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    Benjamin Stora : «Les Algériens ont beaucoup appris de ce qu’ils ont subi»

    Algérie

    Lien publiée le 12 mars 2019

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.liberation.fr/planete/2019/03/11/benjamin-stora-les-algeriens-ont-beaucoup-appris-de-ce-qu-ils-ont-subi_1714469

    Pour l’historien spécialiste du Maghreb, les défections en cascade de figures historiques, mais aussi des syndicats, de la magistrature et de l’armée, ont contribué au renoncement du clan Bouteflika.

    French historian Benjamin Stora poses, on May 4, 2017 in Paris. (Photo by JOEL SAGET / AFP)Benjamin Stora (1) est historien, spécialiste du Maghreb. Nous l’avons joint peu après l’annonce du renoncement de Bouteflika à briguer un cinquième mandat consécutif.

    Vous êtes surpris par le renoncement de Bouteflika ?

    C’est surprenant en ce sens que le pouvoir algérien n’a jamais rien lâché, ils ont toujours réprimé le moindre mouvement de rébellion. Souvenez-vous de 2001, il y a eu des manifestations monstres des Kabyles, et la répression des autorités a été féroce. Près de 130 morts ! Cela avait donc refroidi tout le monde. D’où le calme apparent de la population. Mais ce renoncement n’est pas surprenant quand on sait que, déjà en 2014, les Algériens avaient très mal pris la candidature de Bouteflika à un quatrième mandat. Ils avaient vécu ça comme une humiliation. Ils avaient tenté de lancer deux ou trois mouvements : des grèves, des agitations à l’intérieur des facs, mais tout cela était très morcelé, ça n’a pas pris.

    Pourquoi ça prend en 2019 ?

    Vous savez comment c’est : une fois ça passe, mais deux, non. Les Algériens savaient qu’il était très diminué. Il avait fait une première attaque en 2005 et s’était rétabli miraculeusement. Déjà, à ce moment-là, s’était posé le problème de sa succession. Et puis en 2013, il y a eu cet AVC qui l’a considérablement diminué. Au point que, ces derniers temps, quand Bouteflika faisait un meeting, il y avait une photo dans un cadre à sa place sur la tribune ! Je trouve que les Algériens ont été très patients avec lui.

    Comment expliquez-vous cette patience ?

    A cause de leur histoire, de la peur de ce qui risquait de suivre, peur de la violence et du bain de sang. Je crois que la violence, cette fois, n’était pas possible.

    Et pourquoi lâche-t-il maintenant ?

    A cause des rafales de défections. Les anciens combattants ont été les premiers à se désolidariser du régime. Ensuite les femmes algériennes, puis les enfants de martyrs… En gros, tout un pan de légitimation par l’histoire s’est effondré. Puis il y a eu les syndicalistes, la magistrature - souvenez-vous la manifestation des avocats -, et enfin l’armée, avec deux discours forts du chef d’état-major des armées ne mentionnant même pas le nom de Bouteflika ! C’est une grande victoire pour les Algériens, et notamment pour la jeunesse. Autant de jeunes dans la rue, cela n’était jamais arrivé depuis 1962 !

    Les islamistes ne peuvent-ils pas en profiter pour s’engouffrer dans la faille ?

    Ils existent politiquement de toute façon : une partie s’est intégrée au pouvoir, l’autre fait des affaires. Et puis ceux qui ont sévi pendant les années 90 ont vieilli. Trente ans plus tard, ils ont plus de 50 ans, ils sont bien moins fringants qu’à l’époque. Et la relève ne semble pas être là. Pour preuve, les grands mots d’ordre des années 90, comme l’instauration d’un «Etat islamique» (pas au sens de Daech), n’ont pas été prononcés cette fois. On le voit aussi au fait que les manifestations étaient mixtes : hommes et femmes mélangés, femmes voilées et femmes tête nue. Et il n’y a pas eu d’agressions de femmes pendant ces trois semaines. Dans les années 90, rendez-vous compte, il y avait d’un côté des manifestations d’hommes, de l’autre des manifestations de femmes ! La société a profondément changé. Cela dit, c’est vrai que la société algérienne s’est réfugiée dans le piétisme, dans la religiosité, mais pas dans l’islam politique. Derrière cette religiosité ambiante peuvent très bien apparaître des groupes se réclamant de l’islam politique.

    N’avez-vous pas peur d’un retour de bâton, d’une vraie-fausse ouverture du régime ?

    Tout va dépendre de la façon dont va s’organiser ce compromis historique entre les différentes factions. Vous connaissez la formule : «Il faut que tout change pour que rien ne change.» Est-ce que le pouvoir recule pour mieux se réorganiser ? Impossible en tout cas de savoir qui a écrit la lettre de Bouteflika, je ne pense pas qu’il soit en mesure de le faire. Il y a beaucoup d’intellectuels dans son entourage qui ont très bien pu le faire. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la décision lui appartient.

    N’y a-t-il pas un risque que l’un de ses frères ou de ses cousins se présente à sa place ?

    Non. Un des mots d’ordre que l’on voyait le plus dans les manifestations, c’était «l’Algérie n’est pas une monarchie». L’hérédité par la transmission du pouvoir, ce n’est plus possible. Les Algériens sont profondément républicains.

    Comment expliquez-vous que les Algériens aient réussi ce tour de force sans casse ?

    Ils sont d’une grande maturité politique. C’est une société qui a enduré beaucoup et qui a énormément appris de ce qu’elle a subi : la guerre d’indépendance, la décennie sanglante des années 90, et aussi la répression des Kabyles dont je vous parlais plus tôt. Forts de ces expériences, les Algériens sont méfiants, avertis, instruits.

    Les autorités françaises sont longtemps restées silencieuses…

    Elles étaient coincées. S’exprimer, c’était courir le risque de se faire accuser d’ingérence coloniale. Lundi soir, en revanche, elles ne pouvaient plus rester silencieuses. Il y a une importante diaspora algérienne en France, et un grand pays qui s’appelle l’Algérie.

    (1) Auteur de la Guerre d'Algérie vue par les Algériens, co-écrit avec Renaud de Rochebrune, éd. Denoël. 448 pp. 2016