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Pour écrire leur livre islamophobe Inch’allah, les journalistes ont tronqué le témoignage d’une institutrice

islamophobie

Lien publiée le 29 octobre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://paris-luttes.info/pour-ecrire-leur-livre-islamophobe-10948

Le livre fait grand bruit, et permet à ses deux auteurs,Gérard Davet et Fabrice Lhomme, par ailleurs journalistes au Monde, de squatter tout les plateaux télé en disant tout le mal qu’ils pensent des quartiers populaires. Mais pour se faire, les deux guignols ont utilisé des méthodes pour le moins contestables, à commencer par le fait de dissimuler leurs intentions auprès de Véronique Decker, institutrice à Bobigny et militante pour une autre école.

En s’attribuant les services de 5 étudiants en journalisme, par ailleurs non crédités sur le livre et surtout non payés selon Médiapart (héééé oui c’est pratique), Lhomme et Davet ont gardé tous les bénéfices. N’ayant participé à aucun entretien, ce sont quand même eux qui vont prendre les bénéfices d’un livre qui va rapporter un pactole dans une France raciste et obsédée par l’islam. Pas la peine de revenir en profondeur sur les failles et les défauts d’un livre à charge mais nous pouvons tout de même nous gausser de la méthodologie des prétendus journalistes :

Gérard Davet et Fabrice Lhomme n'ont pas voulu se faire des "nœuds dans la tête" comme les sociologues, en travaillant sur leur livre #InchAllah.
Notre émission de la semaine : https://t.co/TFPwEi76CUpic.twitter.com/YJJppdTEgL

— Arrêt sur Images (@arretsurimages) October 20, 2018

C’est dans ce cadre que Veronique Decker, directrice d’école à Bobigny et militante pour une école alternative a été interrogée. Bien sûr, les desseins de l’œuvre (qui vise avant tout à inventer une invasion islamiste partant de la Seine-Saint-Denis) lui ont été cachés. 
Nous reproduisons ici un témoignage diffusé sur son facebook.

Je m’appelle Véronique Decker, j’habite et j’enseigne en Seine-Saint-Denis depuis 1983. Je suis directrice de l’école Marie-Curie à Bobigny depuis septembre 2000. J’ai vu défiler des générations d’élèves au point qu’aujourd’hui je scolarise des enfants dont j’ai eu en classe les parents, les tantes et les oncles. Je serai en retraite à la fin de l’année, et j’ai écrit deux livres pour témoigner de mon vécu ici.

J’ai l’habitude de répondre avec bienveillance aux questions des journalistes et je me rends toujours disponible pour échanger avec les plus jeunes, notamment les étudiant·es. C’est pour cela que j’ai accepté de recevoir les jeunes journalistes en formation envoyé·es par Gérard Davet et Fabrice Lhomme, et de leur parler. Sans mesurer qu’on se servirait de mes propos de manière brute, tronquée et décontextualisée, et que je n’aurais pas la possibilité de relire avant publication.

Un ami journaliste m’a envoyé un SMS la semaine passée. C’est ainsi que j’ai appris la parution du livre Inch’Allah dans lequel je suis longuement citée puisqu’un chapitre m’y est consacré. J’avais certes reçu, il y a un mois, un message émanant d’une des jeunes journalistes – elle me demandait mon adresse –, mais personne, ni au sein des éditions Fayard ni parmi le très médiatique duo porteur du projet, n’a daigné m’envoyer un exemplaire du livre. J’ai entendu et vu des interviews à la radio et à la télévision, et des journalistes m’ont appelée, mais je n’ai pu leur répondre, n’ayant pas lu ce qui m’était attribué. J’ai dû réclamer les pages me concernant, elles m’ont été envoyées partiellement mardi 16 octobre, veille de la mise en vente de l’ouvrage (on a notamment oublié de m’envoyer les pages 201 et 202, qui sont totalement décontextualisées et fantaisistes). Je n’ai eu ce livre que samedi 20 octobre, l’ayant finalement acheté (ils ont promis de me rembourser…).

Dès la réception des pages scannées me concernant, et après avoir découvert avec effroi le titre et le sous-titre de l’ouvrage, je m’en suis démarquée sur les réseaux sociaux. L’expression « Inch’Allah » qui, à l’oral, ponctue familièrement une fin de phrase, est ici détournée de son sens habituel pour devenir le « signal faible » d’un « écrasement islamique » de mon département. « L’islamisation à visage découvert », le sous-titre, est encore plus insidieux, faisant référence au port du niqab et de la burqa.

