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Pour l’autonomie. La pensée politique de Castoriadis

Lien publiée le 6 octobre 2018

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Philippe Caumières / Arnaud Tomès, Pour l’autonomie. La pensée politique de Castoriadis, Paris, L’échappée, collection « Versus », 2017, 240 pages, 18 €.

Un compte-rendu de Frédéric Thomas

Félicitons-nous que ces dernières années, un important de travail de réédition – principalement par les éditions Sandre, mais aussi par L’échappée – soit en cours et permette de (re)découvrir la richesse et la pertinence de la pensée de Cornélius Castoriadis, l’un des principaux animateurs du groupe Socialisme ou Barbarie [1], et la rupture qu’elle entend provoquer avec la « pensée héritée ».

L’objet de Pour l’autonomie. La pensée politique de Castoriadis est principalement de faire connaître et de mettre en avant la cohérence, l’actualité et la radicalité de la pensée de Castoriadis, ainsi que d’interroger son parcours et, plus précisément, sa prétention d’une continuité, plutôt que d’une césure, dans son évolution et sa réflexion philosophique ; philosophie au centre de laquelle se trouve, sous divers noms – socialisme, autogestion, démocratie [2] –, la question de l’autonomie (p. 6-7). La première partie s’intéresse au dépassement du marxisme opéré par Castoriadis au cours des années 1950-1960 ; la deuxième analyse au plus près les concepts de sa pensée – imaginaire, chaos, pouvoir instituant, etc. – en explorant leurs contours et leurs enjeux ; la troisième et dernière partie entend « prendre une certaine distance critique par rapport à la théorie de Castoriadis » (p. 11).

Philippe Caumières et Arnaud Tomès commencent par rappeler l’analyse originale de Socialisme ou Barbarie, notamment par rapport à l’apparition en Russie soviétique d’une « classe exploiteuse d’un genre nouveau » ; la bureaucratie, qui renvoie à la division entre la classe dirigeante et la classe exécutante. Et les auteurs de souligner avec raison que cette « affirmation capitale [qui] contient en puissance toute la dynamique d’une pensée s’efforçant sans cesse de rendre compte de la réalité sociale effective » (p. 23).

La première partie met en évidence l’enjeu central de la critique puis du rejet de marxisme par Castoriadis ; soit l’ambition de Marx « de dépasser la simple théorie pour se poser comme praxis » (p. 36). Et Castoriadis d’opposer alors « le théoricien de la lutte des classes et le penseur du Capital », mettant en cause « la volonté de scientificité de Marx », qui le conduit à passer à côté, voire à nier, « la vie effective des travailleurs », et, finalement, à n’y voir que des objets, mus par les contradictions du capitalisme (p. 37-43). Les auteurs signalent (p. 56 et p. 156, en reprenant l’analyse de Daniel Blanchard) que la critique du marxisme se développe, à partir de la fin des années 1950, parallèlement à l’élaboration par Castoriadis des concepts de la privatisation des individus, de la dépolitisation et de l’apathie des masses, et du conformisme généralisé ; phénomènes qui s’imposeraient, dès 1950, et traduiraient « une éclipse totale » du projet d’autonomie. Mais ils le font sans véritablement interroger la coïncidence, l’articulation entre cette inflexion ou réorientation de la pensée de Castoriadis et cette critique de Marx.

Toujours est-il que, dès lors, la focale se déplace ; des révolutions ouvrières vers la démocratie grecque antique, qui représente aux yeux de Castoriadis une rupture fondamentale, sur laquelle il revient très régulièrement. Ainsi, alors que, dans les années 1950 et même au début des années 1960, y compris donc quand il commença à critiquer et à rejeter le marxisme, il considérait toujours 1917 comme une révolution prolétarienne, en 1989, il affirmait que la révolution avait eu lieu en février 1917 et non en octobre, où il s’est agi d’un « coup d’État d’un parti déjà totalitaire en germe dans sa structure et son esprit » (Castoriadis cité par les auteurs, p. 26). Caumières et Tomès y voient cependant « une rectification et non [d’] réorientation de ses vues » ; affirmation sujette à débat.

