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1968 au Brésil : ouvriers et étudiants contre la dictature
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/1968-bresil-ouvriers-etudiants/
En 1968 nous avons été témoins de multiples explosions et révoltes : ouvrières, étudiantes, des féministes, des noirs, des mouvements écologistes, des homosexuels, parmi tant d’autres formes d’indignation et de mécontentement social et poli- tique. C’était la « fin des années dorées ».
Si tant de mouvements de protestation sociale et de mobilisation politique ont agité le monde entier – le mai libertaire des étudiants et des travailleurs français, le « Printemps de Prague » contre le « socialisme réel » sous domination soviétique, le massacre d’étudiants au Mexique, les manifestations aux États- Unis contre la guerre du Vietnam, les actions révolutionnaires armées dans de divers pays, les mouvements de contre-culture – et parmi tant d’autres exemples, le Brésil a aussi tenu sa place dans cette année emblématique.
Outre l’influence des évènements internationaux et l’identification avec les mouvements contestataires d’autres pays, le 68 brésilien a eu ses spécificités. Par exemple, notre mouvement étudiant, éclos dès le mois de mars, avant même le célèbre mai français, a suivi une dynamique de lutte spécifique et un calendrier politique propre. De même, les grèves métallurgiques d’Osasco (région industrielle à São Paulo), qui ont explosé en juillet et celles de Contagem (région industrielle à Belo Horizonte à Minas Gerais) en avril et octobre de la même année, trouvent leurs origines et racines très marquées par la particularité brésilienne, et par l’essor de la lutte contre la dictature militaire.
Cela ne veut pas dire que les Brésiliens se désintéressaient des manifestations qui ont eu lieu partout dans le monde cette année-là, d’autant plus qu’une série d’aspects communs, accentués par le « climat politique » propre du pays, existaient sur le scénario mondial. Nous pouvons relever ainsi quelques conditions structurelles répandues dans diverses sociétés, en particulier celles du centre de l’accumulation capitaliste, mais également présentes dans les pays du dit « Tiers-monde », comme le Brésil, le Mexique, l’Argentine… Dans différentes mesures, il y avait une similitude de conditions telles que l’industrialisation avancée, la croissante urbanisation et la consolidation des modes de vie et de la culture des métropoles, la massification de l’industrie culturelle, le développement du prolétariat et des classes moyennes salariées, l’importance des jeunes dans la pyramide démographique de la population, l’accès croissant à l’enseignement supérieur, et aussi l’incapacité du pouvoir en place à représenter des sociétés en plein renouvellement. Si ces conditions plus structurelles n’expliquent pas à elles seules les vagues de révolte et d’agitation, elles ont offert le terrain où ont fleuri les diverses actions politiques et culturelles qui caractérisent 1968 au Brésil. Et, pour le comprendre, il faut rappeler deux mouvements – relativement distincts dans leurs origines, mais assez articulés dans leur processus : le mouvement étudiant et les grèves ouvrières.
1968 et le mouvement étudiant
L’année 1968 au Brésil s’est ouverte avec plusieurs manifestations d’étudiants. Elles revendiquaient l’enseignement public et gratuit pour tous, la démocratisation de l’enseignement supérieur et l’amélioration de sa qualité, une participation plus importante des étudiants aux décisions, l’accroisse- ment de fonds pour la recherche, orientée vers les problèmes économiques et sociaux du pays. En outre, les étudiants contestaient la dictature implantée par le coup d’État militaire de 1964 et la suppression des libertés démocratiques. La majorité des universitaires étudiait alors dans des écoles publiques et l’accès à l’enseignement supérieur était restreint car la demande était beau- coup plus importante que l’offre de places.
Depuis 1966, la police de la dictature militaire réprimait les manifestations étudiantes sporadiques, mais les rébellions d’envergure ont commencé à éclore seulement en 1968. Les étudiants qui obtenaient la moyenne au baccalauréat se trouvaient dans l’impossibilité d’entrer à l’Université car le nombre de vacances disponibles était inférieur à celui des reçus, qualifiés comme « excédents ». Ils réclamaient l’extension et l’amélioration de l’enseignement public. Ces revendications spécifiques s’associaient à la lutte plus générale contre la politique de l’éducation nationale et contre la dictature.