Cela m’a donné à penser d’emblée, avant même d’avoir lu l’ouvrage, à un projet islamophobe auquel je n’aurais jamais accepté de participer si j’en avais été informée. Je savais que les jeunes journalistes travaillaient sur la Seine-Saint-Denis et aborderaient les questions religieuses, mais entre enquêter sur des faits (ici une part importante de la population est de confession musulmane) et provoquer un buzz malveillant à des fins politiques et commerciales, il y a un Rubicon que j’aurais absolument refusé de franchir.

Je travaille ici, j’habite ici depuis si longtemps que personne ne peut imaginer que je méprise ou suis hostile à mes voisin·es, aux parents de mes élèves, à mes élèves, à mes collègues, à mes ami·es. Lorsque j’ai reçu ces jeunes journalistes, j’ai voulu témoigner de la place particulière de l’école publique dans l’émancipation de toutes les jeunesses, et de la nécessité parfois de faire front, avec détermination, mais sans racisme aucun aux revendications particularistes, lorsqu’elles sont contradictoires avec l’ouverture intellectuelle et culturelle nécessaire pour bien comprendre le monde.

J’ai voulu témoigner de la nécessité constante de se battre pour que ces enfances de banlieues ne soient pas bafouées par le manque de moyens des services publics, par les difficultés sociales des parents, par les discriminations qui pèsent dès que nous franchissons le périphérique. Pour cela, j’ai écrit deux livres (Trop classe ! Enseigner dans le 9.3 et L’École du peuple, aux éditions Libertalia) dans lesquels l’islam est évoqué en quelques lignes, car les problèmes sont ailleurs et les solutions aussi.

Ce qui me pose souci, ce ne sont pas seulement les conditions de la fabrication du livre, avec des « témoins » qui ne sont pas autorisés à relire les passages les citant alors que des extraits étaient commentés à la télévision, à la radio, dans un hebdomadaire réac-publicain ou sur les réseaux sociaux. Ce qui me pose souci, c’est le projet politique douteux du livre, c’est l’accumulation d’anecdotes non datées, mettant bout à bout dans un inventaire à la Prévert un rebouteux islamique, une femme de ménage mécontente d’avoir à passer l’aspirateur dans une salle pleine de tapis, une école salafiste, des hommes qui refusent de serrer la main des femmes, 143 absents dans une école le jour de l’Aïd, des jeunes croulant sous une montagne de préjugés… sans aucune réflexion. Mais avec des incises tendancieuses, comme le fait de me présenter comme « une enseignante soldat », ou pire : d’imaginer que mon projet serait de « contenir l’islam ».

Ce qui est particulier au 93 c’est que dans certaines villes, les « musulmans » ou « perçus comme tels » sont nombreux, ce qui fait qu’on y trouve des commerces halal, des mosquées, et des gens dont les vêtements montrent qu’ils sont pratiquants : c’est un fait, mais là on nous le présente comme un danger. Le sous-titre « à visage découvert » fait allusion au niqab qui a aujourd’hui pratiquement disparu : ce sous-texte incite à imaginer tous les musulmans comme des militants ultrarigoristes cherchant à affronter les habitus des Français. Affirmer qu’un quart des musulmans vivant en France seraient adeptes d’un islam rigoriste, sans citer le moindre travail de recherche sérieux, est-ce vraiment un travail de journaliste ou un propos de café du commerce ?

Je ne nie pas qu’il y a des prosélytes, je travaille et j’habite ici depuis des décennies, je le sais. Mais ils ne sont ni majoritaires ni capables de faire basculer toute la population en direction d’un islam rigoriste. Au contraire, au fur et à mesure des générations, je vois de plus en plus de gens qui sont attentifs à des parcours scolaires réussis, qui craignent que leurs enfants soient influencés par ces thèses réactionnaires et qui quittent certains territoires du 93 pour aller habiter dans des villes du même département plus mixtes socialement.

Au terme de la lecture de cette « enquête », on éprouve une certaine nausée et on se sent toutes et tous humilié-es. Aucune réponse, aucune réflexion nouvelle, aucune analyse pertinente, simplement de la stigmatisation, du sensationnalisme digne du caniveau et une certaine condescendance émanant de stars du journalisme d’investigation si loin de nos réalités quotidiennes. L’inventaire ne permet même pas de réfléchir à la vie de notre département ni aux exigences qu’il faudrait poser pour qu’il ne concentre pas les difficultés sociales et culturelles. En somme un livre méprisant et méprisable.

Véronique Decker.