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A quoi bon encore l’université ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Aujourd’hui, la question « à quoi bon encore l’université ? » est posée. Il y a ceux qui la posent pour nous inviter à la déserter. Il y a ceux qui la posent pour la défendre. Il y a ceux qui les premiers en dictent les termes, et qui possèdent déjà la réponse, à savoir les tenants d’un pouvoir au service de l’irrationnelle rationalité de l’économie. Dans les remarques qui suivent, je voudrais tenter de nommer le malaise que j’éprouve à enseigner aujourd’hui en université. J’écris donc un texte d’humeur.
La philosophe Antonia #Birnbaum prenant la parole #colloqueENS, le 2 mai 2018
Plus exactement, ce texte ne propose pas une alternative ni ne défend des acquis réels ou supposés, il formule une perplexité : sur quoi appuyer le refus de la destruction en cours ? Une chose est certaine, il ne s’appuie pas sur une volonté de préserver le fonctionnement qui précédait, et que le mouvement de 68 était justement censé mettre en cause. Par exemple : le gouvernement actuel propose de supprimer les conseils nationaux des universités, conseils disciplinaires qui qualifient les thèses. Il les supprime pour déréglementer le caractère national des recrutements, ainsi que la configuration des services des enseignants. Bien sûr, un même service d’enseignement pour tous est crucial. Mais beaucoup d’entre nous étaient aussi pour la suppression des CNU, instances conservatrices s’il en est, qui, s’agissant des maîtres de conférences, servent surtout à sanctuariser le marché du travail français, et qui continuent à faire de l’agrégation un critère implicite d’employabilité. Alors, va-t-on commencer à défendre une instance jadis combattue ? C’est seulement un des exemples de la schize dans laquelle se trouve l’universitaire, qui l’oppresse. Dans ce texte, j’essaie d’abord de discerner la situation à laquelle répondent ce malaise et cette insatisfaction, sachant que ceux-ci se formulent différemment en temps de fonctionnement qu’en temps de grève.
La réponse des tenants du pouvoir à la question « à quoi bon encore l’université ? » est, semble-t-il, somme toute assez simple : l’université n’a plus lieu d’être, il convient donc de la transformer en un lieu de formation professionnelle. Par formation professionnelle, on n’entendra plus l’enseignement de disciplines correspondant à une profession libérale, par exemple juriste, médecin, voire en une mesure autre, professeur d’université des « humanités ».
On entendra plutôt une homogénéisation complète de toute l’université, son inscription sans reste dans l’organisation et la reproduction de la division sociale du travail existante, voire du contrôle social qui y opère, par delà le caractère opératoire (producteur de profit) ou non de ce travail. Cette homogénéisation regroupe plusieurs phénomènes.
En tant que la formation professionnelle s’impose à l’université comme son ressort principal, la soumet au fonctionnement régulier de la société, elle ne cherche pas à « faciliter » l’insertion future des étudiants, pas plus que ne le ferait une agence d’emploi. Ça, pour faire vite, c’est l’idéologie qui va avec. En vérité, la formation professionnelle soumet bien entendu l’université au fonctionnement réel de l’économie, c’est-à-dire à la précarité, à la flexibilité, au chômage, à un travail salarié exclusivement conçu au regard de sa solvabilité et de son utilité pour la reproduction capitaliste de la société. C’est à cela qu’elle forme.
Mais cela a aujourd’hui une autre conséquence. Car la pénétration de l’université par la division sociale rend les pratiques du travail qui pouvaient encore valoir comme « libres » non libres, elle tend à éliminer la part non aliénée de ces pratiques, leur part de vocation, ou la science comme métier. Si l’autonomie, au sens humboldtien d’une continuité entre les principes rationnels de la science et le principe institutionnel prenait appui sur l’universitaire de profession et de vocation, force est de constater que l’écart supposé entre cette profession et la contrainte aliénante de l’économie s’amenuise sans cesse.
