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Faut-il interpeller les directions syndicales ? Débat chez les cheminots en lutte
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Les mouvements et les grèves ne sont pas seulement des moments où l’on partage, dans une fraternité de lutte constamment retrouvée, le même enthousiasme, les mêmes peines et les mêmes joies, et ce indépendamment des catégories, des cases et des métiers dans lesquels nous range le patronat. Le film de Stéphane Brizé, En Guerre, sélectionné à Cannes cette année, en est la parfaite illustration. Mais les combats partagés sont aussi l’occasion de (re)débattre, entre courants politiques du mouvement ouvrier, de questions stratégiques, tactiques et politiques, sur la ou les façons les plus justes pour qu’un mouvement soit efficace. Aujourd’hui, à l’échelle des secteurs cheminots qui souhaitent faire reculer Macron mais également ne pas être dépossédés de leur mouvement par des décisions, prises entre quatre murs, par quatre secrétaires fédéraux, c’est notamment la question du rapport aux directions syndicales et la nécessité ou non de les interpeller pour les rappeler à leurs responsabilités.
La grève des cheminots à une croisée des chemins
Deux mois après le début du conflit et à quelques jours du vote de la réforme ferroviaire par le Sénat, le mouvement à la SNCF se trouve à un moment décisif. Force est de constater que la modalité de grève proposée par la CGT, celle de la grève « perlée », n’a pas permis d’imposer le moindre recul sérieux du gouvernement. En réalité, la « perlée » éparpille sur le calendrier la force des travailleurs, à savoir la grève, tout en maintenant une façade « radicale » (en allant même jusqu’à dire que la grève pourrait se prolonger l’été, tellement la direction cégétiste serait déterminée). Pourtant, quoi que l’on puisse penser de cette orientation, en derrière instance démobilisatrice par rapport aux potentialités du mouvement, la direction de la CGT a une influence non-négligeable et a réussi à imposer son calendrier à l’immense majorité des cheminots.
Dès lors, puisqu’elle proclame, à l’instar des autres fédérations du Rail, son opposition à la réforme ferroviaire, il est légitime que les cheminots les plus mobilisés et auto-organisés, notamment au sein de l’Inter-gares, interpellent la direction cégétiste comme celle des autres fédérations : « si vous êtes réellement opposés à cette réforme, alors donnez-vous les moyens d’en obtenir le retrait. Pour cela, à minima, vous devez discuter sous le contrôle des grévistes et vos décisions doivent être validées en AG par les cheminots en lutte ». C’est en quelque sorte dans cette logique qu’a été adoptée la motion d’interpellation de 0 target="_blank">l’Inter-gares réunie à Paris-Nord le 22 mai, en présence de délégations de régions. Elle réclame à l’Inter-fédérale « un nouveau plan de bataille pour donner un second souffle [au] mouvement » ainsi qu’un appel « ferme à la grève le 26 mai prochain pour la manifestation ‘marée populaire’ ». Poser la question de la perlée colelctivement, pour décider d’un véritable plan de bataille, tout en refusant la segmentation du calendrier des mouvements actuels (la CGT Cheminots n’appelant pas, par exemple, à la grève le 22 mai), voilà le seul chemin qui pourrait donner aux cheminots les outils pour faire plier Macron, ou en tout en cas en poser les bases.
Ni « mouche », ni « coche », ni « bouc »
Néanmoins, au sein des secteurs les plus mobilisés chez les cheminots, un débat s’est ouvert sur la nécessité ou non d’interpeller les directions syndicales. Un certain nombre de camarades freinent des quatre-fers dès lors qu’il faut interpeller les directions syndicales.
Sur le fond, ils avancent des arguments en apparence « radicaux » : dans le meilleur des cas, disent-ils, les révolutionnaires joueraient le rôle de « la mouche du coche » en interpellant les directions syndicales. Ils seraient donc des empêcheurs de tourner en rond dont la critique ne serait même pas comprise par la grande masse des travailleurs. Dans le pire des cas, interpeller les directions syndicales reviendrait à « demander du lait à un bouc », à savoir maquiller la vraie nature (bureaucratique) des directions syndicales, les faire passer pour ce qu’elles ne sont pas, susciter des illusions et des expectatives chez les travailleurs, alors que l’émancipation des travailleurs ne saurait être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, sur la base de leur auto-organisation.
Quand le "gauchisme" sert à couvrir les directions bureaucratiques
Dans les faits, la plupart des camarades qui avancent ces critiques militent ou sont issues d’un courant, Lutte Ouvrière, qui politiquement, depuis une vingtaine d’années, s’est installé au sein-même de l’appareil syndical national, à la CGT notamment, en profitant du vide laissé par le PCF. Dans la métallurgie, par exemple à PSA, où ils occupent une position dirigeante, jamais on ne les entend formuler la moindre critique publique vis-à-vis de la politique de Martinez.
