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Réflexions sur le mouvement de protestation algérien.
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Nadir Djermoune
A son 13e vendredi de mobilisation, le mouvement populaire que vit l’Algérie depuis le 22 février confirme sa sereine et paisible exigence d’un changement fondamental et radical du système de gouvernance politique. Cette exigence est accompagnée en filigrane de questionnements d’ordre théorique et méthodologique, jusque-là oubliés et refoulés dans et par l’univers politique et intellectuel algérien. Ce sont des questionnements qui vont des procédés juridiques aux mécanismes économiques, des logiques sociologiques aux dynamiques historiques, qui touchent le passé et l’avenir du pays. Ce sont là des questionnements qui n’ont pas une simple valeur académique. Ils structurent la pensée mais aussi la pratique politique.
Pour saisir ces aspects analytiques que véhicule le mouvement qui est en phase de structuration et de maturation politique, partons des enjeux du moment historique que nous vivons.
L’institution militaire et la dynamique du mouvement
Le moment précis que vit actuellement le mouvement de protestation est occupé par les arrestations spectaculaires de Said Bouteflika, frère et conseillé spécial du président déchu, les ex-généraux Athmane Tertag et Mohamed Mediène, anciens chefs des services de sécurité, suivies par la convocation de Louisa Hanoun du PT (Parti des travailleurs) pour audition dans le cadre de la même enquête puis son incarcération.
Que signifient ces incarcérations? Qu’est-ce qui se profile en termes de devenir du mouvement de protestation auquel elles s’adressent? «Il n’est pas illégitime», note le journaliste et essayiste Yassine Temlali «de penser que l’implication de la justice militaire dans cette affaire vise à empêcher que l’éventuel procès des accusés ne révèle sur le fonctionnement du régime d’Abdelaziz Bouteflika des éléments trop embarrassants pour le régime de facto en place depuis sa destitution. Il n’est pas non plus illégitime de croire qu’un procès “maîtrisé”, devant une cour martiale, permet d’éviter à deux anciens puissants généraux, Mohamed Mediene et Athmane Tartag, une humiliation publique qui peut provoquer des remous au sein de l’armée».
L’interpellation de L. Hanoun, en revanche, semble obéir à un double registre. D’abord, sur le terrain politico-juridique, la présidente du PT est légèrement en porte à faux vis-à-vis du mouvement populaire. Car, elle a collée à Bouteflika durant tout son règne, sous prétexte de la défense de l’état-nation contre les complots impérialistes, et a trop joué dans la proximité des services de sécurité. Postures qu’elle n’a d’ailleurs jamais cachées. Ceci ne fait pas d’elle, pour autant, une criminelle ou une «complotiste». Ça relève de ses opinions et de sa ligne politique.
Il est cependant facile de l’offrir à la «vindicte» populaire comme complice du «complot qui se trame contre l’armée» et de la gabegie du pouvoir. Ensuite, elle offre un solide argument sur le terrain idéologique et symbolique pour Gaid Salah, chef de l’état-major qui cherche une posture de Bonaparte, en s’attaquant d’abord aux «oligarques mafieux», puis à l’ancien pouvoir «corrompu» et enfin à celle qui «représente les travailleurs». Il se veut donc au-dessus des idéologies. Il évite du coup la contradiction artificielle «arabe/kabyle» dans laquelle, pour un moment, une certaine opposition a voulu l’entraîner.
Mais, une institution militaire qui essaie de gagner en popularité en déférant ces personnalités – qui par ailleurs sont sous le feu de diverses accusations – devant la justice militaire est peut-être le prélude de quelque chose de politiquement plus grave. Interpréter dans l’attitude de Gaid Salah un quelconque rapprochement avec le peuple et une réponse au mouvement qui réclame des actes et rester aveugle sur les intimidations qui se profilent à l’endroit de ce même mouvement s’assimilent à un soutien pur et simple de l’institution militaire.