La plupart des étudiants en France travaillent déjà dans des emplois crétins pendant leurs études, pour les financer, en vue d’avoir un autre emploi plus tard. Sera-t-il moins crétin ? Ailleurs les étudiants se surendettent. Bien sûr cela concerne également l’emploi à l’université, puisque les logiques précaires s’y imposent de plus en plus, entre vacataires, ATER, réduction de postes, suppression de budgets récurrents, et tutti quanti. Quant aux titulaires ils bénéficient certes d’une position privilégiée. Pourtant, leur métier évolue à grande vitesse : plutôt que de passer de très longs étés à lire et à écrire, ils sont occupés à monter des projets et à chercher des financements. Dans les colloques, quasi vides, chacun regarde ses mails pendant que les autres débitent leurs propos, puis débite le sien. Un universitaire professionnel maîtrise le logiciel Excel, produit des maquettes de diplôme qui changent tous les deux ans, monte des conventions avec l’étranger, siège dans un comité d’évaluation.
Relativement à ces titulaires, il faut ajouter une chose : c’est bien sûr une politique générale ; mais c’est la génération universitaire issue de 1968 qui a mis en place cette université, y compris les formes nouvelles de hiérarchie qu’elle véhicule, qui règne par le financement, par le pouvoir administratif, par l’évaluation. Il n’y va plus en premier d’une autorité mandarinale du savoir, mais d’un pouvoir d’intervention institutionnel, sans que ce dernier ait d’ailleurs supprimé la strate précédente. Quand ce pouvoir institutionnel honore la dimension publique de l’enseignement et de la recherche, il se branche sur la « communication », avec des billets dans les journaux : autre type d’emploi crétin.
En outre, la dimension « professionnalisée » de l’enseignement supérieur implique que la surface médiatique d’un enseignant universitaire, sa notoriété, fait désormais intégralement partie de sa « qualité » de chercheur. De ce fait, il me semble d’ailleurs que l’université de masse a autant la forme d’une marque que celle d’une entreprise, comme le disait déjà Deleuze en 1990 (surtout pas celle d’une usine). Les universitaires travaillant dans une entreprise « moderne » ; ils doivent défendre la marque de « leur » université ou leur notoriété propre, leur label, et les étudiants choisissent ces marques dans les supermarchés du savoir qui s’offrent à eux.
Cette destruction de l’université, sa transformation en lieu de formation professionnelle, ne s’arrête pas en si bon chemin. Ce dont il s’agit ne concerne pas seulement la configuration des emplois actuels ou à venir, intérieurs ou extérieurs à l’université, cela doit également concerner l’organisation des savoirs, méthodes, enquêtes, problématisations, qui sont pratiqués en son sein, ou dans le lexique actuel, cela doit aussi concerner le « produit » universitaire dans sa spécificité, ce qui désigne le travail de la pensée, et qui depuis quinze ans s’appelle emphatiquement « recherche ». Pourquoi en effet laisser perdurer des pratiques de recherche qui seraient, de quelque manière que ce soit, hétérogènes à une conception « professionnelle » du travail au sens restreint, c’est-à-dire au sens de la rationalité irrationnelle, économique ?
Dans le projet de réforme – encore un – de la recherche (projet d’arrêté de janvier 2016, relatif aux arrêtés L. 121-3, L. 612-1, L. 612-7, L. 613-3, L. 718-2 et L. 718-3, D. 123-12 à D. 123-14, D. 613-3 et D. 613-6, D. 613-18 à D. 613-20 et R. 613-32), le sens du terme « professionnel » relativement à la recherche s’énonce ainsi : ce sont des « travaux d’intérêt scientifique, économique, social ou culturel ». Exit la thèse au sens propre, qui n’est plus la règle. Ces travaux sont produits par une « expérience professionnelle de recherche », et sanctionnés par la délivrance d’un diplôme national de doctorat. Tour de passe-passe rhétorique : comme il s’agit de professionnaliser la recherche, celle-ci aura elle-même l’allure d’une « expérience professionnelle ».
