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Le peuple des Gilets jaunes occupe sa maison à Saint-Nazaire

Gilets-jaunes

Lien publiée le 22 février 2019

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Le peuple des Gilets jaunes occupe sa maison à Saint-Nazaire

Depuis près de trois mois, les Gilets jaunes vivent dans des bureaux inoccupés de Saint-Nazaire. Cette « maison du peuple », bruissante de diversité sociale et d’échanges, sert de base logistique au mouvement. C’est là qu’aura lieu, en avril, la prochaine « assemblée des assemblées ».

  • Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), reportage

Les chiens ont l’air ici chez eux, comme à la maison. « Mais non, c’est pas une ménagerie, c’est une famille ! Dans les familles, on a des animaux. Ben, ici pareil », dit un gars en slalomant vers la machine à café. C’est un jour tranquille, et il fait grand beau. Le deuxième rond-point de Trignac, la commune voisine, a besoin de matériel pour construire une cabane. L’ordi portable posé entre brioche et tasses à café, Jo peaufine le dessin d’un logo « MDP » pour cette Maison du peuple qui se conjugue au pluriel optimiste. C’est la deuxième du nom à Saint-Nazaire, après l’ancienne maison des syndicats, la Maison du peuple détruite en 2006, en pleine furie de « requalification urbaine » au profit de promoteurs immobiliers.

Jo, à la Maison du peuple de Saint-Nazaire.

Jo n’y était pas, mais on lui a raconté l’histoire, plusieurs fois : cette Maison du peuple, celle d’aujourd’hui, est née presque par hasard. Le 24 novembre 2018, le rassemblement des Gilets jaunes a été appelé devant la sous-préfecture. Certains se sont trompé d’endroit et se sont retrouvés devant les locaux inoccupés de ce qui n’a été sous-préfecture qu’une seule année, le temps de rénover les bureaux habituels. Ce bâtiment vide, une ancienne antenne de Pôle emploi, n’est pas tombé dans l’œil d’aveugles : son occupation a été proposée en fin de manif, sans avoir été préparée par un petit comité, comme c’est l’usage pour les ouvertures de squats. Une vingtaine de personnes qui ne votent pas, ou plus, y ont vite élu domicile. Sur la porte bleue des anciens bureaux, à la craie, le mot « chambre » indique la limite des espaces privés.

« Si on nous cherche, ils savent qu’on peut mettre un beau bazar » 

Le bâtiment appartient désormais à un promoteur immobilier, un Parisien, mais la menace d’expulsion recule au fur et à mesure de l’avancée du mouvement. L’audience au tribunal a déjà été trois fois reportée. Prochain rendez-vous le 27 février. « La mairie n’est pas malveillante, la trêve hivernale dure jusqu’au 15 mars, les flics ne font pas de harcèlement pour nous mettre la pression et puis le lieu est apprécié, avec une bonne visibilité sur les réseaux sociaux. En décembre, on a bien bloqué le port et ses accès. Si on nous cherche, ils savent qu’on peut mettre un beau bazar », analyse le barbu tout en travaillant son logo.

À la Maison du peuple de Saint-Nazaire.

Dans cette maison commune, lino gris, murs bien blancs, il ne manque qu’un espace d’assemblée un peu plus vaste que ce faux hall desservant les anciens bureaux. Depuis près de trois mois, la Maison a pris ses habitudes : un sac de boxe accroché au sous-sol pour se défouler ou s’entraîner à cogner, des jouets pour les mômes dans un petit bureau, un atelier pour peindre pancartes et banderoles, une cuisine bien rangée. Une ancienne salariée de Pôle emploi a retrouvé les locaux où elle a travaillé, et y vient désormais comme Gilet jaune.

