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Gilets jaunes et journalistes : aux sources du rejet

Gilets-jaunes

Lien publiée le 2 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://theconversation.com/gilets-jaunes-et-journalistes-aux-sources-du-rejet-107901

Des journalistes insultés, menacés, cibles de jets de pierre, sur les Champs Élysées, à Toulouse, dans la Drôme, etc. Tweets où fleurissent les « merdiasses » et autres « journalopes ». Vidéos de « gilets jaunes » où s’affichent la conviction que les médias sont aux ordres du gouvernement. Il serait possible de prolonger cette litanie des manifestations du violent divorce entre les acteurs du mouvement des « gilets jaunes » et les journalistes qui en rendent compte.

D’aucuns y voient un phénomène d’une ampleur inédite. Peut-on souscrire à ce constat et quelle analyse peut-on faire d’une situation qui semble s’installer alors même que mouvement social dans toute sa complexité est loin de s’éteindre ?

S’agissant d’un mouvement social composite et à l’écoute des témoignages, interviews, reportages, l’hypothèse qui paraît s’imposer est celle d’une coagulation d’expériences sociales et politiques qui courent sur plusieurs décennies, et au cours desquelles s’exprime avec force une contestation du travail des médias, jusqu’à prendre des formes de rejets physiques, de coups, de bris de matériels.

Divorce entre médias et revendication sociale

La première de ces expériences est celle de mouvements revendicatifs et de mobilisations sociales dans lesquelles s’exprime avec virulence la contestation des analyses qui dominaient dans la plupart des grands médias.

1995 est un moment particulièrement fort de ce clivage entre les commentaires bienveillants des éditorialistes à l’égard de la « réforme Juppé », alors que le pays va se trouver paralysé plusieurs semaines. Des intellectuels, à commencer par Pierre Bourdieu, viennent apporter une caution et surtout un cadre interprétatif à ce divorce entre média et revendication sociale.

Dans les années qui suivront, des crispations comparables se retrouveront. Les journalistes couvrant les mobilisations étudiantes ou syndicales de la décennie 2000 font alors le constat qu’ils n’ont plus accès aux AG et doivent suivre les cortèges des manifestations, à l’abri des forces de l’ordre, au moins pour les télévisions.

C’est ainsi qu’en 2008 les « Entretiens de l’information » proposaient une rencontre entre acteurs des mouvements et journalistes intitulée : « Quand les journalistes ne sont plus les bienvenus. » Et les échanges furent alors plutôt rugueux.

Le sentiment d’être stigmatisé et caricaturé

La seconde expérience est celle de crises sociales, violentes, à commencer par celles qui vont se développer dans les banlieues en 2005 et 2006.

Hors de tout encadrement ou représentation politique ou syndicale, ce sont les acteurs de terrain ou les populations dont ils sont issus qui vont dénoncer là, avec virulence, le sentiment d’être stigmatisés, caricaturés dans le traitement qui est fait des événements. Sans compter que les journalistes se voient reprocher de ne s’intéresser à ces territoires que lorsque la violence les embrase.

L’extériorité sociale des journalistes est dénoncée, assimilés aux milieux privilégiés, complices des pouvoirs (« Les Entretiens de l’information 2005-2006, École supérieure de journalisme de Lille »).

L’un des paradoxes n’est-il pas alors que le seul média à s’être immergé est alors suisse, L’Hebdo, qui fonde alors le Bondyblog. Média de terrain, qui reste un symbole de cette réconciliation difficile entre cette France de la diversité et les médias qualifiés désormais de « mainstream ».

Haro sur la pensée unique

La troisième expérience est politique et située à gauche. Son moment de cristallisation aura été celui du référendum sur la Constitution européenne de 2005. Celle-ci répète, dans des termes assez comparables, la rupture avec les éditorialistes qui soutiennent la Constitution. La contestation de cette analyse par plusieurs courants et personnalités de la gauche, débouche finalement sur le cinglant démenti de l’opinion qui optera pour le non.

Désormais des médias (à l’image du Monde Diplomatique), groupements (à l’image d’Acrimed et un temps de L’Observatoire français des Médias) sont autant de lieux de réflexion et de discussion, où sont dénoncés « pensée unique », « connivence » (notamment des journalistes politiques) avec les élites, sans parler de la concentration des médias (90 %) entre quelques mains.

Internet et les « réalités alternatives »

La quatrième expérience est également politique, plus ancienne, située à l’extrême opposé de l’échiquier politique, avec le Front national d’abord de Jean‑Marie Le Pen, voire des courants plus radicalisés.

Ici la critique, voire l’affrontement avec les journalistes sont installés depuis des générations, participant d’un phénomène qui se retrouve dans de nombreux pays d’Europe ou d’Amérique du Nord. Ces courants investiront très tôt l’Internet, contournant le paysage traditionnel des médias pour s’adresser directement aux pratiquants de ces nouveaux supports, surtout après l’arrivée des mouvements sociaux.