Le 28 mars 1968, la police a envahi le restaurant universitaire Calabouço, provoquant le premier grand affrontement de rue. Plusieurs étudiants furent blessés, le lycéen Edson Luís de Lima Souto tué, et son corps amené à l’Assemblée Législative de Rio de Janeiro. Des manifestations de protestation se sont alors étendues dans le reste du pays. À Goiânia, la répression policière tua un autre étudiant. Au cours des mois d’avril et de mai, de nouvelles manifestations eurent lieu, mais en général, les étudiants cherchèrent à reprendre les forces en se rassemblant à l’intérieur des universités. En même temps, des mouvements de contestation se dessinaient dans le mouvement ouvrier et dans certains secteurs du syndicalisme brésilien.
Espérant obtenir l’approbation populaire pour son projet de candidature à la Présidente de la République, le gouverneur de São Paulo, Abreu Sodré, accepta l’invitation à participer du rassemblement du 1er mai Place de la Cathédrale lancée par le Mouvement Intersyndical Anti-compression salariale (Movimento Intersindical Anti-Arrocho – MIA), composé de communistes, de secteurs modérés, et aussi de « pelegos »1.
Le gouverneur et les dirigeants syndicaux les plus modérés se réfugient dans la cathédrale, après avoir été expulsés de la tribune par des ouvriers d’Osasco et de la région de l’ABC de São Paulo, soutenus par des étudiants et des militants à gauche du Parti Communiste Brésilien (PCB), de profil plus critique. Après avoir brûlé l’estrade, les rebelles sont repartis en manifestant sous le mot d’ordre : « Seule la lutte armée renverse la dictature ! ». En effet, plusieurs participants, appartenaient déjà ou allaient s’intégrer aux organisations qui allaient plus tard affronter la dictature militaire les armes à la main, en réalisant quelques actions armées en 1968 et qui ont été le prélude à l’escalade de guérillas urbaines au cours des années suivantes au Brésil.
Le mouvement étudiant devait encore descendre dans les rues en juin 1968, le mois où le mouvement a atteint son apogée partout dans le pays, avec la généralisation des manifestations, des grèves, des occupations d’universités. Les divergences au sommet d’un régime, hésitant entre une prétendue « ouverture » et un durcissement plus important de la scène politique nationale, furent exploitées par le mouvement étudiant. Rio de Janeiro était le théâtre principal où les étudiants gagnaient l’adhésion populaire à leurs manifestations. Le 19 juin plus de cent personnes furent arrêtées après sept heures de confrontation de rue. Les affrontements se sont répétés avec plus de violence encore le « vendredi sanglant » du 21, laissant quatre morts sur le terrain, faisant des dizaines de blessés, et provoquant des centaines d’arrestations.
La première d’une série d’occupations d’écoles s’est produite le 22 juin, dans la Faculté de Droit traditionnelle de São Paulo, rattachée à l’Université São Paulo (USP). Elle fut suivie par la Faculté de Philosophie. Des protestations, des manifestations diverses, des occupations se produisirent aussi à Belo Horizonte, Curitiba, Brasília, Salvador, Recife, Fortaleza, Porto Alegre, João Pessoa, Florianópolis, Natal, Belém, Vittoria, São Luís et autres villes et centres universitaires.
Le fameuse Manisfestation des Cent Mille eut lieu le 26 juin quand des étudiants, des intellectuels, des artistes, des religieux et de larges secteurs populaires sont sortis dans les rues de Rio de Janeiro pour protester contre la dictature et la répression policière. Devant la pression de l’opinion publique, le gouvernement n’a pas osé réprimer la manifestation. Une Commission élargie fut mise en place pour entamer un dialogue avec le gouvernement, sans succès. Le mouvement étudiant se trouva devant une impasse : les autorités refusaient toute concession et intensifiaient la répression. Entre-temps, plu- sieurs attentats terroristes furent commis par une organisation paramilitaire d’extrême droite, le Commando de Chasse aux Communistes (CCC), composé d’étudiants et de policiers de droite, financé par de grands groupes capita- listes avec le soutien notoire de la dictature militaire.