L’autogestion est ici un leitmotiv, une presque évidence. « Je suis ici depuis un mois et demi, confie Jo, 32 ans, « actuellement membre de la Maison du peuple à temps plein », après avoir été animateur de projections-débats et d’ateliers de réalisation de documentaire dans une association d’éducation populaire. « Malgré la précipitation et l’urgence quotidienne, j’ai l’impression qu’on veille à ce que tout le monde se sente légitime pour rédiger un tract, pour prendre la parole. Même si c’est plus facile pour les gens disponibles, qui ont du temps. J’ai vu plusieurs personnes trouver peu à peu confiance, des gens plutôt réservés au début, et qui finalement osent, s’autorisent à parler en AG, donner leur idée. On se forme les uns les autres, par exemple à l’usage d’une appli de discussion sécurisée. Tout le monde ne maîtrise pas les outils technologiques. Tout le monde n’a pas Facebook, où on diffuse nos comptes-rendus d’AG. Donc, on imprime parfois des tirages papier, qu’on apporte aux ronds-points. »

« Les quartiers populaires, ça va pas être facile de les amener à nous rejoindre » 

La discussion se tient dans un bureau qui fait salon, deux canapés profonds, une table basse. « On fait des actions tous les samedis, en semaine aussi. On n’a pas toujours d’idée spectaculaire, on peut être fatigué, on ne bloque pas tous les jours la raffinerie et les dépôts pétroliers mais il faut qu’on sorte régulièrement de la Maison du peuple, on tient fortement à garder la visibilité du mouvement. Outre les manifs, on va souvent au centre commercial tout proche. Un groupe de travail prépare des actions dans les quartiers. »

Contre le mur, des pancartes fraîchement peintes. « Au champ plutôt qu’Auchan », ou « Mangez locale (sic) et non mondiale (sic) ». « Ah là là, la big faute », s’exclame cette femme en reculant d’un pas. Un autre panneau : « Paradis pour les uns, pas de radis pour les autres. » Sans faute, celui-là.

« Les quartiers populaires, ça va pas être facile de les amener à nous rejoindre. En 2005, lors de la révolte des banlieues, ils étaient un peu seuls, dit Shamima, 70 ans et très remontée. Bon, je vais pas dans les manifs, je ne pourrais pas courir, mais je suis à 100 % pour. Dans le bus, ce matin, une femme de quarante ans m’a dit qu’elle était d’accord avec nous. Elle a vu le petit gilet jaune en porte-clefs que j’ai sur mon sac . Si vous voulez, on en vend, je lui ai dit.  »

Dylan, 21 ans, est dans le mouvement depuis le tout début, mi-novembre. Il a quitté son hébergement familial pour se faire résident permanent dans ce squat plutôt confort : « J’ai tracté avant le 17. Ce jour-là, je travaillais. Je suis allé pendant mon temps de pause. Les gens dans les voitures ne gueulaient pas. On filtrait au rond-point, c’était hyper joyeux. Ici, j’apprends plein de trucs, sur l’État, sur la Constitution. Je viens des quartiers, la répression au quotidien, ça, je connais. Parmi les Gilets jaunes, tout le monde n’était pas au courant, certains l’ont pris de plein fouet. Avant, ce que je savais, c’était superficiel. En une demi-heure, je pourrais refaire la France, tout seul, mais ça serait pas collectif. Aucun intérêt. »

« L’État veut des gens productifs, j’ai fait le premier pas, toute la paperasse, monté un dossier pour ouvrir une pizzeria, mais j’ai vite vu les bâtons dans les roues », raconte Dylan. Son dossier est passé devant un jury : un représentant de la Banque de France, un entrepreneur, un assureur. Pas d’apport personnel. Fin du projet.

« Ma tête est en train de changer, ma vie aussi » 

S’il ne se dit pas très manuel, il donne volontiers le coup de main pour construire des cabanes : « Les ronds-points, j’y retourne, je vais y dormir, je navigue. Au début, je travaillais comme cuisinier, mais j’ai fait ça pour pas arrêter les études, j’ai pas la passion. J’aurais aimé être juge, ou avocat. Là, je suis en reconversion, j’aimerais faire quelque chose dans la relation client. Ici, c’est un beau lieu de rencontres, d’échanges. Ça me permet de discuter avec tout le monde, d’apprendre beaucoup. J’ai toujours interpellé les gens dans la rue, pour leur parler, échanger un sourire. » Dylan l’avoue, le mouvement l’a changé : « Au départ, je suis une personne très propre sur moi, sensible à mon apparence. Maintenant, c’est plus ma priorité. »

