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Haïti : le scandale du siècle. Corruption, néolibéralisme et révolte populaire

Haïti

Lien publiée le 12 mars 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/haiti-petrocaribe-corruption-neoliberlaisme/

Si la dégradation de la situation socio-économique, déjà très précaire, est le terreau des mobilisations sociales qui secouent Haïti, le scandale PetroCaribe en est le catalyseur. Frédéric Thomas[1] propose ici une analyse synthétique et vulgarisée des causes de la crise actuelle, la dynamique et les contours des manifestations de ces derniers mois.

1. Le dossier Petrocaribe

Petrocaribe est un accord de coopération énergétique, lancé en juin 2005, par Hugo Chavez, alors président vénézuélien. L’accord, qui s’inscrit dans la stratégie d’intégration régionale du Venezuela, est conclu avec une quinzaine de pays d’Amérique centrale et des Caraïbes. Concrètement, ces États bénéficient de la livraison de pétrole à des tarifs préférentiels, et avec des facilités de payements (en termes de délais notamment).

Haïti, signataire de cet accord, reçoit sa première livraison début 2008. Le Bureau de gestion des Programmes d’aide au développement (BMPAD) est alors créé, pour gérer le fonds Petrocaribe (il est également responsable de la mise en œuvre de deux projets). Il s’agit d’une institution publique, sous la tutelle du Ministère de l’économie et des finances (MEF), et dont le Conseil d’administration est composé de six ministres et du gouverneur de la Banque de la République d’Haïti[2].

Le BMPAD a acheté le pétrole du Venezuela et l’a revendu aux compagnies haïtiennes locales. Les bénéfices devaient servir pour financer des projets sociaux et de développement. En juin 2018, le Venezuela, au vu de ses propres difficultés, a suspendu l’accord avec une série de pays, dont Haïti[3].

Le rapport de la Cour des comptes

Le 31 janvier 2019, la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) remettait un premier rapport d’audit de 291 pages sur la « gestion des projets financés par le fonds Petrocaribe »[4]. À noter qu’il s’agit d’un premier rapport – un autre devrait suivre – et surtout d’un rapport partiel : sept ministères (dont ceux de l’économie et des finances (MEF), du commerce et de l’industrie (MCI), des affaires sociales et du travail (MAST)) et neuf institutions (dont la Primature) n’avaient pas remis de documents ou l’avaient fait trop tard pour pouvoir être examinés.

En conséquence, sur les 409 projets recensés (mais il ne semble pas que tous aient pu être identifiés), la CSCCA n’en a examiné qu’une partie (moins d’un quart). Ces projets ont été financés par le fonds à hauteur d’un peu plus de 1,738 milliards de dollars, dont 92% ont été décaissés. Près des deux tiers des dépenses du fonds ont été décidées sous le gouvernement de Martelly. Et plus de la moitié de ces projets ont été mis en œuvre par seulement deux ministères : celui des travaux publics, transports et communications (MTPTC) et celui de la planification et de la coopération externe (MPCE).

La période couverte par l’audit s’étend sur huit années, de septembre 2008 à septembre 2016, et couvre trois présidences : celle de René Préval (mai 2006 à mai 2011), de Michel Martelly (mai 2011 à février 2016) et enfin de Jocelerme Privert (février 2016 à février 2017). Le total des ressources générées de 2008 à 2018 par PetroCaribe s’élève à plus de 4,237 milliards de dollars. Selon les données obtenues, 219 cargaisons totalisant 43,9 millions de barils de carburant ont été livrés et commercialisés en Haïti.

« Les ressources provenant de la vente des produits pétroliers en provenance du Venezuela, indique le rapport, ont constitué un levier financier non négligeable pour les gouvernements successifs entre 2008 et 2016 et même au-delà ». Mais, dans le même temps, elles ont « contribué à accroître le niveau d’endettement du pays » (page 26). Enfin, comme le rappelle le CSCCA, suite au séisme de 2010, le Venezuela avait annulé la dette d’Haïti qui s’élevait alors à 395 millions de dollars. « Cet allègement de dette doit être considéré comme une ressource additionnelle » (page 29).