Quand on regarde ce que cela veut dire, la chose se précise, ou plutôt elle s’avère être une abstraction réelle. Cette expérience suppose un financement, donc elle exclura les étudiants sans argent. Cette expérience doit être quantifiée : elle ne peut durer au-delà de trois ans, sauf dérogation exceptionnelle. Par ailleurs, bien sûr, les gens se formeront tout au long de leur vie. Cette expérience doit prévoir non seulement sa durée mais son résultat : elle énonce un projet, un calendrier, une visée (= un emploi futur du doctorant dans le monde professionnel, ou l’exploitabilité des résultats). Le doctorant doit fréquenter des modules professionnalisants qui lui apprennent à valoriser ce qu’il fait, au fur et à mesure, par la diffusion, la publication, le colloque, par des demandes de financements supplémentaires. Elle doit être contrôlée de bout en bout. Cette expérience étant professionnelle, elle suppose une évaluation objective, hors du rapport entre doctorant et directeur, si bien que ce dernier ne siègera plus dans le jury. Ce dernier sera composé de personnes compétentes et/ou de « notoriété » (serait-ce la même chose ?).
Le plus drôle dans ce document ; quand bien même il ne dépasse jamais ce niveau de vacuité, il s’étend sur les plus petits détails des modalités, par exemple : « La soutenance est conditionnée par la délivrance au président de jury par le service chargé du doctorat d’une attestation de dépôt de la thèse et du bordereau électronique complété ». Les bordereaux incomplets, ce n’est pas, mais pas du tout, professionnel. Vous qui croyiez que la discussion autour de l’autonomie de l’université, de la recherche, avait un objet, détrompez-vous. Pour les scribes du ministère, elle consiste à apprendre à remplir correctement des bordereaux. D’ailleurs il faudra former les anciens directeurs de thèse à cette nouvelle forme de direction, sans doute grâce à des coachs venus de l’entreprise.
Face à de tels projets, le premier réflexe des universitaires semble être de défendre leurs pratiques au nom de sa dimension de vocation, de son autonomie à l’égard de l’économie. Ainsi, dans l’avis défavorable de la commission des écoles doctorales de l’université P8 sur le projet ( version janvier 2016) du nouvel arrêté sur la formation doctorale, il est écrit : « L’essence même de la recherche universitaire a toujours consisté en une production proprement scientifique ».
Quelles que soient les définitions, plus ou moins fortes, données à cette notion de science, cela revient toujours en dernière instance à invoquer la tradition universitaire européenne, humboldtienne, pour laquelle la profession et la vocation universitaire sont censées être autodéterminées par la raison, fondées en elle, et à ce titre soustraites à tout ce qui y contreviendrait. Et encore, le texte défavorable en question est-il bien timide à cet égard, puisqu’il concède d’emblée que ce rôle spécifique de l’université permet aussi de faciliter l’insertion professionnelle des étudiants. Rien n’est incompatible. Et surtout, pourquoi rappeler que le chômage est une donnée structurelle, positive du marché de l’emploi capitaliste, et pas la résultante de formations inadaptées ? Non non, faisons semblant, inscrivons-nous dans l’idéologie de la formation professionnelle.
Il me semble, contrairement à ce qu’avance cette timide invocation de la « science », que c’est ici que la question évoquée au début de ce texte se pose dans toute son acuité : une opposition à la professionnalisation au nom de l’autonomie de la science est-elle réellement encore en mesure de soutenir un refus affirmatif, porteur d’autre pratiques de la transmission et de la pensée ? Quelque chose de ce qui nous arrive par la « professionnalisation » n’oblige-t-il pas également à interroger cette idéalisation de la profession d’universitaire, d’en repenser l’hétéronomie ? La timidité même de cette réplique ne témoigne-telle pas de cette hétéronomie ? J’évoque ici brièvement deux tentatives contrastées de repenser cette hétéronomie, sans entrer dans toute leur complexité : celle de Derrida, dans une conférence en 1998 qui a pour titre L’Université sans condition, et celle de Benjamin, dans un article de 1914, intitulé La vie des étudiants.