Charlie, 38 ans, vient de Lannion. Italienne, éducatrice pendant dix ans, avant de travailler la photo, elle a passé pas mal de temps à la Zad de Notre-Dame-des-Landes, à 50 km de là, et planche en ce moment sur un projet de documentaire. « Mes amis zadistes ont rejoint les Gilets jaunes. Je reviens régulièrement à la Maison du peuple, où la fameuse convergence des luttes dont on parle tant se fait. Cette Maison du peuple est un lieu qui aimante, qui a de la perméabilité, avec des gens soudés, des rencontres du matin au soir. Partir en action la nuit, se sentir si proche, en confiance avec des gens qu’on connaît à peine, c’est tellement beau et enrichissant, dans une société où tout est fragmenté, dispersé. Ma tête est en train de changer, ma vie aussi. Je viens d’une famille bourgeoise de gauche, de Turin. Je fréquente les squats depuis mes 18 ans, mais c’est un peu un milieu à l’élitisme à l’envers, un peu fermé. Ici, c’est beaucoup plus ouvert, avec des gens qui ont des histoires de vie très différentes. Bon, c’est vrai, sur le féminisme, il va falloir qu’on travaille… Il y a bien sûr des dynamiques liées au genre, à la domination masculine, même si les gens ne se posent pas la question. Pourtant, au niveau du poids de la parole des femmes, aucun problème. Et pour le blocage de la raffinerie, c’étaient des femmes qui étaient à la manœuvre. »

« Ce qui me marque, personnellement, c’est le passage de la théorie à la pratique » 

La Maison du peuple, un QG ? Oui et non. « C’est un lieu logistique, important pour se coordonner, mais la Maison du peuple n’a pas plus de poids que chacun des ronds-points, Méhan, Air-Bleu, Saint-Brévin… qui ont tous leurs règles de vie différentes », dit Dylan, très attaché à une coordination horizontale. Presque toutes les semaines, une « AG intercommunale » relie et rallie ces ronds-points. Elle n’a pour l’instant jamais eu lieu dans la Maison du peuple, à qui l’assemblée de Commercy a pourtant donné mandat pour organiser la prochaine assemblée des assemblées, du 5 au 7 avril. Saint-Nazaire sera pendant trois jours le centre du monde des ronds-points. 400 groupes de toute la France sont annoncés.

Guy s’excuse de prendre son kawa de petit déjeuner à 15 h : « C’est que j’ai fait une garde sur le toit cette nuit. » Il y a quelques jours, une incursion nocturne de gens armés de pieds de biche a laissé un tag sur le mur extérieur : « Maison du peuple, dégagez ! ». À 20 ans, Guyohan, « mais tout le monde m’appelle Guy », est « H 24 dans le mouvement ». Apprenti cuistot, il a quitté l’internat : « Ici, rien à voir avec une coloc. C’est ça qu’est bien. » Lui aussi se dit changé : « Avant, j’allais vers les gens que je connaissais, qui me ressemblaient. Là, je discute avec tout le monde, ça m’apporte de la confiance en moi. Mes idées ont pas mal changé. Avant, la politique, droite, gauche, tout ça, je m’intéressais pas. Là, je suis bien entré dans l’antifascisme, j’ai pris conscience de plein de trucs. Je suis calé pour tout 2019. Après, faudra que je réactualise. »

Une fois par mois, un genre de mécène arrive avec sa Mercedes pleine de ravitaillement. De quoi remplir les trois frigos de la maison. « Quand on le voit arriver sur le parking, on sait qu’on va bien manger dans les jours qui viennent. C’est un gars qu’a un peu réussi, mais qui n’oublie pas d’où il vient », dit Guy.

Jo vit ici sa première expérience en squat : « Ce qui me marque, personnellement, c’est le passage de la théorie à la pratique. Ça valide quelque chose pour moi, le fait qu’un lieu où les gens se retrouvent et s’organisent, c’est indispensable si on veut transformer la société et la politique. »