État des lieux

Au fil des pages, le même constat se répète : les projets « n’ont pas été mis en œuvre de façon efficiente, efficace et économique ». Et les irrégularités de toutes sortes sont pointées du doigt.  En amont, on évoque une absence d’étude et d’analyse préalable des besoins, la mauvaise planification, les multiples subterfuges pour ne pas recourir aux appels d’offre[5], voire des ententes préalables. Ainsi, pour le projet « d’acquisition d’équipements pour le service d’entretien des équipements urbains et ruraux (SEEUR) » du MTPTC, la date d’invitation aux fournisseurs pour manifester leur intérêt est la même (le 11 février 2010) que celle de la signature du contrat !

Au cours des projets, les irrégularités mises en avant renvoient au manque de suivi et encore plus de contrôle, à la surfacturation et au dépassement de budget. Le CSCCA note également l’absence de justificatifs, le non-respect du contrat et des normes en vigueur, la non-application des astreintes pour retard, des contrats signés, sans « aucune description des travaux et aucun échéancier » (pages 155-156), comme celui de la réhabilitation de la ville de Hinche (projet de près de 19 millions de dollars), etc.

Enfin, en aval : la non-restitution, l’interruption ou la mise en œuvre partielle des travaux. L’installation de lampadaires par les firmes Besuco S.A/Suntech Solar et Enersa est emblématique. La première n’a installé que la moitié des 1200 lampadaires prévus, la seconde 60%, alors qu’elles ont reçu respectivement la totalité et 87,2% du budget…

 

Quelques leçons à tirer

Cet audit ne surprend malheureusement pas. Il ne fait que confirmer et étayer les deux rapports de commissions sénatoriales réalisés en 2016 et en 2017, qui mettaient déjà en évidence les irrégularités dans la gestion du fonds. Et ce à l’encontre d’un audit de 2013 mené par le partenaire vénézuélien, prétendument positif, mais qui n’a jamais été rendu public. Issu d’une institution moins directement politisée, le rapport du CSCCA souligne l’étendue du scandale. Et un échec où se confondent le gaspillage, la corruption et la politique économique poursuivie.

Outre le directeur du BMPAD, Michel Lecorps, sont directement mis en cause dans cet audit les présidents et six premiers ministres qui se sont succédés au pouvoir depuis 2008, ainsi que les ministres membres du CA du BMPAD, nombre de fonctionnaires et de chefs d’entreprises. C’est bien un système qui est dénoncé ici. Un système auquel appartient l’actuel président, Jovenel Moïse. Celui-ci est mis en cause à travers deux sociétés dont il était PDG : Comphener S.A. et Agritrans.

La première est une entreprise qui a bénéficié du fonds pour le programme d’installation de lampadaires solaires. Le contrat a été passé sans l’approbation de la CSCCA ni l’obtention (obligatoire pourtant) du certificat de non objection de la Commission Nationale des Marchés Publics (CNMP). Plus problématique encore pour Jovenel Moïse est la mise en cause d’Agritrans (pages 129 et suivantes). D’une part, parce qu’il s’agit de la « vitrine » du président, comme homme d’affaires à succès. D’autre part, parce qu’on s’explique mal comment une société productrice de bananes a pu être choisie pour réhabiliter une route. Enfin, parce que les irrégularités sont nombreuses et évidentes, allant jusqu’à une confusion (entretenue ?) sur la devise utilisée (gourdes ou dollars).

Une autre leçon, moins spectaculaire mais plus stratégique, doit être tirée de ce rapport. L’usage et la mise à profit de l’état d’urgence. Celui-ci a été décrété le 21 avril 2010 pour une période de dix-huit mois (il prend fin au cours du mois d’octobre 2011), puis à nouveau, le 9 août 2012, pour un mois, et encore, au cours du mois d’octobre 2015, dans six départements. Or, comme le remarque sobrement l’audit : « la principale caractéristique du recours à l’état d’urgence est qu’elle permet aux gouvernements de déroger aux normes en application » (page 31).