La répression s’intensifia, touchant aussi les directions du mouvement étudiant. Vladimir Palmeira, le principal leader de Rio de Janeiro, fut arrêté le 3 août 1968. L’Université de Brasília envahie par la police le 29. À São Paulo, un étudiant de la Faculté de Philosophie fut assassiné le 3 octobre, suite aux attaques de para- militaires et d’étudiants de droite retranchés dans l’Université Mackenzie, foyer des organisations d’étudiants conservateurs. Des manifestations et des affrontements avec la police se succédèrent les jours suivants, mais le nombre de manifestations et de manifestants diminuait de plus en plus.
Le 15 octobre, le Congrès de l’Union Nationale des Étudiants (UNE), fut dispersé à Ibiúna dans l’état de São Paulo. Tous les participants, environ 700 universitaires, furent emprisonnés, scellant ainsi la défaite du mouvement étudiant brésilien. Plusieurs de ses militants allaient dès lors se consacrer les années suivantes à l’activité militante clandestine contre la dictature, dans des organisations de gauche, parfois liées à la lutte armée.
La contestation radicale de l’ordre établi s’étendit socialement aussi dans le cinéma, dans le théâtre, dans la musique populaire, dans la littérature et dans les arts plastiques. Au cours des années 1960, diverses manifestations culturelles célébraient en vers et en prose la « révolution brésilienne », à partir de l’action des masses populaires, impatiemment attendue par l’intellectualité qui prétendait y participer, voire la diriger.
Globalement, deux grandes tendances divisaient en 1968 les artistes contestataires : les avant-gardistes et les nationalistes. Ces derniers, plus proches de Parti communiste (PCB), cherchaient à développer une lutte nationale-populaire, ouvrant la voie à une action socialiste dans le futur. Les avant-gardistes, conduits par le mouvement tropicalista de Caetano Veloso et Gilberto Gil, cri- tiquaient le national-populaire, en cherchant à se lier aux avant-gardes nord- américaines et européennes, en particulier à la contre-culture, pour les incorporer à la culture brésilienne. Malgré des divergences et des rivalités, les artistes engagés des deux sensibilités subirent les mêmes persécutions, connurent la censure, voire la prison et l’exil.
1968 et le mouvement ouvrier
Il y eut aussi une autre figure sociale présente dans ce cycle des rébellions mondiales en 1968 : l’ouvrier-masse, composante hégémonique du prolétariat au temps du taylorisme-fordisme dominant dans le capitalisme, sur la scène européenne et tant d’autres parties du monde, depuis les années 1920. Au Brésil les pratiques tayloristes et fordistes introduites ont impulsé le cycle d’industrialistation naissante depuis 1930, entraînant la prolétarisation et la massification des travailleurs brésiliens.
Dans les pays centraux, d’industrialisation avancée, après la perte d’identité culturelle de l’époque artisanale et manufacturière, l’ouvrier se réorganisait de façon particulière, soit par la fragmentation de la production industrielle et des services, soit par la perte des qualifications antérieures, soir par la création de formes de sociabilité extérieures à l’espace des usines. Selon Alain Bihr, cette nouvelle forme de sociabilité ouvrière a jeté les bases de l’émergence d’une nouvelle identité et d’une nouvelle forme de conscience de classe.
Si l’ouvrier-masse fut la base sociale de l’expansion du « compromis » social- démocrate, il fut aussi clairement un élément de rupture et de confrontation avec l’ordre dominant, par la contestation des fondements de la sociabilité du capital, en particulier du contrôle social de la production, à travers des actions qui n’ont épargné aucune des formations capitalistes développées. Néanmoins, le boycott et la résistance au travail despotique prenaient des formes spécifiques différenciées selon les diverses réalités du pays : des formes individualisées d’absentéisme, l’évasion du travail, le turnover, jusqu’à l’exercice de formes d’action collective visant la conquête du pouvoir sur le processus de travail, par des grèves partielles, des opérations de grève du zèle (caractérisées par les « soins » spéciaux sur les machines visant à réduire le temps et la cadence du travail), la contestation de la division hiérarchique du travail et de la tyrannie manufacturière des cadres de direction, la formation de Conseils, des propositions d’autogestion, le combat contre le syndicalisme traditionnel, jusqu’à la lutte pour le contrôle social de la production et l’émergence du pouvoir ouvrier (Bihr, 1991).
