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Le Dieu rond (Gilles est jaune?)

Gilets-jaunes

Lien publiée le 19 novembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lundi.am/Le-Dieu-rond-Gille-est-jaune-Olivier-Long

Olivier Long est peintre et maître de conférence à la Sorbonne [1], il s’est rendu à la mobilisation des gilets jaunes sur le périphérique parisien puis à la tentative avortée de prendre d’assaut l’Élysée. Il nous raconte cette journée surprenante.
(Merci à Serge D’ignazio de nous avoir laissé utiliser ses photos.)

Au commencement règne le Dieu. Le Dieu a la forme d’une sphère, elle exclut la Haine. La Haine est au dehors, ce qui permet au Dieu de savourer sa vie tranquille. Mais voilà que sans crier gare (et surtout sans prévenir personne), la Haine s’attaque au Dieu. Le Dieu est obligé de faire une sortie, il se concentre, se prépare, puis se sépare ; et voilà que le Dieu est double. C’est parce qu’il se dédouble que le monde advient racontait le penseur grec Anaximandre. C’est la raison pour laquelle le monde est tragique et ambivalent : ce qui le structure, c’est ce mélange d’amour et de haine qui fait que tout est dialectique et que rien ne se conclut jamais, parce que c’est de la lutte et du combat que naît toute chose. La naissance du monde est séparation.

Mais voilà qu’aujourd’hui, vingt cinq siècles plus tard, le cercle se referme. Le Dieu sphérique veut tout rejouer. Il veut revivre sa complétude pour que tout redevienne tranquille. Et pour cela, il lui faut que toute lutte disparaisse. Nul affrontement n’a plus lieu dans les neurocraties autoritaires, il n’y a plus de places pour les luttes, ne reste que l’échange commerçant et la concurrence pacifiée des égaux. C’est l’histoire d’un vieux rêve : celui de faire disparaître dans un chapeau tout ce qui fait l’ordinaire d’une opposition : le débat, les cégétistes, les assos, les corps intermédiaires, les militants, les lanceurs d’alerte, les luttes sociales et l’humanité qui va avec. Pour réaliser ce crime parfait, il est impératif de faire disparaître les corps, mettre tous les gueulards en taule et coincer n’importe quelle forme d’opposition dans des procédures judiciaires interminables. Tout ce qui résiste rentre dans le chapeau, pendant que sur scène, sous les feux de la rampe, l’homme aux dents blanches se charge de faire disparaître n’importe quel lapin en un tour de passe-passe. Tout humain qui rentre dans le chapeau, en ressort entrepreneur de start-up radieux : le miracle s’accomplit, le Dieu sphérique exprime ainsi sa toute-puissance tranquille, le public ne peut qu’applaudir.

Aujourd’hui tout se fissure à nouveau, rien ne tourne plus rond, le Dieu sphérique est obligé de sortir de chez lui. Il y a eu une première alerte. Issue des communes étudiantes du printemps et de la lutte des cheminots, une émeute éclate au pont d’Austerlitz. Elle déclenche le soir du 1er mai 2018 le scandale Benalla. À vouloir transformer sa garde prétorienne en police politique, le roi perd toute crédibilité. La ficelle est trop grosse et la magie n’opère plus. Le roi n’en garde pas moins son petit sourire narquois de Dieu sphérique, si prompte à énerver la foule. 

Et voilà que quelques mois plus tard, après avoir chassé les classes populaires des facs avec le dispositif Parcoursup, (ces étudiants pauvres si promptes à d’enflammer depuis Villon, Abélard et les goliards du Moyen âge), le Dieu-magicien tente un nouveau tour de passe-passe pour sphériser son monde à nouveau. Le Dieu-magicien va maintenant faire surgir l’argent de son chapeau en imposant une taxe écologique aux travailleurs pauvres. Sans être forcément complotiste, chacun cherche maintenant à comprendre où est le trucage. Ne s’agirait-il pas, par hasard, de faire rembourser aux travailleurs-pauvres les cadeaux fiscaux faits aux plus riches ? (Fin de l’impôt sur la fortune, détaxation de l’exil fiscal et de la Flat-tax, Crédit impôt recherche directement versé sur la compta des entreprises, etc…). Une goutte d’essence enflamme la plaine.

BFM-TV s’ingénie à répéter « -Attention les gauchos ne sont pas invités, c’est une partouze réservée aux Jacquie et Michèle des campagnes, aux complotistes racistes obsédés d’identité nationale ! ». Que faire de ça ? Ne rien faire c’est abdiquer et laisser le terrain à des officines qui commercialisent la simple haine des autres. Alors on y va pour vérifier, histoire de ne pas laisser la rue et la misère aux fachos Par principe, je me méfie des appels à rester chez soi, ils attirent forcément dehors. La question n’est donc de savoir si l’on doit sortir ou pas ce samedi 17 novembre, mais de quelle manière l’on doit sortir, et aussi de se demander ce que cet appel engage à discuter. Même si ça ne va pas être facile de se parler d’une voiture à l’autre.

Manifester contre le prix de l’essence, cela ressemble à une colère de bouseux mal orientée. Mais le vieux Bakounine n’a-t-il pas écrit : « Seuls les individus et seulement un très petit nombre d’individus se laissent déterminer par une idée abstraite et pure. Les millions, les masses ne se laissent entraîner que par la puissance et la logique des faits, ne comprenant et n’envisageant pour la plupart que leurs intérêts immédiats et leur passion du moment », alors pourquoi ne pas aller à la rencontre de ceux qui ne connaissent que de très loin le Dieu sphérique d’Empédocle ?