Nous avions en son temps signalé que tout état d’urgence est un état d’exception, qui suspend les règles ordinaires, permettant et justifiant le recours à des pratiques extraordinaires, d’autant plus problématiques dans un État où les contre-pouvoirs populaires sont faibles[6]. Le commentaire de l’audit relatif au MTPTEC, à savoir « que le ministère a simplement profité de la situation créée par le séisme du 12 janvier 2010 » et du « cadre des dispositions de l’état d’urgence » (page 106) doit être généralisé : l’urgence est fonctionnelle par rapport aux objectifs et à la manière de gouverner de la classe dominante.

2. Corruption et politique néolibérale

Plus encore peut-être que la corruption elle-même, ce qui choque – et exacerbe la colère de la population haïtienne – dans le dossier PetroCaribe, c’est l’arrogance de cette « élite », qui a détourné des centaines de millions de dollars. Sûre de son impunité, cette clique au pouvoir n’a eu de cesse de s’enrichir, multipliant les plans, stratégies et promesses. Comment ne pas lire au revers du spectacle qu’elle donne le mépris du peuple haïtien ?

« Plus c’est gros, plus ça passe ». Telle semble avoir été la logique mise en œuvre. Avec, à tous les niveaux des projets et à tous les étages du pouvoir, une confusion délibérée, entretenue et organisée. Confusion sur les montants payés (qui diffèrent des contrats, et ceux-ci des résolutions autorisant ces contrats), sur la monnaie utilisée (gourdes ou dollars), sur la phase d’exécution des projets, sur les taux de change – qui allaient de 70 à 107 gourdes pour un dollar, alors que le taux de référence de la Banque de la République d’Haïti était de 65[7] –, etc. Pour tenter d’y voir plus clair, revenons sur quelques exemples symptomatiques et interrogeons la dynamique de cette corruption à grande échelle.

Quatre exemples

Le projet de réhabilitation des rues au Cap-Haïtien, prévu dans la résolution du 21 décembre 2012, a été étudié dans l’audit de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA)[8]. Le contrat entre le ministère en charge et l’entrepreneur exécutant, Jean-Marie Vorbe, n’est pourvu ni de signature ni de date. Le CSCCA n’a pu mettre la main sur les rapports de réception du chantier ni sur un grand nombre de factures physiques (et trois factures seulement indiquent le type et la quantité de travaux auxquels ils correspondent). Surtout, les termes de références du marché conclu étaient quatre fois supérieurs au montant autorisé par la résolution de 2012 (près de 9,7 millions de dollars au lieu des 2,5 millions prévus) ! Aucune pièce justificative n’a été fournie pour expliquer cet écart de plus de 7 millions de dollars.

Le contrat du projet de réhabilitation de la route Colladère Cerca-Cavajal, passé de gré à gré, profitant, « de façon abusive » selon le CSCCA, des dispositifs de la loi d’urgence du 15 avril 2010, porte deux dates différentes. Initialement, il prévoyait la réhabilitation de treize kilomètres de route pour un montant de 20 894 909 dollars. Le 9 septembre 2015, un avenant précise que le contrat correspond à une réhabilitation de quinze kilomètres. Cependant, en dépit de cette rectification, un montant de 2 703 776,73 dollars est décaissé pour deux autres kilomètres. La Commission sénatoriale d’enquête de 2017, s’étant rendu sur place, constatait que la route ne faisait ni quinze ni treize kilomètres, mais dix et demi…

La construction de l’hôpital Simbi continental de Martissant, qui ne figure pas parmi les projets analysés par le CSCCA, mais avait été ausculté en 2017 par la Commission sénatoriale d’enquête, est un autre cas emblématique. D’une superficie de 5 000 m², avec la capacité d’accueillir entre 400 et 500 patients par jour, ce projet de 6 millions de dollars, devait être achevé en 2015. Mais le chantier (l’état d’avancement est estimé à 69%) est interrompu depuis 2016. En mars 2017, le président Jovenel Moïse s’était rendu sur place, promettant la reprise des travaux. Depuis, plus rien. Le 28 janvier dernier, c’était au tour du premier ministre, Jean-Henry Céant, de visiter le chantier et d’annoncer la prochaine finalisation des travaux… pour laquelle cependant, il faut trouver 1 million de dollars.