Derrida affirme l’université sans condition ; sachant bien sûr qu’elle est prise dans les rets de nombreuses déterminations, économiques, sociales, il propose néanmoins de faire « comme si » l’université européenne des humanités était un « dedans inviolable » (le terme est de lui) en un sens paradoxal : « comme si » elle était un lieu où rien n’est à l’abri du questionnement, de la critique, même pas, bien sûr, les humanités elles-mêmes. Ce lieu n’est pas pour autant isolé, bien au contraire ; la critique, le questionnement y est intrinsèquement public, il est professé au sens performatif du terme, il engage la responsabilité de qui parle. Au titre d’une telle transmission, le rapport créatif et actif au savoir suppose un rapport d’égalité entre les étudiants et les enseignants : c’est ce qui constitue la spécificité de l’enseignement supérieur. Cette force de l’inconditionnel expose certes l’université à une fragilité fondamentale, puisque c’est une force impuissante face aux pouvoirs qui l’assiègent, se l’approprient, la commandent.
L’inconditionnalité derridienne a beau déconstruire l’université humboldtienne, elle ne le fait pas sans y pendre appui. Car le « comme si » opère déjà dans sa première mouture, non comme un performatif de l’inconditionnel, mais comme son semblant constitutif. L’université européenne, notamment humboldtienne, n’a jamais été le lieu où rien n’était à l’abri du questionnement, de la critique. Elle a plutôt été le lieu où les questionnements et critiques se déroulaient à l’abri, où le problème de les soutenir ou non ne se posait pas. C’est la marque de l’idéalisme qui a fondé cette université : la liberté s’y trouve identifiée à son idée. En toute conséquence, ces questionnements ont sombré sans la moindre résistance dès lors que l’état nazi a éliminé cet abri. Le problème que pose cet effondrement est celui de rendre compte de l’écart entre la vérité comme pratique risquée des sujets, qui ne saurait avoir de lieu propre, et l’université associée à la profession ou vocation, comme métier.
C’est exactement de cette manière que procède Benjamin en 1914. Il ne recourt pas à une opposition, même fictive, du dedans et du dehors de l’université, et abandonne très vite l’idée d’un principe de la science en continuité avec celui de l’université, pour prendre directement appui sur la vérité comme pratique risquée des sujets. Il surligne que la critique exercée au-dedans de l’institution a pour ressort et pour force les pratiques critiques ayant d’abord lieu hors de l’université : « La communauté étudiante serait à considérer dans sa fonction créatrice comme le grand transformateur, qui, moyennant sa disposition philosophique, transposerait en questions scientifiques les nouvelles idées, lesquelles tendent à s’éveiller plus tôt dans l’art, dans la vie sociale que dans la science. » Ce qui est mis en jeu ici, c’est l’hétérogénéité des temps et des lieux de la pensée contre toute prétendue autonomie de la science, laquelle repose toujours sur l’hétéronomie de la profession, fût-elle libérale. En toute conséquence, le relai crucial entre l’université et la société dont elle se détache, ce sont les étudiants, et non l’enseignant qui professe.
Cette piste me semble bien plus opératoire pour penser la situation actuelle, et on la retrouve d’ailleurs aussi dans une remarque de la conférence de Derrida. Il note que quand bien même les étudiants accompliraient-ils exactement les mêmes tâches de pensée que les enseignants, leur tâche ne sera considérée comme travail qu’à partir du moment où ils sont rétribués (contrat doctorant, teaching assistant, heures de vacation, etc.) La situation des étudiants vaut alors comme l’analyseur de la situation des universitaires professionnels. Là où il y a communauté universitaire, la pensée est la profession de tous ou de personne, elle échappe au métier. Là où il y a profession au sens strict, il y a désormais un travail, y compris au sens aliéné d’un travail salarial.
On connaît la rhétorique : nous sommes censés percevoir un traitement, et non un salaire, justement parce que notre profession est censé être une vocation, et non une force de travail, une marchandise. Or il serait temps d’en prendre vraiment acte : nous sommes des salariés. Et une partie de la schize actuelle de l’universitaire tient à ce qu’il est pris dans une injonction dont les dés sont pipés : pile, il perd cette pratique de l’étude dont il n’est même plus capable d’énoncer la consistance, face, la formation professionnelle gagne. Quand s’impose à lui une somme toujours grandissante de tâches administratives non seulement absurdes, mais serviles, le discours qui les impose fait valoir que ces tâches participent de l’autodétermination libre de l’université : bref les universitaires doivent se les auto-imposer, sous peine d’abandonner leur vocation, liée à une communauté qui se donne ses propres lois raisonnables. Les universitaires se donnent donc des procédures contraires à la réalité de leur pratique, qui en détruisent la rationalité, sous prétexte de se les donner eux-mêmes. Ou encore, ils prétendent investir ces règles absconses pour les détourner, mais ils finissent par en être les maîtres d’œuvre. Ou encore, ils sont dirigés par le logiciel informatique APOGEE de configuration des cours et d’enregistrement des notes, qui autorise seulement certaines fonctions.
