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"Sur le fil" : le RIC, la gauche et les Gilets jaunes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://carbureblog.com/2018/12/23/sur-le-fil-le-ric-la-gauche-et-les-gilets-jaunes/
Ce qui suit a pour point de départ une lecture du texte Sur le fil, paru sur le blog Ou la vie sauvage.
Ce texte, qui a le grand mérite de poser clairement les choses en termes de situation, de moment d’une lutte, construit le mouvement des Gilets jaunes comme le lieu d’une lutte entre deux tendances séparées : le social et le politique. Entre autres considérations, il présente le RIC (Référendum d’initiative citoyenne) qui semble à présent être devenu la revendication centrale du mouvement, comme le fruit d’un « habile » détournement sur des questions « étrangères à la lutte des classes ». Mais ce qu’il ne prend pas la peine de dire, c’est ce qu’est au juste la « lutte des classes », dans ce moment. Est-ce purement l’expression de la gauche ? Une certaine part des revendications, et pas d’autres ? Pourquoi cela ? Est-ce qu’on peut choisir la forme et les conditions de la lutte des classes, en interne, comme expression de la bonne classe ouvrière encadrée par ses partis, ses intellectuels et ses syndicats ? Mais alors comment nommer la lutte que mènent les capitalistes contre le prolétariat ? Et celle de la petite bourgeoisie nationale contre les multinationales ? Et celle que mènent les Etats pour former, orienter, classer, séparer, parquer, politiser, dé-politiser les sujets en fonction de leur utilité sociale, définir leur centralité ou leur marginalité, en inclure certains pour mieux en exclure d’autres, pour produire en somme de la force de travail exploitable ? On ne parle pas tellement ici de la lutte des classes, comme dynamique réelle qui donne sa forme à l’ensemble social, mais bien plutôt de valeurs et de camps politiques, c’est-à-dire de certains produits de la lutte des classes, ses produits idéologiques.
L’interclassisme est une réalité de ce mouvement, et le populisme aussi. Les Gilets jaunes n’ont pas produit de discours anticapitalistes tendant à affirmer une position de classe : ils ont critiqué les élites, l’Etat coupé du peuple, et n’ont eu de cesse de se construire une légitimité « populaire » ; et le peuple, avant d’être une réalité sociale, c’est une réalité politique. Si c’est ce discours-là qui a dominé le mouvement, c’est dû à des raisons structurelles qui n’ont rien à voir avec la droite et la gauche comme camps politiques, même si la droite voire l’extrême-droite s’y trouve favorisée, et que l’intersection sociale-nationale est fatale dans l’expression politique populiste, et cela pour mille raisons (place de l’Etat dans la redistribution et la reproduction de la force de travail, disparité mondiale de la valeur des forces de travail, place dominante des pays de l’ouest de l’Europe, début de reprise dans l’après-2008 et refonte brutale de pans entiers de la force de travail, etc.). Nous avons exposé ces raisons plus en détail lors du mouvement qui a eu lieu lors du référendum pour l’indépendance de la Catalogne.
Ce mouvement ne va pas choisir son camp comme entre bien et mal, ce sont ses tensions, ses contradictions internes et l’ensemble de la situation dans laquelle il est pris qui vont décider de son orientation. Pour l’heure, rien d’autre n’est pensable par les segments sociaux qui se considèrent comme menacés ou qui ont eu à subir effectivement les effets de la crise, que le contrôle de l’Etat sur l’économie comme rempart contre le capitalisme mondial déchaîné. C’est cela la politique aujourd’hui, Trump et son mur en sont la plus obscène expression. Ce programme est certes impossible à mettre en œuvre réellement (quel programme est jamais réellement mis en œuvre ?), mais il peut donner lieu à des politiques concrètes (distribution comme charité, économie morale, préférence nationale comme solidarité exclusive, démocratie locale des « petites » élites, morale et bonnes mœurs, mais aussi embrigadement raciste et homophobe, désignation de boucs émissaires, etc.). Ce programme populiste – qui est aujourd’hui en voie d’application un peu partout dans le monde – est un de ceux que les classes menacées dans le capital peuvent considérer comme à même de conduire leur autodéfense de classe, voire la défense de certains « acquis sociaux » et l’obtention de nouveaux droits. N’ayant pas la rigidité d’un socialisme pur, il est compris comme étant à même d’encadrer des rapports capitalistes conçus comme le lien naturel entre les classes et les individus qui les composent. La politique et la morale interviennent alors de manière conjointe comme un frein à la rapacité des possédants, qui est comprise comme la cause de tous les maux, voire du capitalisme lui-même : l’exploitation n’est plus alors qu’un vice personnel, que les institutions peuvent corriger voire réprimer.