L’Ile-à-vache constituait l’un des projets phares du gouvernement Martelly, qui entendait relancer le tourisme. La mise en place d’un aéroport international et d’un port, ainsi que la construction d’un parc d’une infrastructure touristique de plus de 1000 nouveaux lits étaient prévus et avaient soulevé l’opposition de la population locale[9]. 16 millions de dollars provenaient du fonds PetroCaribe. Mais de ce projet-là, on ne parle plus non plus depuis des années. Le chantier de l’aéroport est fermé depuis octobre 2017. Il n’y a aucune infrastructure et la piste réalisée, qui n’a jamais vu un avion, ne cesse de se détériorer.

Corruption structurelle

La vision dominante, largement empreinte de néocolonialisme, fait de la corruption un phénomène à part, inhérent aux États du Sud, sinon aux populations noires. Elle dessine une division du monde avec, au Nord, les capacités et les bonnes intentions, au Sud, la corruption et la mauvaise gestion. Elle offre ainsi une clé d’explication à la pauvreté et à l’échec du développement, et une manière commode d’isoler le problème. Celui-ci se réduirait à un manque de gouvernance et de transparence[10], qui repose, en dernière instance, sur le libre marché.

Mais le libre marché est une fiction, qui fait écran aux acteurs et dynamiques à l’œuvre au sein de cet espace, le moins libre et le plus politique de tous. D’où l’impasse ou l’hypocrisie des institutions internationales. Car les mesures de libéralisation voulues ou imposées par celles-ci, et effectivement mises en œuvre en Haïti, constituent le terreau de cette corruption : en privatisant les institutions publiques, en justifiant et stimulant les inégalités, en minant ou délégitimant tout contre-pouvoir[11], et en faisant du marché le Deus ex machina.

Dans un tout autre contexte, celui des mobilisations en Jordanie en 2018, Sara Ababneh opposait une vision libérale de la corruption, considérée uniquement sous l’angle individuel, à celle d’une corruption structurelle. Et de noter que les manifestants jordaniens « considéraient le néolibéralisme lui-même comme étant intrinsèquement corrompu, en ce qu’il légitime l’octroi de sommes énormes aux investisseurs sous la forme d’exonérations fiscales et en fait payer le prix aux pauvres »[12]. N’est-ce pas également, au-delà du personnel politique, cette corruption structurelle qui est dénoncée dans les rues d’Haïti ?

La classe dirigeante haïtienne, fruit et moteur des stratégies à l’œuvre depuis des décennies, est celle qui correspond le mieux aux politiques mises en place. La corruption n’est pas une dysfonction ; elle est inscrite au cœur même du fonctionnement du régime. Les programmes de développement des institutions internationales sont basés sur une idéalisation de cette classe ou sur le vain espoir qu’elle s’assagisse et opère, enfin, une mutation vertueuse. Bref, qu’elle revête les habits d’une bourgeoisie « classique », à la hauteur d’un projet national viable – viable pour les investisseurs s’entend. Mais c’est faire abstraction de la situation, de l’histoire et des rapports sociaux.

À tout prendre, on préfère encore s’arranger avec cette élite – certes, « moralement répugnante » comme la qualifiait un diplomate nord-américain, mais ô combien plus proche de ces mêmes diplomates, managers et hommes d’affaires étrangers, qu’un paysan pauvre de Trou-du-Nord ou une vendeuse informelle des rues de Delmas – de peur que miser sur d’autres acteurs supposent irrémédiablement d’autres politiques.