Dans le cas de la grève cheminote, les militants de Lutte Ouvrière s’abstiennent de toute critique publique sur la politique des directions syndicales, tout en se couvrant en interne, en avançant de vieux arguments gauchistes.
Le premier est de dire que cela génère des fausses illusions chez les grévistes et que faire cette interpellation reviendrait à mentir aux cheminots en grève, car les directions syndicales ne répondront jamais favorablement aux exigences des grévistes.
Mais cela revient en réalité, à couvrir les appareils syndicaux bureaucratiques : quoi de plus commode pour une direction syndicale réformiste que de ne jamais être interpellée publiquement, ni appelée à être conséquente ?
Il en ressort au niveau du mouvement cheminot un positionnement paradoxal : « « le mouvement risque de durer encore… et, pourquoi pas, de voir d’autres travailleurs en colère le rejoindre. C’est en tout cas ce qui serait nécessaire, écrit LO le 2 mai, en poursuivant, le 16 que si le « vot’action » a pu apparaître « comme un moyen supplémentaire de montrer l’opposition des cheminots à ce plan (…) les cheminots en sont bien sûr convaincus, c’est la grève et elle seule qui pourra faire reculer le gouvernement ».
Passons sur le fait qu’on ne nous dit pas si la grève qu’il faudrait construire est plutôt une grève reconductible jusqu’au retrait du pacte ferroviaire, ou s’il faudrait que l’on se contente de suivre le calendrier de la grève perlée qui, pour l’heure, n’a pas permis de faire reculer le gouvernement d’un pouce. En outre, il n’est pas dit non plus comment faire pour construire cette grève qui devrait déborder les directions syndicales pour gagner, si rien n’est fait pour les interpeller, les rappeler à leurs responsabilités, soit pour qu’elles mobilisent effectivement et qu’elles se rangent clairement du côté du « retrait du Pacte ferroviaire », soit pour faire tomber les masques et faire progresser la conscience des travailleurs du Rail pour qu’ils prennent effectivement leurs affaires en main ?
Mais ce débat est également présent au sein de l’Inter-gare qui, à un stade embryonnaire, apparaît comme un cadre d’auto-organisation et de coordination des grévistes les plus avancés. Dans ce cadre qui a émergé au cours de la grève, un secteur minoritaire de camarades organisés autour de la Fraction l’Étincelle (rupture de Lutte Ouvrière, aujourd’hui membre du Nouveau Parti Anticapitaliste), tout en étant d’avantage critiques de la grève perlée et défendant dans les AGs la perspective d’une grève reconductible, s’opposent eux-aussi à toute mention publique ou interpellation des directions syndicales.
Ces camarades affirment qu’il ne faut rien attendre des directions et que les cheminots ne doivent faire confiance qu’à eux-mêmes. Pourtant ils n’expliquent jamais comment l’orientation proposée par l’Inter-gares pourrait devenir majoritaire sans qu’une partie de la base de la CGT et l’ensemble des cheminots qui s’inscrivent dans le calendrier ne fasse l’expérience de la stratégie de l’interfédérale et ne décide de la déborder.
Il s’agit donc non pas de « semer des illusions » mais précisément, par le contraste entre des demandes qui peuvent apparaître légitimes et le refus des directions de changer de cap, d’accélérer l’expérience de la base avec les directions. Une expérience qui s’avère nécessaire comme en témoignent les difficultés que les cheminots les plus déterminés ont eues à entrainer leurs collègues dans la grève reconductible.
Par ailleurs, au moment où de nombreux cheminots et cheminotes commencent à questionner la stratégie de la grève perlée, notamment à partir du constat que la direction arrive finalement, tant bien que mal, à s’organiser pour pallier aux effets de la grève, mais aussi où le vote de la réforme au sénat approche, et où certains syndicats comme l’UNSA commencent à parler d’une sortie du mouvement, cette expérience apparaît d’autant plus nécessaire.
C’est aux militants grévistes les plus déterminés et les plus conscients d’accompagner cette expérience et d’aider les collègues à tirer les conclusions sur les modalités et les effets de ce mouvement. Cela veut dire que, si les directions syndicales refusent de répondre aux exigences des grévistes, il s’agira de faire comprendre que, pour gagner il faudra aller plus loin que ces directions en les débordant. Mais pour que cela soit possible, il faut oser critiquer leur politique, il faut oser les interpeller. Ne pas le faire implique d’être complice malgré-soi de leur politique qui mène les cheminots à la défaite.