Ces luttes sociales ajoutaient un élément explosif à la crise structurelle du système capitaliste dans l’espace productif, contribuant à empêcher le maintien du cycle expansionniste du capital, initié au lendemain de la IIe Guerre mondiale. Outre l’épuisement économique du cycle d’accumulation, les luttes de classes de 1968 minaient le domaine du capital à la base en faisant apparaître les possibilités d’une hégémonie (ou contre-hégémonie) issue du monde du travail. D’une certaine façon, elles exprimaient le mécontentement face à l’alternative social-démocrate majoritaire dans les syndicats et les partis qui revendiquaient la représentation des forces sociales et suivaient une voie de négociation institutionnelle prioritairement contractuelle, dans le cadre d’un « compromis social-démocratique ».
Si cet aspect fut aussi présent dans les luttes ouvrières de 1968 en France et, l’année suivante, dans l’« Automne Chaud » italien, ou encore dans le Cordobazo (rébellion ouvrière de Córdoba) argentin de 1969, dans nombre de pays comme le Brésil, les grèves ouvrières qui explosèrent en 1968 avaient un sens clair et net de confrontation, tant avec la dictature militaire qui limitait la liberté et l’autonomie syndicales, qu’avec sa politique économique fondée sur la surexploitation du travail. En ce sens, elles constituaient les premières réponses des travailleurs au coup militaire de 1964, quand une forte répression s’était déchaînée, particulièrement sur le PCB, sur le syndicalisme sous son hégémonie, et sur la gauche en général. La répression du mouvement ouvrier et syndical était une condition nécessaire pour que le coup d’État militaire puisse réunir de nouvelles conditions propices à l’expansion capitaliste et une plus grande internationalisation du Brésil. Dans cette vague répressive contre le mouvement syndical, ouvrier et populaire, la dictature militaire brésilienne a décrété l’illégalité de tous les partis politiques, en créant deux nouveaux. Elle est intervenue dans divers syndicats, a interdit les grèves, a décrété l’illégalité de la Centrale général des travailleurs (CGT), de l’Union nationale des étudiants (UNE), du Parti communiste brésilien (PCB), et d’autres partis de gauche, ouvrant ainsi une période difficile pour le mouvement ouvrier au Brésil.
Après quelques années de résistance, ce n’est qu’aux début de 1968 que la lutte ouvrière est réapparue avec force et combativité. En avril, des secteurs syndicaux à la gauche du PCB ont mené une grève à Contagem, ville industrielle proche de Belo Horizonte avec un résultat positif. La dictature militaire, surprise par la résurgence d’un mouvement ouvrier réduit au silence et réprimé depuis 1964, finit par faire des concessions aux revendications des travailleurs. Ce fut alors, la première victoire d’une grève ouvrière depuis 1964. À Osasco et à Contagem, de nouveaux groupes, liés principalement au mouvement ouvrier catholique de gauche, des militants et sympathisants des organisations politiques plus radicalisées et critiques du PCB, commencèrent à s’organiser. Les secteurs plus modérés du syndicalisme s’organisaient aussi, par le biais du Mouvement intersyndical anti-compression salariale (Movimento Intersindical Anti-Arrocho – MIA). Mais c’est en juillet 1968, que les ouvriers ont déclenché une grève légendaire à Osasco, ville industrielle de l’agglomération de São Paulo. À cette époque, Osasco était considérée comme un pôle de référence des mouvements les plus radicaux, grâce à l’influence de l’opposition syndicale victorieuse aux élections à la direction du Syndicat des métallurgistes en 1967. Avec José Ibrahim élu à la tête du syndicat, la grève fut déclenchée. Le résultat fut cependant différent de celui de Contagem.