En réalité, quand les universitaires cèdent à l’injonction de s’auto-imposer la formation professionnelle, - et qu’est-ce qu’on a cédé- ils se retrouvent comme n’importe quel salarié surexploité, qui travaille plus dans le même temps pour le « même » salaire. Car par là-même, ils sont désormais sans prise réelle sur ce que doit être ce travail, dont le cadre légal ne cesse d’être modifié par les gouvernements successifs à une vitesse vertigineuse. L’universitaire fait désormais un travail dont le rapport avec l’enseignement et la recherche est de plus en plus ténu, puisque le temps pris sur ces tâches administratives, sur la recherche de financements, sur le montage de projets, sur l’évaluation, n’est jamais plus disponible pour ce qui faisait jusqu’alors la vocation de l’universitaire.
Si en France, comme le souligne Jean-Claude Milner, le salaire de l’idéal était principalement du surtemps – bas traitements, mais temps disponible à la recherche -, cela fait au moins quinze ans que ce surtemps a disparu. La situation des universitaires ne cesse de se diversifier. Les non-titulaires sont devenus un volet permanent de l’université ; ils composent déjà plus de 30 pourcent du contingent enseignant, selon l’enquête de Christophe Granger dans son récent La destruction de l’université française. Tandis que certains ont un tiers de service pendant cinq ans pour faire de la recherche, d’autres ont des décharges pour assumer des responsabilités administratives ; le sabbatique automatique a été supprimé. Les salaires commencent à diverger, notamment par le système de primes, bref, le terrain a été préparé pour inciter toutes les divisions et attitudes corporatives du salarié. Quant aux cours comme base de rencontre et comme continuité de travail avec les étudiants, il a cessé d’être un des ressorts de la vie universitaire aux yeux de l’institution elle-même. Annuler les cours pour aller à des réunions administratives, c’est désormais la règle implicite.
La chose a bien été enregistrée par certains. Ainsi, quand le groupe Jean-Pierre Vernant réaffirme que « nous » (les universitaires, les étudiants) sommes l’université, il enchaîne immédiatement pour dire que nous sommes l’université qui est à refonder. Seulement voilà, la refondation, c’est un rapport de forces, qui est inexistant. Au moins ce groupe propose-t-il des mesures simples, vraiment contraires à la « raison économique ». Mais il joue plutôt un rôle de lanceur d’alerte. Si je regarde du côté des instances universitaires, que vois-je, qu’entends-je, par exemple dans la liste « Refonder la communauté universitaire à P8 », qui se prétend une alternative à la liste au pouvoir dans l’université où je travaille ? Profession de foi de Mario Barra Jover, candidat à la présidence : « Il faut rester respectueux du cadre légal et ne pas être naïf quant aux profondes modifications qui ébranlent actuellement l’université, sans nous empêcher pour autant de renouer avec la créativité et l’esprit de centre expérimental qui habite toujours notre communauté universitaire ». Dernier point du programme général de la liste : « Accroître l’attractivité de Paris8, et sa place dans son territoire, dans la France et le monde », vocabulaire d’entreprise s’il en est. Voilà donc une « forte déclaration » : tout changer pour ne rien changer (ne soyons pas naïfs). Bref, quitte à ne pas refonder le PS, autant ne pas refonder non plus l’université….
