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Stéphane Brizé : "’En guerre’ montre les mécanismes d’un système libéral incroyablement violent"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Stéphane Brizé a de la suite dans les idées. Trois ans après "La loi du marché" - sur un chômeur de longue durée -, le cinéaste signe le bien nommé "En guerre". Un grand film social et politique. "Marianne" l'a rencontré.
Agen, de nos jours, qui n'ont rien de clément pour les petits soldats de la France d'en bas. Malgré les sacrifices consentis depuis des années, les 1100 ouvriers de l'entreprise Perrin apprennent que leur usine va fermer. Les bénéfices records engragnés par les actionnaires n'y changent rien : le site d'Agen n'est plus rentable, assène la direction, qui entend imposer un plan social. Les salariés refusent de se soumettre et, d'abord unis derrière un syndicaliste, Laurent Amédéo (Vincent Lindon), occuprent l'usine. Négociations âpres, démarches juridiques, rencontres avec les conseillers des ministères : tous les moyens sont bons pour empêcher le pire. Jusqu'où ? Et que deestin pour Laurent, leader considéré comme trop radical par certains de ses camarades ?
Marianne : Votre film sort en plein printemps social et s'ouvre sur une citation de Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. » Pourquoi ?
Stéphane Brizé : Cette phrase était en exergue du scénario, avant même que j'en aie écrit une ligne. Je la trouve émouvante, responsabilisante. Elle correspond aux réalités de ces dernières années, comme en témoignent les conflits à Goodyear, Whirlpool ou Continental. Pour moi, il est nécessaire d'évoquer ce réel avec la puissance dramaturgique du cinéma. Avec ses personnages de fiction, En guerre montre les mécanismes d'un système libéral cohérent d'un point de vue économique, mais incroyablement violent d'un point de vue humain. Parfois jusqu'au pire.
Le film frappe par son réalisme. Comment avez-vous procédé ?
On ne peut pas être dans l'approximation avec un tel sujet. Avant d'écrire, j'ai emmagasiné durant des mois des informations et des témoignages. Il fallait, par exemple, être très précis en évoquant les textes de lois réglementant les plans sociaux. C'est un travail colossal et assommant. Comment rendre digeste tout cela ? J'ai rapidement opté pour un fil rouge : le combat des ouvriers pour sauver leur emploi. Dans un premier temps, ils ne veulent pas entendre parler d'indemnités. Leur usine ne ferme pas pour cause de faillite, mais, selon les termes des patrons, pour absence de « compétitivité ». Un mot qu'il convient de traduire par « rentabilité » et « profitabilité ».
Le film devait d'abord s'intituler Un autre monde…
Dans ma tête, il s'est toujours appelé En guerre. Mais quand il a fallu chercher une usine pour le tournage, ce titre ne facilitait pas mes démarches [rires] . Il fallait être plus malin et moins clivant. J'ai donc décidé d'utiliser un titre de travail, tout en sachant que je reviendrais à mon idée initiale. Avec un tel sujet, mon film ne pouvait pas s'appeler autrement qu'En guerre.
Pourquoi avoir choisi une usine située près d'Agen ?
On appelle cette région le Nord-Pas-de-Calais du Sud-Ouest. Elle a connu une descente aux enfers similaire. On a tourné sur le site de Fumel. Dans les années 80, 3 500 personnes y travaillaient. Aujourd'hui, elles sont 38 ! Fumel est un condensé des problématiques industrielles de notre époque.
On parle sans cesse des conflits sociaux dans les médias, mais de façon fragmentaire et réductrice, un thème que le film évoque. Nous sommes sans cesse assaillis par les images des chaînes d'infos, par les alertes de nos smartphones. On sait plein de bouts de choses, mais, finalement, on ne sait pas grand-chose. La vertu potentielle d'une fiction qui se nourrit du réel et qui tente de le mettre en scène sans le trahir, c'est de permettre l'assemblage de ces morceaux épars.
En guerre est un film frontalement politique, mais pas militant…
Je ne cache pas être de gauche au sens large. Disons que j'ai une certaine idée du bien commun et de la place à accorder à l'autre, mais je refuse le manichéisme. Dans ma famille, même si le cœur battait à gauche, il n'y avait pas de culture idéologique et de conscience de la lutte des classes. Mon père était facteur et il ne m'a pas légué un héritage politique. Je l'ai longtemps regretté, mais cela présente des avantages car j'avance sans dogmatisme. Mon film n'est pas un tract : je n'oppose pas de gentils ouvriers à de méchants patrons. Chacun a sa grille de lecture, ses arguments, et même sa cohérence. Je m'efforce de montrer les tensions entre ces grilles. Et leurs conséquences, souvent tragiques. En guerre ne prétend pas changer le monde, mais tente, modestement, de contribuer à l'éclairer.
"Certains acteurs ont travaillé dans des ministères pendant la mandature de Hollande."
Comme dans la Loi du marché, vous avez engagé des acteurs non professionnels autour de Vincent Lindon. D'où viennent-ils ?
Il nous a fallu des mois pour les trouver. Les personnages du film sont nombreux et nous avons auditionné 600 candidats. Beaucoup ont bossé à Fumel par le passé et ont vécu des expériences qui ressemblent à celles du film. Pour les conseillers et les politiques, la France restant un pays très centralisé, nous avons recruté à Paris. Certains acteurs ont travaillé dans des ministères pendant la mandature de Hollande.
Pourquoi cette fidélité à Vincent Lindon ?
Malgré nos origines sociales différentes, j'ai trouvé en lui une sorte de double. Nous partageons une même énergie, une même colère, une même nécessité de toujours réinterroger les choses. Dans En guerre,contrairement à Mademoiselle Chambon, Quelques heures de printemps et la Loi du marché, Vincent ne joue pas un taiseux, mais un personnage pour qui le verbe et la dialectique sont fondamentaux. Dans les dix premières minutes du film, il parle plus que dans l'intégralité des trois fictions précédentes [rires].
Le triomphe de la Loi du marché, produit pour seulement 1 million d'euros, a-t-il facilité le financement d' En guerre ?
Non. Malgré ce succès antérieur, la présence de Vincent Lindon au générique et le budget modeste, 3 millions d'euros, rien n'a été simple. Il est d'ailleurs intéressant d'observer le générique pour voir qui n'y figure pas. Du côté des chaînes de télévision, on trouve OCS, France 3…
"Le film parle pour moi et il parle mieux."
Mais pas Canal +, « la chaîne du cinéma français ». Pourquoi ?
C'est une bonne question. Beaucoup, au sein de l'unité cinéma de Canal +, étaient convaincus par le scénario, mais la chaîne a choisi de ne pas investir dans ce film. Il faut croire que le sujet ne séduisait pas.
Après ce film, quel est votre regard sur la situation politique et sociale en France ?
Je me trouve légitime pour donner à voir des problématiques politiques dans mes films, mais je ne m'accorde aucune légitimité pour asséner des commentaires sur Untel ou Untel. Quand d'autres s'y autorisent, je trouve souvent cela grotesque, alors j'évite. Le film parle pour moi et il parle mieux.
*En guerre, de Stéphane Brizé, avec Vincent Lindon, Mélanie Rover, Jacques Borderie… Sortie le 16 mai.