Préparée à la confrontation, décidée à ne plus faire aucune concession, la dictature militaire réprima durement le mouvement gréviste et les dirigeants syndicaux les plus combatifs durent s’exiler du pays ou commencèrent à agir dans la clandestinité. Ils adhérèrent par la suite aux diverses organisations qui ont participé de la lutte armée contre la dictature militaire.
En faisant un bilan autocritique postérieur du mouvement, José Ibrahim, le principal dirigeant de la grève dit : nous partions de l’analyse selon laquelle « le Gouvernement était en crise, et n’avait pas d’issue ; il s’agissait donc d’approfondir le conflit, de transformer la crise politique en crise militaire ; d’où notre conception insurrectionnelle de grève. Notre objectif était d’amener les masses, par une radicalisation croissante, vers un conflit avec les forces de répression. C’est cette conception qui nous a guidés quand, en juillet 1968, nous avons décidé de déclencher la grève » (Ibrahim, 1980).
Par anticipation, la direction syndicale de Osasco prévoyait une grève générale pour octobre 1968, au moment des négociations dans la métallurgie, avec la possibilité de l’étendre à d’autres régions du pays. Initiée le 16 juillet par l’occupation ouvrière du Cobrasma, la grève s’étendit aux usines Barreto Keller, Braseixos, Grenade, Lonaflex et Brown Boveri. Le lendemain, le Ministère du Travail déclara la grève illégale et décida d’intervenir dans le syndicat. Les forces militaires se mirent à contrôler toutes les sorties de la ville d’Osasco, à encercler la ville, et à envahir les usines paralysées. À partir de ce moment-là, toute possibilité de pour- suite et d’élargissement de la grève fut interdite. Au quatrième jour, les ouvriers sont retournés au travail et ont mis fin à la grève. C’était la défaite de la plus importante grève menée jusqu’à alors contre la dictature militaire.
Une autre grève fut déclenchée à Contagem au mois d’octobre, encouragée par la victoire de la grève précédente dans la même ville, pour de meilleures conditions de travail et contre la compression salariale. Mais la dictature était en voie de durcissement et l’intermède n’a duré que quelques jours. La répression contre les grévistes fut violente, les syndicats placés sous tutelle, et leurs directions destituées. Ce fut une grave défaite pour le mouvement ouvrier, qui mit des années à s’en remettre. La répression brutale des ouvriers et des étudiants par la dictature militaire mettait fin au 68 brésilien, mais la lutte pour la création de commissions d’usines, contre le despotisme d’usine, contre la sur- exploitation du travail, contre la structure syndicale intégrée à l’État, et la lutte contre la dictature avait laissé de solides racines qui ont porté leurs fruits, d’une manière ou d’une autre, dix ans plus tard.
L’épilogue de la crise
Le 13 décembre 1968, la dictature militaire a accentué son cours répressif. Elle a promulgué l’Acte Institutionnel numéro 5 (AI-5), connu comme « le coup dans le coup ». Le terrorisme d’État fut officialisé jusqu’au milieu des années 1970. Le Congrès National et le Parlement furent temporairement suspendus et le gouvernement a exercé le plein pouvoir, pour confisquer les droits politiques des citoyens, légiférer par décret, juger des crimes politiques devant des tribunaux militaires, annuler des mandats électifs, licencier ou mettre à la retraite des juges ou d’autres fonctionnaires publics. En même temps, se généralisaient l’arrestation des opposants, l’usage de la torture et de l’assassinat, au nom de la « sécurité nationale », considérée nécessaire au « développement » de l’économie. C’est là ce qu’on appellerait plus tard le « miracle brésilien »! Après la promulgation de l’AI-5, nombre d’étudiants, d’ouvriers, d’intellectuels, d’hommes politiques et d’autres personnalités d’opposition de différentes tendances furent emprisonnés, déchus de leurs droits civiques, torturés, tués ou forcés à l’exil. Une censure stricte fut imposée aux moyens de communication et aux manifestations artistiques. Le régime militaire mettait fin à la lutte poli- tique et culturelle de la période en écrasant toute forme d’opposition. Des « années de plomb » allaient succéder à l’ « année rebelle » de 1968.
