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Le marxisme en France
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http://www.zones-subversives.com/2018/09/le-marxisme-en-france.html
La pensée de Marx semble indissociable de son utilisation politique et pratique. En France, le marxisme nourrit de nombreux courants intellectuels.
La tradition du marxisme français peut éclairer les clivages politiques actuels. Les idées de Karl Marx se diffusent en France, avec des utilisations à la fois théoriques et militantes. Le marxisme devient une idéologie qui s’impose comme le marqueur de diverses organisations. Le Parti socialiste et le Parti communiste se réclament du marxisme.
Les exigences politiques priment souvent sur la précision théorique. La traduction et l’interprétation des textes de Marx deviennent un enjeu politique. Le marxisme alimente divers courants universitaires et intellectuels. Un livre collectif propose une histoire des idées du marxisme français sous le titre Marx, une passion française.
Marxisme et socialisme
Jean-Numa Ducange se penche sur le marxisme de Jules Guesdes et de Jean Jaurès. Les guesdistes transforment l’œuvre de Marx en un « catéchisme socialiste ». Ils reprennent certains concepts pour les simplifier. La lutte des classes, l’exploitation des travailleurs par les patrons et la solidarité internationale deviennent des outils tournés vers l’action. Les guesdistes proposent une analyse simpliste des mécanismes du capitalisme. Mais ils contribuent à populariser les idées marxistes dans les milieux ouvriers, notamment dans le nord de la France.
La social-démocratie s’appuie sur la démocratie parlementaire et abandonne la perspective de l’insurrection pour le « réformisme ». Le SPD allemand se soumet à la logique institutionnelle. En France, la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) est créé en 1905. Les textes de congrès proclament la lutte des classes. Mais ce nouveau parti reste proche de la gauche républicaine. Jean Jaurès propose même une synthèse entre socialisme républicanisme. En 1914, les parlementaires socialistes défendent la guerre et « l’Union sacrée » pour soutenir la supposée démocratie française contre l’autoritarisme allemand.
Thierry Hohl montre l’importance du marxisme dans la SFIO des années 1920 et 1930. Face au rival du Parti communiste, le marxisme des socialistes apparaît comme un indispensable marqueur identitaire. Mais le marxisme est également considéré comme un outil de politisation, à travers des brochures et des conférences. La grande tendance de la gauche de la SFIO, réunie autour de La bataille socialiste, insiste sur l’importance d’une formation marxiste contre toutes les confusions.
Mathieu Fulla revient sur le marxisme des partis socialistes après 1945. La SFIO de Guy Mollet incarne le décalage entre l’idéologie marxiste et une pratique parlementaire réformiste. Après le mouvement de Mai 68, Marx devient une référence incontournable. Le Parti socialiste unifié (PSU) propose un socialisme autogestionnaire. L’intellectuel Pierre Naville incarne la réflexion marxiste au sein du PSU.
Le Parti socialiste de François Mitterrand insiste sur « la rupture avec le capitalisme ». Le programme commun vise à se rapprocher du Parti communiste. Le CERES devient un courant attaché au marxisme. En 1977, Michel Rocard présente l’autogestion comme la traduction la plus authentique de la pensée de Marx. Les rivalités entre les différents courants du PS s’appuient sur la légitimité du marxisme.
Avec l’arrivée au pouvoir, le PS abandonne toute référence au marxisme. Les experts et économistes inspirés du marxisme ne sont pas présents dans les cabinets ministériels. Une politique d’austérité est mise en place dès la fin de l’année 1981. Néanmoins, le marxisme reste une référence interne au PS, qui ressurgit au moment des congrès. A partir des années 1990, les socialistes abandonnent toute référence au marxisme.
Marxisme hétérodoxe
Patrick Massa se penche sur le marxisme de l’extrême gauche. Le maoïsme ou le trotskisme sont essentiellement implantés dans le milieu étudiant. Ils insistent donc sur la théorie et s’appuient sur leur interprétation de Marx pour s’opposer au Parti communiste. Le trotskistes citent Marx pour dénoncer l’URSS. Cornélius Castoriadis observe même un capitalisme bureaucratique.
L’extrême gauche tente de redéfinir le prolétariat et les alliances de classe. Le PCF n’hésite pas à se tourner vers les petits patrons pour combattre le « capitalisme monopoliste d’Etat ». L’extrême gauche critique le rôle des cadres, dont les salaires sont plus élevés. Les maoïstes valorisent les ouvriers immigrés, mais peuvent également soutenir des petits patrons. Bernard Lambert tente de créer des liens entre paysans et travailleurs.
La Ligue communiste révolutionnaire s’oppose au structuralisme de Louis Althusser.Daniel Bensaïd, dans Contre Althusser, valorise le volontarisme et l’action politique contre le déterminisme figé des structuralistes. Michaël Löwy, dans Dialectique et révolution, attaque le scientisme du marxisme académique. La théorie doit se tourner vers l’action plutôt que se draper dans la neutralité scientifique.