C’est dans cette mouvance que vont prendre corps des approches complotistes, en même temps que se fait jour un vocabulaire violent, insultant à l’égard des journalistes. La maîtrise de l’Internet se couple parfois avec « une réalité alternative » qui ne recule pas devant des manipulations de documents, d’images, de vidéos, sorties de leurs contextes, ou de la réalité des événements qu’elles prétendent relater.

Quand les politiques s’y mettent

Sans qu’il soit possible d’être ici exhaustif, une dernière expérience politique serait celle qui voit des personnalités politiques de premier plan, des responsables de partis, des candidats à des élections présidentielles adopter à leur tour une expression extrêmement virulente à l’égard de journalistes.

Que l’on se souvienne de déclarations de François Fillon mis en cause pour des emplois fictifs de ses proches. Le candidat Macron aime faire la leçon aux journalistes. Un pic est sans doute atteint lorsque Jean‑Luc Mélenchon en appelle à « pourrir la vie » aux journalistes des médias qui viennent de publier une enquête à propos de ses comptes de campagne.

Les politiques ont levé un tabou. Ils savent qu’ils surfent sur un fond de défiance à l’égard des médias, qui est plus large encore que ces différentes expériences évoquées plus haut.

Le surplomb traditionnel n’est plus de mise

Depuis 1987, le « Baromètre de la confiance des Français dans leurs médias » créé par la revue MédiasPouvoirs et la Sofres, publié chaque année, par La Croix, rappelle sensiblement les mêmes réalités : une personne sur deux ne croit pas que les choses se sont passées comme le disent les médias ; deux personnes sur trois ne pensent que les journalistes peuvent faire face aux pressions de l’argent ou des politiques ; la hiérarchie des sujets traités dans l’année fait l’objet de contestation.

Il faut dire que les publics, la société, auxquels les journalistes s’adressent ne sont plus les mêmes. La compétence et les sachants se sont largement diffusés et l’expertise des journalistes est régulièrement prise en défaut. Le surplomb traditionnel n’est plus de mise, de la part d’experts de nombreux domaines qui disposent de moyens d’expression, de discussion – des blogs aux réseaux sociaux.

Cette expertise peut être scientifique, intellectuelle, technique, mais également nourrie par l’expérience, s’emparant des mêmes outils à l’image de la maîtrise des outils numériques par les « gilets jaunes ».

Mais pourquoi une telle exaspération ?

Lorsque les syndicats, les partis politiques, les religions, les familles élargies, les organisations territoriales (communautés de voisinages), voire les entreprises et collectifs professionnels intègrent et accompagnent de moins en moins les individus dans leur quotidien, les médias deviennent toujours plus des ressources.

Qu’il s’agisse de santé, d’éducation des enfants, d’orientations ou choix professionnels, etc., les médias sont devenus toujours plus des ressources, voire les seules ressources à la disposition de chacun. Les sujets sont de plus en plus complexes et les rubricages, les magazines, les sites d’information ont accompagné cet élargissement du champ de l’information.

Aussi les questions de fiabilité, de traitement des personnes ordinaires, de hiérarchie de l’information deviennent cruciales. Dans Les journalistes et leur public – le grand malentendu, était soulignée cette émotion, cette sensibilité exacerbée à l’égard des erreurs, des contre-sens, du manque de rigueur. « Lorsque les médias se trompent, ils nous trompent et nous mettent en danger », pourrait-on dire.

Cette exaspération, cette colère est omniprésente aujourd’hui dans nombre d’expression de « gilets jaunes ». D’autant plus, qu’il s’agit d’un mouvement, d’une mobilisation sans cadre d’organisation, de référence et là encore les médias se trouvent placés dans une position paradoxale, à commencer par les chaînes d’information en continu. Ils sont l’espace nécessaire de représentation, de démonstration de la force et de la dynamique du mouvement et ils sont l’objet de l’exaspération de ne pas voir le mouvement traduit dans les termes mêmes des acteurs.

Imaginer des ponts entre journalistes et acteurs sociaux

Le problème se pose sans doute au plus mauvais moment pour les rédactions, celui de la tension maximum entre les contraintes liées aux fragilités des modèles économiques (avec des baisses d’effectifs), alors qu’il faut travailler sur toujours plus de supports, une amplitude horaire maximum, et cette montée des attentes, cette complexification du décryptage de la réalité du corps social.

Plus que jamais se pose la question d’imaginer des ponts entre journalistes et acteurs sociaux, d’expliquer le travail et les contraintes de ceux qui rendent compte des événements, de multiplier les « making of », d’éduquer aux médias, d’investir ces problématiques dans la durée, sans laisser retomber l’effort comme ce fut si souvent le cas au lendemain des mouvements et crises sociales par le passé.