Si une grande part du mouvement est favorable au RIC pour mener ce programme, c’est sans doute un leurre, mais ça n’a rien « d’étranger » à la lutte des classes, et pas seulement en termes de luttes internes au mouvement. Certes, ce n’est pas la lutte des classes comme l’envisage la gauche, perdue dans son vieux rêve ouvrier. C’est bel et bien une manière politique d’aborder les problèmes sociaux, comme le souligne justement le texte. On peut évidemment regretter que le mouvement ne s’en soit pas tenu à demander une véritable hausse du SMIC, et celle de tous les minimas sociaux : en somme, qu’il n’ait pas été ce qu’on appelle en France un « mouvement social », ce qu’il n’est précisément pas. On peut tout de même se demander s’il y avait grand-chose d’autre à faire, face à la violence croissante de la répression, policière comme judiciaire, et à la claire fin de non-recevoir qu’ont représenté les « concessions » de l’exécutif, que de considérer qu’il valait mieux se placer sur le terrain de la politique. Et souligner aussi que la gauche des mouvements sociaux elle-même, malgré les vieux discours révolutionnaires sur « la rue » et le mur des Fédérés, n’a elle-même jamais proposé grand-chose d’autre que la démocratie au service du social, lorsque ladite « rue » avait montré ses limites. Il se trouve que c’est aujourd’hui le RN, les chouardiens et les complotistes (sans oublier la France insoumise) qui endossent ce rôle de démocrates radicaux : nous voilà bien embêtés. Que la politique, présente tout au long de ce mouvement, prenne le relais dans son reflux, c’est évident. Qu’elle prenne cette forme, c’était donné dès le début, dans la constitution même du mouvement. Il fallait que les multiples débordements de début décembre s’étendent et se diversifient jusqu’à tout remettre en question, y compris les camps politiques qui se croisaient en leur sein et les revendications qu’elles soient sociales ou non, ou bien soient étouffés par la répression et trouvent une expression politique : nous y sommes, et c’est naturellement l’ennemi, le retour à l’ordre. Et quand l’ordre est revenu, on distingue bien le haut du bas, et la droite de la gauche : chacun chez soi.
Pour tout cela, il n’était pas possible de faire vaincre le camp social et antifasciste, celui de la gauche, dans le mouvement des Gilets jaunes. Il n’y a pas de « récupération », il n’y a que l’activité politique des uns et des autres, à gauche comme à droite : si l’extrême-droite l’emporte, c’est qu’elle est en position de le faire. Le camp social n’était en rien séparable du populisme de ce mouvement, la confusion entre le social et le politique est au cœur du populisme, mais pour l’heure il n’y a aucun populisme de gauche en France qui soit à même de remporter la mise. Cela changera peut-être sans pour autant que cela soit un bonne nouvelle : de gauche ou de droite, le populisme n’est qu’une politique de crise du capital. Et c’est à cela que nous aurons désormais à faire, et de moins en moins aux bons vieux « mouvements sociaux ».
C’est entre autres la politique, qui de gauche comme de droite ne signifie rien d’autre qu’une gestion ou une autre du capital en crise, qu’il faudra détruire pour éviter le « fascisme » – et tout le reste, et cela est aussi l’objet de la lutte de classe du prolétariat dans son abolition. Mais avant de détruire la politique et de s’abolir comme classe, le prolétariat, qui en est constamment et structurellement exclu, peut aussi vouloir s’y intégrer, pour se défendre, et c’est aussi un aspect de sa lutte en tant que classe qui ne veut – comme classe – qu’exister dans le capital. L’interclassisme n’est rien d’autre que la tentative désespérée du prolétariat d’exister politiquement. C’est bien compliqué, la lutte des classes. Mais aucune norme, qu’elle soit révolutionnaire ou réformiste, ne nous aidera à discerner ce qui se produit, et le chemin que le prolétariat pourra se frayer dans ce merdier – ou pour le dire autrement dans cette situation – où il est embarqué avec toutes les autres classes, dans le brouillard de la lutte des classes à proprement parler, celle dont personne n’est le héros.