Alternative politique à la hauteur du mouvement
Cette institution est aujourd’hui la seule structure organisée, comme ce fut le cas pour l’état-major, son ancêtre, face au GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) en 1962. Elle essaye d’assurer une transition sans heurter la protestation. Elle tente de combler une brèche ouverte par le mouvement lui-même et se considère légitime d’imposer sa feuille de route qui se veut constitutionnelle, avec les risques que cela fait courir aux libertés démocratiques et à la souveraineté populaire.
L’échéance du 4 juillet de Gaid Saleh est-elle encore valide?
Ce calendrier politique en cours n’est pas à l’initiative de forces politiques représentatives. Il est introduit et imposé par le mouvement sans toutefois maîtriser totalement les échéances ni son devenir. L’enjeu autour des élections [fixée par le pouvoir militaire au 4 juillet] comme une solution à chaque phase de la protestation, n’est pas non plus un choix stratégique. C’est une obligation imposée par ce calendrier constitutionnel. Il fut d’abord revu et corrigé par le mouvement en annulant le rendez-vous du 19 avril. Il est ensuite renvoyé par les héritiers et les tenants de cette constitution au 4 juillet. Date que refusent les protestataires et qui répond à un triple enjeu. Car, il est nécessaire de ne plus considérer comme acquise l’homogénéité entre les différents protagonistes des événements que nous vivons. Il y a début de décantation.
• Face à l’institution militaire qui revendique sa constitutionnalité afin de consolider son pouvoir, le premier objectif «alternatif» est introduit par des notables politiques d’obédience néolibérale qui font des offres de services au système «oligarchique» qui émerge. Car, une fois débarrassés de Bouteflika qui avait le monopole de l’initiative, ces oligarques désirent passer rapidement à une nouvelle présidentielle, qui, au besoin, engagerait des réformes. Présidentielles qu’ils aspirent contrôler en revendiquant une instance de transition cooptée par le pouvoir de fait, c’est-à-dire les militaires! Car c’est de ça qu’il s’agit, puisque tous les candidats et candidates à la direction de cette transition ne sont pas l’émanation du mouvement. Les différentes offres de service sont seulement soutenues par la presse. Et il suffit de regarder les patrons de cette presse pour comprendre cet enjeu. La population en marche reste toutefois sourde à toute représentation politique.
• La deuxième perspective renvoie à la proposition de convoquer une assemblée constituante souveraine. Celle-ci est la seule démarche, dans l’état actuel des choses, qui assure une rupture avec le «système» tant décrié par les manifestants et qui permet d’engager la construction d’un projet politique et social légitime et représentatif des aspirations de la majorité du peuple en mouvement. Elle est de l’ordre du bon sens voire de la logique mathématique: soit accepter l’ordre constitutionnel actuel et éviter un affrontement avec le pouvoir. Il faudra alors aller vers les présidentielles du 4 juillet en comptant sur la mobilisation populaire pour les rendre honnêtes et transparentes. Ce que refuse le peuple en mouvement, car il ne fait pas confiance aux anciens et se méfie des nouveaux. Soit sortir de cette constitution et aller vers une nouvelle. Mais comment? Il faudra une personnalité qui fasse consensus ou une structure représentative et légitime qui dirigeront ce processus.
Ces quelques exemples peuvent nous aider à comprendre cette équation. Quand en 1958, l’Etat français en pleine «crise algérienne» a fait appel au général de Gaule, celui-ci, fort de sa légitimité symbolique et de l’hégémonie de la bourgeoise française qu’il représentait, a accepté de diriger une transition de la 4e à la 5e république en passant par un référendum sur une nouvelle constitution qu’il a lui-même établie à la mesure de son pouvoir et de ce qu’il représentait. Il a fallu un mai 68 pour remettre en cause cette légitimité, mais pas la constitution qui est encore en vigueur. Quand Boumedienne, dans un autre contexte, a pris le pouvoir en 1965 en Algérie, il a attendu 1976, le temps de se construire une hégémonie et une légitimité, pour faire passer sa constitution. De même, M. Boudiaf en 1992, dans un autre contexte, avait lui aussi la légitimité symbolique d’engager une refondation de la république, sans préjuger sur le contenu de ce qu’il aurait pu faire. Mais, son ambition romantique et nationaliste l’a emporté en laissant l’Algérie dans la tourmente. C’est cette tradition bonapartiste qui explique le recours au général Zeroual [1995-1999, et avant ministre de la Défense en 1993-1994] par S. Bouteflika dès que la crise a frappé aux portes du pouvoir algérien. Et depuis, les tenants d’une continuité du système cherchent une «personne providence». C’est ce que Gaid Salah semble comprendre en s’appuyant sur la légalité que lui octroie l’actuelle constitution. Voilà pourquoi il ne veut pas sortir de ce cadre. Il se voit peut-être incarnant ce personnage !