Aude Le Moullec-Rieu évoque les Œuvres de Marx dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Cette traduction, qui forme un ensemble cohérent, est également diffusée par Gallimard en livre de poche. La traduction de Maximilien Rubel vise à sortir Marx de la gangue idéologique du stalinisme. Elle insiste sur l’éthique héritée des socialistes utopistes pour concevoir sa théorie de la société. Elle rejette le marxisme d’Etat défendu par les partis et les régimes totalitaires. Maximilien Rubel se rapproche du communisme de conseils qui s’opposent aux partis et aux organisations hiérarchisées.
Maximilien Rubel décide de choisir les textes qui figurent dans les œuvres complètes.Il rejette les écrits posthumes et les textes co-écrits avec Engels. Le traducteur considère que ces textes expriment une dimension marxiste qui défend l’Etat et le Parti. Inversement, Maximilien Rubel introduit des manuscrits écartés par Engels. Cette édition se distingue par un important appareil critique. Des notes permettent à Maximilien Rubel d’affirmer sa lecture libertaire d’un Marx qui aspire à la destruction de l’Etat.
Cette édition reste critiquée. Elle est considérée comme plus militante que scientifique. Les critiques proviennent des staliniens comme Gilbert Badia ou des libéraux comme Raymond Aron. Tous ces courants associent Marx au régime de l’URSS et ne cessent de défendre l’Etat. Contrairement à ce que prétend Aude Le Moullec-Rieu, la critique, qui prend une posture scientifique, masque mal des enjeux politiques. La lecture libertaire de Maximilien Rubel ne plaît pas aux staliniens et aux conservateurs.
Marxisme et sciences sociales
Thierry Pouch décrit le marxisme des économistes. A partir des années 1960, les Universités de Droit et de Sciences économiques abritent des universitaires marxistes. Paul Boccara, proche du PCF, propose de nationaliser les secteurs économiques en situation de monopole. Charles Bettelheim étudie le développement dans les pays du Tiers-Monde. Mais c’est surtout Henri Denis qui contribue à légitimer le marxisme dans les sciences économiques. Il a défendu le corporatisme sous Pétain et défend ensuite la suprématie du marxisme sur les autres courants économiques.
L’école de la régulation comprend des polytechniciens, avec Michel Aglietta, Robert Boyer ou Alain Lipietz. Ce courant compare les différents régimes d’accumulation et de régulation du capital. Mais ces économistes marxistes se veulent aussi des experts et conseillers du prince. A partir des années 1980, c’est le néolibéralisme qui s’impose. Les procédures de recrutement à l’Université reposent sur le copinage et le conformisme. Ensuite, les économistes adoptent la posture d’experts au service du pouvoir. Aujourd’hui, même parmi les économistes hétérodoxes, les analyses marxistes restent minoritaires.
Gérard Mauger se penche sur le marxisme des sociologues. A partir des années 1930, l’influence de Durkheim décline. Le Centre d’étude sociologique (CES), dirigé par Georges Gurvitch puis Georges Friedmann, s’appuie sur le marxisme et la sociologie américaine pour étudier la classe ouvrière et le monde du travail. Dans les années 1960 et 1970 se développe une sociologie marxiste inspirée de Louis Althusser ou d’Henri Lefebvre. Manuel Castells et Jean Lojkine développent une sociologie urbaine. Mais la référence à Marx s’efface à partir des années 1980.
Appropriations du marxisme
Stéphanie Roza se penche sur les liens du marxisme avec la Révolution française. Marx s’inscrit dans la pensée émancipatrice des Lumières. Mais il critique les Droits de l’homme, déconnectés des conditions matérielles. Deux traditions s’observent dans le marxisme. Un courant républicain et jacobin, incarné par Jean Jaurès, tente de concilier le marxisme et l’Etat démocratique. Une tendance minoritaire dénonce le jacobinisme au nom de la lutte des classes. Les chefs de la Révolution française sont alors considérés comme des bourgeois autoritaires qui ont brisé la révolte populaire.
Frédéric Thomas explore les liens entre les avant-gardes artistiques et Marx. Les surréalistes expriment un engagement politique, notamment à partir de la guerre coloniale dans le Rif marocain. Les surréalistes citent Marx. André Breton, René Crevel ou Benjamin Péret relient Marx à un engagement révolutionnaire. Mais la révolte politique doit s’accompagner d’une dimension poétique et romantique. « "Transformer le monde", a dit Marx, "changer la vie", a dit Rimbaud ; pour nous ces deux mots d’ordre n’en font qu’un », affirme André Breton.