Une première conclusion minimale, de séparation, voire individualiste, est à tirer : « nous » ne sommes pas cette université en passe d’être dévorée par la logique de formation professionnelle, et nous ne sommes pas nécessairement appelés à la réformer, la refonder, la « sauver » comme on sauve la baleine Willy. De toute façon, le discours du sauvetage se distingue de moins en moins du discours qu’il prétend contrer, sinon par de vagues intentions d’aménagement. Et il a toujours été l’ombre portée de la destruction actuelle.
Voilà donc certains éléments de la situation. Elle se distingue de la séquence précédente. Entre les années 70 et 90, l’université était le lieu de conflits placés sur le terrain des rapports entre savoir et pouvoir. On cherchait à creuser l’écart entre des pratiques académiquement fixées et la tentative risquée de voir jusqu’où il est possible de penser autrement. On s’attaquait à l’implication de l’université dans les formes de savoir qu’elle produit, et qu’elle ne peut objectiver qu’en produisant la différence avec les pratiques qu’elle exclut. On introduisait l’étude d’objets ignorés dans le cursus d’objets d’étude dits académiques. Ces conflits à propos du savoir, à propos de l’idéal professionnel de l’universitaire, lui insufflaient une certaine rigueur.
Or désormais, la formation professionnelle intègre tout dans son turnover marchand des savoirs, objets dits minoritaires, objets dits académiques, événements les plus récents. Le savoir s’articule au pouvoir en se soumettant au marché de l’intelligence. Annexer l’université à ce dernier, tel est le sens des politiques gouvernementales actuelles. La médiation de l’idéal « professionnel » a sauté. L’écart, beaucoup plus directement, plus crûment, est désormais entre le statut de salarié universitaire, s’auto-imposant le management d’une institution de la knowledge economy, et une pratique de la pensée qui est en partage horizontalement, avec certains enseignants et certains étudiants.
Ce déplacement se déchiffre aisément dans le symptôme dont se plaignent le plus fréquemment tous les universitaires du monde dominant, de Melbourne à Paris, de Berlin à Londres. Ils sont déprimés. Pourquoi ? Parce qu’ils sont tellement occupés à autre chose que le travail de recherche et d’enseignement qu’ils n’ont pas le temps de le faire. Ils se plaignent perpétuellement du temps qu’ils n’ont pas. Les universitaires dont c’est le métier d’enseigner et de chercher, n’ont plus le temps de préparer leurs cours, ni de déplier leurs pensées. C’est donc bien que leur métier n’est plus d’enseigner et de chercher, puisque cela se fait en plus, après, en dehors du temps qu’ils emploient à autre chose.
Leur temps de travail leur échappe pour devenir une chose à part, douée de vie propre, vouée à des compartiments de la division du travail, traînant comme un poids mort derrière lui la personne et ses désirs abandonnés. Leur situation est celle du salarié aliéné, ou de l’employé universel, laquelle s’étend à la profession universitaire jusqu’à l’absorber. C’est ça que désigne la prolétarisation des universitaires, par delà la question de leur niveau de vie social. Or il n’y a rien de plus universellement dégradant que d’être employé, et personne en réalité ne s’en accommode.
Pour affirmer la pratique de la pensée là où s’y est substitué le magma des contraintes propres à la « knowledge econcomy » il faut parvenir à distinguer la temporalité spécifique de l’étude. Benjamin donne un bon point d’appui sur lequel rebondir. La vie de la reproduction sociale, salariale et de ses besoins est celle dans laquelle nous nous trouvons et que nous n’avons justement pas besoin de penser pour nous y conformer. L’étude y intervient de manière incidente, comme un moyen en vue d’une fin extérieure, une fin utile. Cette vie professionnelle, corollaire d’une vie privée, plus ou moins « qualifiée » suit son cours dans la mesure même où ses paramètres ne sont pas interrogés ; elle remet à plus tard l’aspiration à la pensée, soit en l’évaporant soit en l’instrumentalisant. Pourtant, il y a bien dans cette vie des points de butée ou d’impasse, des brèches qui donnent prise à la nécessité de l’étude.