Il n’est qu’à lire la déclaration du Core Group, qui réunit plusieurs ambassadeurs et des représentants d’instances internationales, pour s’en convaincre. Le communiqué semble écrit d’une autre planète, faisant appel aux mêmes recettes – améliorer les conditions de vie, lutter contre les disparités, et favoriser le climat d’investissement –, sans se demander si ce n’est pas contradictoire[13]

Plutôt que de changer la classe politique, on s’évertue donc à changer le peuple – à lui faire entendre raison, à le discipliner, à lui arracher son vieux rêve têtu de liberté – pour préserver la stratégie mise en œuvre. Mais lutter contre la corruption en Haïti, c’est forcément lutter contre la classe dirigeante, les politiques et la structure économique qui nourrissent et reproduisent la corruption.

3. Le sens de la révolte

L’étonnant n’est pas la colère actuelle, mais qu’elle ne soit pas arrivée plus tôt. Les manifestations de masse de début février et le blocage de toutes les activités – le « pays lock » – trouvent leur origine immédiate dans un mouvement initié en août 2018. Sur twitter, un homme aux yeux bandés brandit une pancarte en carton sur laquelle est écrit : « Kot Kòb Petwo Karibe ? » [Où est l’argent de PetroCaribe ?]. L’homme en question est Gilbert Mirambeau JR., un cinéaste et écrivain haïtien résidant au CanadaLe message va déclencher une campagne dans les médias sociaux, avant de rebondir dans une première manifestation de rue le 17 octobre[14].

Le mouvement #PetroCaribeChallenge est né. Il rassemble nombre de jeunes Haïtiens, qui en ont assez, et exigent des institutions nationales de rendre compte de ce qui a été fait de l’argent de PetroCaribe. C’est sous sa pression que la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) a publié l’audit concernant la gestion du fonds PetroCaribe. L’origine, la dynamique, les revendications et l’importance de la jeunesse dans ces mobilisations ne sont pas sans rappeler le « printemps arabe » et son « Dégage ! »[15].

Lors de la manifestation du mercredi 17 octobre 2018, huit personnes ont été tuées, soixante-et-une autres blessées, dont plusieurs par balles, selon le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH). Les funérailles de plusieurs de ces manifestants, le 31 octobre 2018, a pris un tournant revendicatif, entraînant à nouveau des affrontements et la répression, qui a fait au moins un mort et huit blessés.

Les journées de mobilisation depuis le 7 février ont fait, elles, officiellement quatre morts et seize blessés, mais le communiqué, en date du 12 février, des évêques catholiques romains en Haïti, parle de « plus de dix morts depuis le 7 février 2019 »[16]… La répression explose parallèlement à l’insécurité. Très inquiétant est ce qui peut être qualifié de « massacre d’Etat », à savoir l’assassinat de septante et une personnes (deux autres sont portées disparues), les viols collectifs de onze femmes et la destruction de nombreuses maisons, le mardi 13 novembre 2018, dans le quartier populaire de La Saline à Port-au-Prince[17].

Si la lumière n’a pas encore été faite sur ce massacre où semblent être impliqués les gangs armés de connivence avec des politiciens, la montée de l’insécurité ne fait aucun doute. De manière générale, selon la Commission épiscopale nationale de l’Église catholique romaine Justice et paix (Ce-Jilap), 604 personnes ont été tuées par balles, au cours de l’année 2018[18].

Racines socio-économiques

À y regarder plus près cependant, force est de constater que le réveil social est plus profond et qu’il remonte à plus loin. Ainsi, en 2017, les ouvriers des usines de sous-traitance avaient, à plusieurs reprises, manifesté en masse pour réclamer une hausse du salaire minimum, et le vote du budget 2017-2018 avait fait descendre dans la rue des milliers de personnes[19]. De plus, l’annonce de l’augmentation du prix de l’essence, qui résultait du dernier accord avec le Fonds monétaire international (FMI), avait provoqué trois jours d’émeutes début juillet, causant la mort de vingt personnes, avant que le gouvernement ne revienne sur sa décision.

Évidemment, cette effervescence sociale trouve ses racines dans les conditions socio-économiques. La pauvreté, qui touche près de 60% de la population, l’insécurité alimentaire affectant plus de 40% des Haïtiens, la vie chère – d’autant plus chère avec la dépréciation de la monnaie locale, l’inflation et la dépendance aux importations – s’aggravent objectivement, mais aussi subjectivement, au regard des inégalités, du mépris de la classe dirigeante et des multiples promesses non tenues du président Jovenel Moïse[20].