Pour ne pas venir les mains vides, je fais une banderole, afin de proposer quelque chose d’un peu festif et artistique. Le prince Philippe a annoncé, « mettre un gilet jaune va encore, mais tout bloquer, c’est interdit ! ». Le Grand chambellan Castagnette claironne partout « Et surtout tout doit se faire dans la plus grande légalité ». Résultat nous irons suspendre un grand rideau sur les ponts du périphérique : « Ni Macron, ni fachos, Black Blocage TOTAL du périf ». « -Pouet, poète ! » : quelques automobilistes klaxonnent joyeusement et ralentissent pour lire la pancarte. « TOTAL », ce n’est pas cette multinationale qui ne paie jamais ses impôts ni aucune taxe écologique, cette entreprise qui fait la guerre un peu partout sur la planète et qui fait payer au prix fort ses station-sévices en retour ?

Nous rejoignons la place de la Concorde. Un africain immense brandit très haut la banderole du « Black blocage TOTAL ». Elle est très chaleureusement applaudie. Les Jacquie et Michel du grand soir sont effectivement tous là mais pas qu’eux. Ceux qui font du tuning dans des garages de banlieue toute l’année exhibent fièrement des carrosseries rutilantes qu’ils polishent chaque dimanche. Des motards font chauffer la gomme sur l’asphalte, façon concentration Speedway de Daytona Beach… sous l’obélisque de la Concorde. Le vrombissement des Harley énervées, (aux plaques d’immatriculation soigneusement maquillées), rejoint vite les vitrines de la rue du Faubourg Saint-Honoré via la rue Royale.

Une quinzaine de CRS tente de s’interposer, une barricade est érigée. Comment nasser le peuple des crevards, tous les larbins des premiers de cordée ? Aux quatre coins de la place, leurs groupes hétéroclites se forment, des centaines de rassemblements s’improvisent partout dans Paris. Les contenir est une tâche impossible. De jeunes flics ont le regard perdu sous les casques, les visières se baissent, puis se relèvent, ne sachant plus que faire. Profitant de l’effet de surprise la foule électrique s’engage dans la rue du Fauboug Saint-Honoré, les motos vrombissent en cortège de tête dans une ambiance incroyablement déter. La foule scande « Paris, debout, soulève toi ». Nous ne sommes plus qu’à 300 mètres de l’Elysée. Comment a-t-on pu arriver jusque là ?

C’est alors que survient un ordre définitivement maladroit. Les mobiles gazent une foule de provinciaux-chanteurs-de-marseillaise complètement stupéfaits de ce qui leur arrive. C’est leur première manifestation, être pris en photo, filmés, fichés, gazés, violenté, ils n’y sont pas habitués. Ça les rend fous. C’est ce que dit cette jeune fille qui est venue de la côte d’azur avec ses parents, électeurs de Macron, parce que selon eux, « -C’est à Paris que tout se passe ». Ils ne comprennent pas, et n’ont plus que leurs yeux rougis par les gaz pour pleurer de rage. Ils croyaient la police amie. Ils croyaient qu’on a quand même « le droit de manifester en démocratie quand on paie des impôts ». Un monsieur âgé en vélo veut protéger sa hanche de titane, il confie à la cantonnade « -il faudrait qu’il y ait les casseurs, ils feraient moins les malins avec toutes ces vitrines ». Et si la foule recule, ce n’est pas à cause des gaz ni de la police en sous-effectif (car occupée ailleurs), mais c’est par pur calcul politique. Un monsieur rondouillard l’exprime ainsi : « -Premier avertissement, mais attention à la semaine prochaine ». La plupart découvrent ce que c’est que de manifester dans la sphère marchande quand règne le Dieu Rond et que rien ne tourne plus rond.

Aurions-nous affaire à un troupeau de racistes ou aux émeutes des ligues de février 1934 ? Oui mais comment expliquer que les quartiers soient descendus sur Paname pour l’occasion, sans parler des autonomes qui se mêlent en nombre à la foule. Les gilets jaunes, contrairement à ce que raconte le géographe Christophe Guilluy, ce n’est pas simplement le petit peuple des campagnes contre celui des villes, c’est le peuple de tous les larbins qui en ont marre. Loosers des villes, des campagnes et des quartiers réunis convergent dans la même rage : tous perdants des tours de passe-passe d’un porn-capitalism obscène et global.

Et si « Gilles est jaune », c’est parce que le « Gille », est le personnage le plus célèbre du carnaval de Binche en Belgique. Le Carnaval est un rituel de rupture, qui manifeste, comme l’ont constaté nombre d’historiens de la culture populaire médiévale, une intense dimension subversive. Le Gille représentait dans la Belgique des années 1795 la figure de la révolte contre le régime politique français du Directoire. Ce dernier voulait simplement interdire dès cette époque « le port du masque » (sic). Que penser de cette mascarade des « Manu la sens-tu ? » ? Certaines personnalités se dédoublent quand elles sont au volant de leur voiture parce que c’est le dernier habitacle qui les protège des maltraitances du monde extérieur. D’où la violence des réactions au volant dans les époques de hard capitalisme. Ce qui nous mène à cette réflexion emblématique et pleine de sens d’un journaliste de BFM-TV (qui a pris en direct ce soir de fête un œuf sur la tête) : « Certains de ces gilets jaunes sont dans un monde parallèle, il y en a même qui pourraient devenir autonomes ». « Gille-le-Niais » est également dénommé « le Guilleret », parce qu’il manifeste sa gaieté de manière un peu fracassante sur la scène du carnaval ; en s’autonomisant le peuple rabelaisien des gilets jaunes va-t-il rejoindre l’enjoyement des multitudes de gilets noirs ?

[1] Nous avions récemment publié les bonnes feuilles de son dernier ouvrage : Pavés graphiques.