Si pour la vie identifiée au régime des compétences, aux besoins empiriques, l’étude est ce qui peut être différé ou instrumentalisé, pour l’insatisfaction avec ce monde, le désir d’étude est ce qui nous indique l’aspiration à mener une vie autre, une vie traversée par la pensée. Pour ce désir, nous sommes en retard, par notre inscription dans les soucis de la vie, sur cette aspiration. Le désir d’étude nous taraude comme ce à quoi nous ne devons plus déroger, comme une urgence qui coiffe et déloge l’urgence des besoins et des servitudes.
Tout ce qui, dans la réalité empirique ou le monde tel qu’il va, heurte notre souhait que la vie réelle soit une vie pensée, éprouvée, peut déclencher la pensée. La vie dans l’étude ne renvoie pas à l’autonomie de la raison, elle s’appréhende d’abord comme une interruption de la continuité économique du temps empirique, de sa compartimentation naturalisée en loisir, travail, travail qualifié, non-qualifié, chômage, retraite, privé, public, etc., tous ces éléments eux-mêmes transformés en « ressource humaine ».
L’arrachement à cette vie marque une entame, mais elle ne suffit pas à déterminer le temps d’étude. Car parvenir à étudier, ce n’est pas seulement produire un hiatus, c’est parvenir à surmonter, selon une certaine durée de l’attention, l’ajournement de la pensée à laquelle tend la vie empirique, des besoins et des compétences. C’est parvenir à habiter la vie selon l’excès de la pensée sur le réel, selon « l’épreuve la plus dramatique et la plus laborieuse qui soit, qui soit, la découverte et l’apprentissage du sens des gestes les plus “simples” de l’existence : voir, écouter, parler, lire, - ces gestes qui mettent les hommes en rapport avec leurs œuvres, ces œuvres retournées en leur propre gorge, que sont leurs “absences d’œuvres”. »
Ne pas remettre à plus tard le fait d’étudier, telle est ici la détermination pratique. Médiation précaire d’un désir : les études relatives à un « je n’en ai pas le temps » c’est le temps normal de l’étude au sein de la vie empirique. Et l’épreuve de « s’y mettre » fait apparaître les impositions du temps empirique comme des énigmes que l’on peut élucider.
Cette pratique prend son départ paradoxal dans l’ajournement de ce qui a déjà l’allure d’un ajournement, sa propre remise à plus tard au jour le jour. Il vaut la peine de l’affirmer : la césure du temps empirique entame le temps de l’étude et donc lui appartient, autant que la patience et l’attention. Cela signifie que le temps dispersé, le temps du besoin, le temps « pour rien » traversent la vie studieuse : l’inachèvement, l’hétérogénéité en sont des déterminations positives. C’est la dialectisation de cette différence non dialectique, entre distraction et attention, qui touche au vif dans la pensée. D’où l’appartenance des affects, de la tendance créative, à l’étude, laquelle n’est justement pas identique à la science, étant bien plutôt ce qui rend celle-ci non-identique.
De même, ce n’est pas parce que l’on aspire à une vie pensée que l’on serait supposé n’être jamais fatigué, dans un état de veille perpétuel. Personne n’étudie « tout le temps », et tant pis pour les gens qui ne sont jamais fatigués, ou qui ne s’ennuient pas. Je le suis, fatiguée et ennuyée, plus qu’à mon tour, je ne veux pas plus la régularité horlogère de l’étude que l’affolement factice du temps professionnel de l’institution. Une telle ascèse, serait-elle réelle (fort heureusement, elle ne l’est jamais) ne dirait pas grand’ chose d’autre qu’un intérêt pour le savoir du monde au détriment de la rencontre inopinée, imprévue, dilettante, avec les choses et les hommes qui font ce monde. Plus essentiellement encore, dire que tous les temps appartiennent au temps de l’étude, si seulement on inverse leur rapport, c’est dire de manière emphatique qu’il n’y a personne qui n’étudie jamais. L’expérience de l’étude n’est rien, si elle n’est pas l’expérience de notre perméabilité au monde, et de la perméabilité du monde à nos affects et nos pensées.