Les recettes proposées pour sortir de la crise participent du problème, pas de la solution. Le cas du riz est emblématique. Élément incontournable du panier alimentaire haïtien, il est aujourd’hui très largement importé (à 80%), en provenance essentiellement des États-Unis (à plus de 90%). Pour faire baisser le prix du riz sur le marché local, le gouvernement cherche un arrangement avec les gros importateurs, et à importer plus de riz.

C’est ce qu’avaient déjà fait, en 2012, l’ancien premier ministre Laurent Lamothe, en signant un contrat d’importation avec le Vietnam, et le président René Préval, lors des émeutes de la faim en 2008. Mais cela revient à prolonger la politique d’importation menée depuis un quart de siècle, plus spécifiquement depuis 1995 quand les droits d’importation sur le riz ont baissé de 50 à 3% (le taux le plus bas de toute la région). Une politique qui a cassé la production locale et transformé Haïti, de pays quasi autosuffisant en nation dépendante et vulnérable[21].

Le sens de la révolte

Les mobilisations actuelles sont réinscrites par les protagonistes dans l’histoire du pays, comme en témoignent les dates anniversaires choisies pour les manifestations : l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines, fondateur de la nation, et la chute de la dictature des Duvalier, respectivement le 17 octobre et le 7 février. Si l’image de la révolution haïtienne est instrumentalisée par le pouvoir pour faire écran aux antagonismes sociaux, le passé demeure un levier populaire puissant pour réorienter le présent.

Il ne faut ni diaboliser ni idéaliser le mouvement actuel. Que des gangs armés, eux-mêmes liés à la classe politique, soient intervenus dans ces manifestations et cherchent à les instrumentaliser semble avéré. Il serait réducteur cependant de réduire la mobilisation à une telle manœuvre. A contrario, ne pas reconnaître les limites du mouvement social de ces derniers mois serait une erreur. Et le romantisme de l’insurrection demande à être complété et corrigé.

Plutôt que de parier uniquement sur le sens inné de la révolte de personnes enchaînées par la faim, la misère et l’oppression, il convient de voir cette lutte comme une course contre la mort, afin de politiser la colère avant que celle-ci ne tourne à vide et ne se retourne contre ses propres sujets, au premier chef les femmes et les plus vulnérables. Cette politisation ne peut être importée. Elle ne peut être que le fruit de l’auto-organisation des acteurs haïtiens eux-mêmes. Notre rôle à nous, ONG et associations de solidarité, est de soutenir et de faciliter celle-ci.

L’impasse actuelle est aussi une occasion. L’absence d’alternance politique crédible oblige à viser d’emblée l’alternative. Et à n’envisager d’issue que sous la pression de la rue. Aussi contradictoire et limité que soit le mouvement social actuel, il demeure un témoignage de la soif de dignité des Haïtiennes et Haïtiens, une source d’espoir, et la chance d’un changement.

Notes

[1] Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).

[2] Voir http://www.bmpad.gouv.ht/conseil-d-administration1/conseil-d-administration.html.

[3] Arnold Antonin, « Où est l’argent de Petrocaribe ? », Barril.info, 27 décembre 2018, https://www.barril.info/fr/actualites/ou-est-l-argent-de-petrocaribe.

[4] Le rapport est accessible en ligne : https://www.haitilibre.com/docs/PETROCARIBE-31-01-2019.pdf.

[5] Pour ne prendre qu’un seul exemple, le Ministère de l’Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural (MARNDR) « a fractionné ses besoins relatifs à des services d’expertise en gestion de projet. De cette façon, six contrats totalisant 266 000 dollars ont été accordés de gré à gré et de façon simultanée à la même firme d’experts en gestion de projet » (page 187).

[6] Frédéric Thomas, L’échec humanitaire. Le cas haïtien, Bruxelles, Couleurs Livre, 2012.