L’Internationale situationniste s’inscrit également dans la filiation de Marx et des avant-gardes artistiques. Guy Debord puise sa critique de l’aliénation marchande chez le jeune Marx. Karl Korsch et Maximilien Rubel permettent une lecture libertaire de Marx. Louis Janover participe également à relier la démarche surréaliste avec l’approche marxienne de Maximilien Rubel dans sa revue Front noir. Marx doit permettre de penser un bouleversement du monde et de la vie.
Sylvie Chaperon et Florence Rochefort décrivent les liens entre marxisme et féminisme. Le mouvement ouvrier français, à ses débuts, refuse de s’adresser aux femmes. Les inégalités entre hommes et femmes ne sont pas prises en compte. Le premier Parti communiste français prend en compte la dimension féministe. Mais la bolchevisation réduit les femmes à leurs rôles de mères et les communistes défendent la famille. Des organisations spécifiques doivent permettre de recruter des femmes.
Après 1968, le Mouvement de libération des femmes (MLF) permet de construire une organisation féministe autonome. Ce mouvement favorise un bouillonnement d’idées et d’actions. Le féminisme matérialiste et le féminisme lutte des classes sont les deux courants qui se rapprochent du marxisme. Christine Delphy montre que l’oppression des femmes n’est ni secondaire, ni directement causée par le capitalisme. Avec la revue Questions féministes, elle propose des analyses critiques du système patriarcal.
Les féministes luttes de classes tentent de rencontrer des ouvrières en grève et participent à toutes les formes de luttes. Elle portent notamment le Mouvement de libération de l’avortement et de la contraception (MLAC). A partir des années 2000, le féminisme se renouvelle avec les théories queer, postcoloniales etl’intersectionnalité. Mais ces approches privilégient le discours plutôt que la matérialité des oppressions et des corps.
Marxisme d'Etat
Ce livre collectif permet d’explorer la diversité des marxismes français. Les universitaires évoquent les usages politiques et théoriques de Marx. Les deux aspects sont étroitement liés. Cette histoire des idées permet de se replonger dans les théories marxistes et de les présenter de manière accessible.
Néanmoins, il faut reconnaître que cette histoire intellectuelle du marxisme se révèle assez peu marxiste. L’histoire des intellectuels évoque peu les conditions matérielles et les positions sociales de ceux qui produisent de la théorie. Cet aspect peut se révéler éclairant, notamment pour comprendre l’essor et le déclin du marxisme. Des universitaires sont devenus marxistes à cause des réseaux proches du Parti communiste qui jouent comme des accélérateurs de carrière. Inversement, les intellectuels se rangent derrière le libéralisme lorsque cette idéologie leur permet de mieux défendre leurs intérêts de classe.
Ensuite, ce livre collectif propose une juxtaposition de contributions sans lecture d’ensemble. On peut pourtant observer un clivage au sein du marxisme. C’est clairement le rapport à l’Etat qui distingue les diverses formes de marxisme. Les partis socialistes et communistes défendent évidemment un marxisme d’Etat. Les partis reprennent d’ailleurs la forme hiérarchisée des institutions étatiques. Les intellectuels et universitaires marxistes placent également leur horizon théorique dans une meilleure gestion de l’Etat. Les partis et les intellectuels défendent une vision scientiste du marxisme. L’horizon utopique et communiste de Marx est abandonné. La subjectivité des luttes est également liquidé au profit d’une conception mécanique et déterministe de l’Histoire.
Inversement, Maximilien Rubel propose une lecture libertaire de Marx. Il insiste sur la critique de l’Etat. Il est possible de reprocher au traducteur de tordre le bâton dans l’autre sens. Maximilien Rubel estime que tous les écrits de Marx vont dans le sens d’une critique de l’Etat. Néanmoins, Marx a rédigé de nombreux textes. Il a même écrit tout et son contraire, sous diverses formes, des livres théoriques aux textes d’intervention politique. Il est difficile de faire de Marx un penseur uniquement anarchiste et critique de l’Etat. Néanmoins, Maximilien Rubel permet de faire revivre la dimension libertaire ensevelie sous la propagande stalinienne.
Jean-Numa Ducange, coordinateur de l’ouvrage, ne se mouille pas. Mais il semble attaché à une lecture autoritaire et réformiste de Marx. Il ne cesse de dénoncer la traduction de Maximilien Rubel. Il préfère la tradition guesdiste et jacobine plutôt que la lecture libertaire de Marx. Maximilien Rubel dérange évidemment jusqu’aux universitaires actuels. Il propose pourtant la lecture de Marx la plus pertinente. Il peut alimenter une théorie critique qui s’appuie sur la critique de l’Etat pour s’inscrire dans un horizon utopique. Les luttes sociales autonomes doivent alors permettre d’inventer une société communiste et libertaire.
Source : Jean-Numa Ducange et Anthony Burlaud (dir.), Marx, une passion française, La Découverte, 2018
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