Comment cette « urgence » d’étudier intervient-elle dans la relation de l’université avec la société ? Historiquement, l’université est certes un des lieux qui ont abrité la possibilité de l’étude, notamment lors de la séquence allemande aux alentours de 1800. Encore qu’il y ait autant de concepts d’université que de concepts de l’être parmi les penseurs idéalistes ou romantiques, et que le discours et l’institution humboldtienne n’est déjà que la résultante académique de ces conflits. Comme dirait Schelling, l’université de Humboldt, le centre expérimental de Vincennes ou la Freie Universität ont été crées par des intensités et des conflits à propos du réel, -la fureur du négatif, l’obscur de l’être, la dialectique, l’affirmation -, ces intensités et ces conflits n’ont pas été rendus possibles par l’université.
De manière générale, cela montre l’inanité qu’il y à vouloir s’accrocher encore à l’idéal d’autonomie, qui n’a jamais coïncidé avec les pratiques émancipatoires, subversives du savoir, sinon dans une fétichisation a posteriori. Toute pratique émancipatoire du savoir a toujours été et est encore hétérogène au cadre universitaire, même quand cela a lieu au sein de ce cadre, et même quand ce cadre est informé par l’idéal d’autodétermination de la raison, ou dans un jargon plus actuel, par l’idée d’une « pensée critique », ou plus emphatiquement par le rapport à la vérité.
Ainsi, l’idéal d’autonomie ne peut être l’alternative à ce que l’on impose avec cette destruction « professionnelle » de l’université. Un gouffre s’ouvre : n’est-il pas temps, finalement, d’avoir le « courage de ne pas durer » ? Si l’absorption de l’université par l’économie supprime la pratique de l’étude, alors l’université est peut-être désormais seulement une mauvaise habitude, en sus d’être un gagne-pain. Et abandonner cette mauvaise habitude, la déserter, c’est faire son travail comme l’on fait tout travail aliéné, de manière récalcitrante, par le refus, par le sabotage, par l’indifférence, etc, en gardant le salaire. Quant au désir de pensée, il peut se pratiquer ailleurs, par de belles échappées.
Qu’est-ce qui au juste empêche cette désertion ? En fait, parfois, ce serait bien de s’en tenir là. Vraiment. Mais au bout du compte, ce qui en empêche, c’est le rapport aux étudiants. Leur manière d’investir l’université est divisée ; nombre d’entre eux l’utilisent comme une salle d’attente du néant (sans musique d’aéroport), d’autres y viennent avec un désir d’étude, d’autres, la plupart, ne savent pas trop et découvrent, d’autres ont une volonté de carrière. Néanmoins, on les rencontre tous dans ce qu’ils ont d’indiscernable : disons qu’ils introduisent une inconnue dans l’équation « université = bureaucratie économique ». Ils en sont le dehors, un dehors qui est dedans, qui détraque la professionnalité de la profession. On leur en voudrait presque, de ce qu’ils empêchent de liquider définitivement tout rapport affirmatif à l’université. Mais ils indécident toujours à nouveau la situation, parce que face à eux, il est impossible de faire semblant.
Voilà le problème : comment échapper à ce semblant, si la vie de l’universitaire se déroule au sein d’une institution qui lui impose le « factice », et ce factice lui-même comme auto-imposition ? Il est au moins nécessaire d’éprouver la séparation, de savoir quand on fait quelque chose parce que l’on y est contraint, et de quel degré réel de contrainte au juste il s’agit. Moins on fera semblant, moins on sera universitaire de profession à l’université, plus on pourra affirmer un travail de la pensée, solitaire et/ou collectif.
Tenter de contrevenir au semblant, c’est finalement très peu. Mais c’est quelque chose. Cette insatisfaction change-telle en temps de grève ? Est-il à nouveau possible d’affirmer, collectivement, « nous sommes l’université » ? On ne sait pas. Disons qu’il y a une brèche. Tout d’un coup les discours ne se mesurent plus à ce semblant pour le « détourner ». Interroger le caractère absurde, brutal, de la « professionnalisation » devient audible dans toutes les réunions. « Avec la légèreté de la grève, tous les degrés de sérieux sont accessibles ; sans cette légèreté, aucun. » (Bertolt Brecht)
Antonia Birnbaum
Avril 2016
Antonia Birnbaum est maître de conférence en philosophie à l’Université de Paris 8