Castoriadis en appelle à la formation d’une « praxis renouvelée ». La volonté de Marx de constituer une praxis était tout à la fois son originalité et sa force, la marque aussi de son échec, en fonction de son retournement dans l’idéologie scientiste – et ses corollaires ; la primauté du savoir sur l’action, la négation de toute créativité au nom de l’objectivité et du sensde l’histoire –, et la raison même pour laquelle Castoriadis entend dépasser l’auteur du Capital.

Il n’aura eu de cesse d’affirmer le caractère premier – premier et indépassable – de la politique pour Castoriadis ; dont l’objectif n’est pas, pour lui, le bonheur, mais la liberté. Et le problème central de la politique est celui de « la participation de tous au pouvoir explicite » et donc, par extension, celui des institutions « qui pourraient réellement impliquer les citoyens dans les affaires publiques » (p. 131), de faciliter cette participation. D’où la définition que Castoriadis donne de l’autonomie. « Une société autonome est une société consciente de son auto-institution » et qui, en conséquence, est à même d’interroger le sens de celle-ci, de le ré-élaborer, sans jamais attribuer l’origine de cette institution à une instance extra-sociale (naturelle ou divine) ou hors d’atteinte du pouvoir et de l’agir des êtres humains (p. 58-59) ; Ce qui suppose aussi, en retour, de reconnaître explicitement la finitude humaine et le chaos du monde (p. 67).

La troisième partie, qui se veut plus critique, revient sur de « sérieuses difficultés » – son rejet de la représentation politique, le rôle et la place du conflit social, l’absence de référence à des classes ou à des groupes sociaux, sa défiance de l’éthique, sa réduction de la politique à de très brèves périodes (démocratie grecque, révolution française…), etc. – dans la pensée de Castoriadis, en la confrontant notamment à des critiques externes (Hans Jonas, Daniel Bensaïd, Antoine Artous…) [3]. Pour intéressante que soit cette partie, le lecteur reste quelque peu sur sa faim, et certains aspects auraient gagné à être plus longuement développés. Ainsi, en va-t-il du caractère moderne, voire parfois moderniste, de la pensée de Castoriadis qui, de fait, évacue du projet d’autonomie et de la politique, la perspective de luttes importantes – pensons seulement à la lutte des indigènes néo-zapatistes, au Chiapas, au Mexique, depuis le 1er janvier 1994 – où la volonté d’autonomie est aussi liée, non au rejet des traditions, mais à une réinvention de celles-ci.

De plus, revenant sur les critiques affirmant que la définition de la politique faite par Castoriadis serait peu opératoire, les auteurs écrivent avec raison que, selon l’auteur de L’institution imaginaire de la société, « pour qu’il y ait politique, il faut poser la question de l’institution, de l’institution de la société dans son intégralité ». Et, plus loin encore : « les revendications pour l’émancipation ne doivent donc pas être considérées comme relevant de la défense d’intérêts particuliers : elles concernent chacun et la société dans son ensemble » (p. 175). Mais sans interroger cette séparation rigide entre questionnement spécifique ou intégral de la société, entre les intérêts particuliers et les intérêts de tous. Or, la définition de ce qui est en jeu dans une lutte – l’institution de la société ou une refonde de certains de ses aspects – participe elle-même de cette lutte. Le faible écho des mouvements sociaux depuis les années 1970 dans les écrits de Castoriadis, la distance qu’il a pris envers ceux-ci, ne font-ils pas en partie, comme les auteurs eux-mêmes l’évoquent à la fin de l’ouvrage, signes vers le caractère peu opératoire du projet d’autonomie telle qu’il l’appréhende, vers « un oubli dans la pensée de Castoriadis » ?

Quoi qu’il en soit, demeure la nécessité que l’œuvre de Cornélius Castoriadis « trouve, enfin, l’écho qu’elle mérite » (p. 200) ; ce à quoi cet essai à la fois pointu et efficace entend contribuer.

[1]    On pourra lire sur notre blog, outre un entretien inédit avec divers anciens membres de Socialisme ou barbarie, un compte-rendu de plusieurs ouvrages de Castoriadis réédités par Sandre, sous la direction d’Enrique Escobar.

[2]    Tout en rappelant que Castoriadis qualifie les régimes occidentaux sous lesquels nous vivons, non de démocratie, mais d’oligarchie libérale.

[3]    Il est dommage par ailleurs que sa pensée n’ait pas été confrontée avec les écrits de Frédéric Lordon et de Jacques Rancière.