• La troisième «perspective» est énoncée par une nébuleuse qui se veut «révolutionnaire»: elle renvoie à une révolution abstraite, éloignée de tout agenda et calendrier politiques, car elle considère que «les conditions ne sont pas réunies pour une rupture». Elle refuse donc de s’engager sur le terrain difficile devant faire les comptes avec situation politique concrète. Elle relève donc d’une pensée qui est condamnée à tourner sans cesse autour du problème (de la rupture) sans l’aborder.
Le refus de l’échéance du 4 juillet sans offrir de perspective réalisable dans des échéances raisonnables place le mouvement dans un contexte de vide politique et institutionnel. Les protagonistes qui refusent la solution constituante s’allient objectivement pour laisser la place à Gaid Salah qui se prépare à combler ce vide!
La bataille constitutionnelle n’est pas suffisante.
L’enjeu est de taille. Il est désormais impératif d’accompagner cette nouvelle Algérie née du 22 février, d’être à la hauteur de ces moments exceptionnels dans l’histoire d’un pays. Il ne s’agit pas d’une simple impasse juridique et constitutionnelle. Quelle que soit l’issue immédiate, la voie de l’émancipation est désormais ouverte. Il faut l’occuper avant sa fermeture.
Il ne s’agit pas toutefois de partir d’une critique ou d’un programme révolutionnaire en dehors du temps et de l’histoire réelle. Il s’agit de partir des contradictions introduites par le mouvement lui-même.
La nécessité de recourir à l’assemblée constituante souveraine n’est pas, de ce point de vue, un simple subterfuge tactique. Elle est fondamentale et de l’ordre stratégique pour les travailleurs, les démunis, c’est-à-dire la majorité des peuples pour accéder à leur émancipation et à la défense de leurs projets d’une manière libre et démocratique. Car, c’est dans ces moments historiques de grande mobilisation qu’une avancée réellement démocratique peut être imposée aux dominants et aux régimes autoritaires. C’est pour cette raison que les défenseurs de la minorité oligarchique refusent cette voie.
Bien évidemment, cette solution à travers la constituante sera le résultat d’un processus de débat national sous la direction d’un gouvernement provisoire civil, d’une durée raisonnable afin de donner la possibilité à toutes les forces de se préparer et pour mener un débat de fond sur la constitution souhaitée, débat indispensable pour situer les enjeux et éclairer les élections. La qualité et l’indépendance de cette structure provisoire jouent alors un grand rôle, de même que la véritable liberté de l’information d’expression et de manifestations, dans la mesure où elle permet à toutes les parties du peuple, sous contrôle du mouvement, de peser dans le débat sur la nature des principes auxquels il n’est pas permis de déroger. […]
Combiner la perspective politique avec un programme socio-économique de transition
Mais cette nécessité constitutionnelle, qui pose fondamentalement la question du pouvoir politique, ouvre la voix vers la question de son contenu, c’est-à-dire du projet de développement qui intéresse les Algériens et les Algériennes. De ce point de vue, ce que revendiquent les gens c’est un changement profond du système, c’est-à-dire une rénovation de l’Algérie pour que ce pays puisse prendre l’essor attendu de lui et répondant à leurs besoins fondamentaux. A travers la dénonciation du «système» c’est, pour l’instant, le contrôle bureaucratique et oligarchique de l’économie qui est visée, une sorte de «capitalisme de connivence». Mais ce capitalisme de connivence cache tout simplement un autre capitalisme mondial plus vorace et en pleine crise.
Ce sont là des questions qui doivent accompagner les enjeux liés au probable rendez-vous immédiat du 4 juillet et même après. (20 mai 2019)