culture trotskiste classique et admirateur de Blanqui. D’autant qu’après une si longue traversée du désert il y avait toute raison de s’enthousiasmer devant de tels événements.
Il faut se rappeler que cette culture trotskiste classique était peu partagée : les textes de Trotski en français étaient rares, et sans doute davantage lus après Mai 68 qu’avant. La mémoire politique, celle du Front populaire et de toute cette période, reposait sur quelques anciens (Daniel Guérin, Danos et Gibelin sur le Front populaire), dont certains, davantage sensibles à la logique transitoire que ne l’était Pierre, étaient dispersés au PSU, chez les pablistes, dans la mouvance de Socialisme ou barbarie, etc. : le fil de la continuité était ténu, affaibli par les diverses scissions.
Pour nous, la transmission s’est davantage faite par l’intermédiaire d’Ernest Mandel. Mais, autour du Ier congrès de la Ligue, on est devenu méfiants à l’égard de la dimension transitoire, y compris par rapport à Mandel. Nous redoutions, du moins certains d’entre nous, que, dans le reflux et avec la détérioration des rapports de forces, les revendications transitoires n’ouvrent la voie à une cogestion platement réformiste plutôt qu’au contrôle ouvrier.
La mise en ligne récente du vieil article sur Lénine et Rosa publié dans Partisans en janvier 1969 et cosigné avec Samy Naïr[3], en plein congrès de la Ligue, m’a amené à l’accompagner d’une introduction pour le resituer dans le contexte et indiquer qu’il s’agit d’un texte gauchiste. Il est marqué par l’influence de Poulantzas : face aux appareils d’État, la seule opposition sérieuse, c’est le parti. Cette logique, poussée à l’extrême, pouvait conduire à un avant-gardisme, y compris militaire. Il s’agissait alors d’un durcissement théorique, qui s’est traduit par une réticence devant les schémas de Mandel sur les différents niveaux de conscience et les revendications censées leur correspondre. Ces évolutions sont évidemment à contextualiser. Bien des formulations renvoient aux polémiques de l’époque, et à un certain volontarisme de survie dans les années 1970 : la scission de Révolution[4] fut marquée d’une certaine brutalité de part et d’autre, et de débats vigoureux.
L’adhésion à la IV n’était pas au début évidente pour moi, mais j’ai été convaincu par l’idée que nous devions nous donner une histoire, une identité, nous ancrer… De ce point de vue, Sami Naïr s’est montré plus convainquant que les militants de la IV, qui n’étaient guère prosélytes ! La logique était simple. Le capital est mondial. Il faut lui opposer un internationalisme non seulement théorique mais pratique. Il existe une IVe Internationale qui est modeste, petite, qui a les défauts de sa petitesse. Mais elle n’a pas démérité. En y entrant nous allions lui donner un coup de jeune.
Instinctivement, ce qui nous guida, me semble-t-il, ce fut l’idée qu’il fallait tenir. Au regard de ce que nous étions du point de vue de notre composition sociale, le défi n’était pas mince, et le résultat improbable. Mais nous sommes toujours là.
Cette crainte d’une possible dispersion de l’organisation était très prégnante ?
D.B. : Oui ! Il me semble qu’on peut dire sobrement que l’entrisme des années cinquante, qui n’est pas spécialement mon penchant, a pu représenter malgré tout un principe de réalité, même s’il eut pour contrepartie une discontinuité organisationnelle et directionnelle. Sans cette familiarité de l’intérieur du mouvement ouvrier, sans cette connaissance de sa réalité et de son histoire, une évaporation de ce groupe étudiant aurait pu se produire. Se vivre comme une composante du mouvement ouvrier, avoir intériorisé l’idée qu’on était une dissidence du mouvement communiste autant qu’une organisation trotskiste, cela créait un lien avec le mouvement ouvrier. Un principe de réalité qui imposait certaines limites dont on peut mesurer qu’elles furent décisives quand on observe certains délires et certaines dérives maoïstes.
Propos recueillis par Francis Sitel.
Notes
[1] Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 1968 : une répétition générale, cahiers libres 133, éditions François Maspero, Paris, octobre 1968.
[2] Cf. « Mai 1968, première phase de la révolution socialiste française », numéro spécial de Quatrième internationale, juillet 1968.
[3] Daniel Bensaïd et Samy Naïr, « À propos de la question de l’organisation : Lénine et Rosa Luxemburg », Partisans n° 45, décembre 1968-janvier 1969
[4] Groupe Révolution créé en 1971 après avoir scissionné de la Ligue communiste.