C’est ainsi que le 68 brésilien a participé à la vague de révoltes mondiales, mais il doit être compris dans son contexte, spécifiquement national, de lutte contre la dictature. Il a été dit à juste titre que les événements historiques de 1968 ne doivent pas être mythifiés, mais leur importance ne saurait non plus être minimisée. L’extension et la profondeur des marques laissées dans l’Histoire par les contestations de cette année emblématique font encore l’objet de controverses, sans conclusions univoques. Les mouvements de 1968 promettaient de construire un nouveau monde, mais les chaînes du passé s’avéreraient beaucoup plus fortes que ce que supposaient les militants en 1968, au point de faire passer plu- sieurs militants dans le camp conservateur, jusqu’à occuper des positions importantes dans des gouvernements qui ont soutenu des mesures néolibérales dans différentes parties du monde, mais aussi au Brésil.
En conclusion, nous dirions que les deux principaux exemples caractéristiques de l’année de 1968 au Brésil ont beaucoup de similitudes. Tous deux étaient à la gauche des mouvements plus traditionnels et ils cherchaient (à juste titre) une alternative au Parti communiste et à sa politique modérée, prédominante dans le mouvement étudiant et dans le mouvement ouvrier avant le coup d’État. Cependant, les luttes étudiantes et ouvrières de 1968 n’ont pas réussi à faire naître une alternative de masses, s’épuisant dans leur avant-gardisme. Défait, le mouvement étudiant a alimenté les rangs de la lutte armée contre la dictature militaire. Après les défaites d’Osasco et de Contagem, le mouvement ouvrier connut lui aussi un fort reflux et certains de ses cadres ont aussi rejoint la lutte armée. Tous deux ont mis à nu la logique profondément dictatoriale et terroriste de l’État brésilien et c’est pourquoi ils ont été si violemment réprimés. Même si leurs raisonnements logiques avaient des causalités distinctes et particulières, les deux ont eu la prédominance des forces d’extrême gauche qui refusaient la politique de modération, du front large et de collaboration de classes défendue surtout par PCB.
Alors, ce n’est pas par hasard si, à Osasco et Contagem, nous avons pu témoigner d’une action ouvrière avec la participation significative d’étudiants et de militants d’organisations de gauche qui entraient dans les rangs de l’avant- garde ouvrière pour influencer les actions des travailleurs. C’est probablement là le trait marquant de l’année 1968 au Brésil, très différent du mouvement qui se produira dix ans plus tard, avec les grèves métallurgiques de l’ABC de São Paulo, dirigées par Luiz Inácio Lula da Silva, et les luttes du mouvement étudiant qui a réoccupé les rues de plusieurs villes dans la deuxième moitié des années 1970, pour s’opposer, une fois encore, à la dictature militaire. Mais c’est déjà une autre histoire.
Bibliographie
- Antunes, Ricardo, « Les luttes sociales dans la sphère du travail au Brésil. Quelques défis passés et présents », L’Amérique Latine en Lutte : hier & aujourd’hui, Actuel Marx, n. 42, PUF, 2007.
- Bihr, Alain, Du « grand soir » à l’alternative (le mouvement ouvrier européen en crise), Les Éditions Ouvrières, Paris, 1991.
- Gorender, Jacob, Combate nas trevas – a esquerda brasileira : das ilusões perdidas à luta armada. São Paulo, Ática, 1987.
- Ibrahim, José, Movimento operário : novas e velhas lutas (debate), Revista Escrita/Ensaio, São Paulo, Ed. Escrita, 1980.
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- Ridenti, Marcelo, Em busca do povo brasileiro – artistas da revolução. Rio de Janeiro, Record, 2000.
- Schwarz, Roberto, « Remarques sur la culture et la politique au Brésil, 1964-1969 », Les Temps Modernes, n° 288, Paris, 1970.