[7] Commission sénatoriale spéciale d’enquête, Rapport de la Commission sénatoriale spéciale d’enquête sur le fonds PetroCaribe couvrant les périodes annuelles allant de septembre 2008 à septembre 2016, octobre 2017.

[8] Pages 64 et suivantes. Le rapport est accessible en ligne : https://www.haitilibre.com/docs/PETROCARIBE-31-01-2019.pdf.

[9] Frédéric Thomas, Haïti : un modèle de développement anti-paysan, 15 décembre 2014, https://www.cetri.be/Haiti-un-modele-de-developpement.

[10] Bien sûr, ce manque est orienté ; il s’agit de demander plus de transparence aux États, pas aux paradis fiscaux.

[11] On rappellera qu’une des premières mesures du président Jovenel Moïse fut de réformer l’Unité centrale de renseignements financiers (UCREF), en charge de lutter contre le blanchiment des avoirs.

[12] Sara Ababneh, « Jordanie : soulèvement contre le néolibéralisme », État des luttes. Moyen-Orient et Afrique du Nord, Bruxelles-Paris, CETRI-Syllepse, 2018.

[13] AlterPpresse, « Haïti-Crise : « Le changement doit se faire par les urnes, et non par la violence », selon le Core Group », AlterPresse, 11 février 2019, http://www.alterpresse.org/spip.php?article24033#.XG1SkrjjKVA.

[14] Voir le compte twitter #petrocaribechallenge.

[15] CETRI, État des luttes. Moyen-Orient et Afrique du Nord, Louvain-la-Neuve/Paris, CETRI/Syllepse, 2018.

[16] AlterPresse, « Politique/Crise : ‘L’heure est grave’, estiment les évêques catholiques romains en Haïti », AlterPresse, 12 février 2019, http://www.alterpresse.org/spip.php?article24039#.XG6J6bjjKVA.

[17] Voir à ce sujet, le rapport du RNDDH, http://rnddh.org/content/uploads/2018/12/8-CP-La-Saline-bilan-r%C3%A9vis%C3%A9-20Dec2018.pdf. Il convient de remarquer le peu d’écho que ce massacre a eu dans les médias occidentaux ; médias qui auraient certainement réagi de toute autre manière si l’événement s’était produit au Venezuela…

[18] Le Médiateur, « Haïti-Insécurité : Plus de 600 personnes tuées par balles, bilan de l’année 2018 », 21 février 2019, https://lemediateurhaiti.com/haiti-insecurite-600-personnes-tuees-par-balles-bilan-de-lannee-2018/.

[19] Colette Lespinasse, « Haïti : la question de l’État toujours au centre des luttes », in CETRI, État des résistances en Amérique latine, Louvain-la-Neuve/Paris, CETRI/Syllepse, 2017.

[20] Mi-juin 2017, il avait ainsi promis l’électricité 24 heures sur 24 pour tous les Haïtiens dans un délai de vingt-quatre mois. Plus de 60% de la population n’a toujours pas accès à l’électricité. Il disait aussi ne plus vouloir voir de toilettes en bois en Haïti, alors que près des trois-quarts des ménages n’ont pas accès à des latrines adéquates. Sans parler de sa promesse de lutter contre la corruption… Quant aux inégalités, Haïti est l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Même la Banque mondiale soulignait les caractéristiques d’un marché haïtien hautement concentré, dominé par les mêmes familles qui contrôlaient déjà l’économie sous l’ère Duvalier. En conséquence, plusieurs des plus importants produits du panier alimentaire sont 30 à 60% plus chers que dans les autres pays de la région. World Bank, Haiti. Toward a New Narrative, 2015.

[21] Patrick Saint-Pré, « L’Etat renonce temporairement à la perception de taxes à l’importation pour faire baisser le prix du riz », Le Nouvelliste, 20 février 2019, https://lenouvelliste.com/article/198363/letat-renonce-temporairement-a-la-perception-de-taxes-a-limportation-pour-faire-baisser-le-prix-du-riz.