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Liban : un soulèvement populaire qui remet tout (ou presque) à plat
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/liban-soulevement-populaire/
Jeudi 17 octobre, en début de soirée, quelques rassemblements sporadiques éclosent ici et là dans les rues de Beyrouth en réaction à l’annonce d’une taxe sur les appels via l’application WhatsApp. En quelques heures, les rangs des manifestants grossissent. Ils deviennent des dizaines de milliers, dans tous les quartiers de Beyrouth, toutes les villes du pays, et parmi toutes les communautés. L’explosion populaire semble être partie pour s’installer dans la durée. À bien des égards, elle constitue une véritable bifurcation dans l’histoire de ce pays. À commencer par le fait, qu’au-delà des revendications, la forme même qu’elle prend renverse de facto les logiques confessionnelles. Un événement majeur qu’analyse ici Aya Khalil.
***
Une révolte transcommunautaire, nationale et non-partisane
D’une superficie comparable à celle de l’Île-de-France, le Liban est un petit pays récent formé dans le creuset de l’antagonisme entre nationalisme libanais chrétien et arabisme, ceci dans le contexte du partage colonial de la région par les puissances française et anglaise[1]. En un siècle, ce petit morceau de littoral surplombé de chaînes montagneuses a connu bien des bouleversements de toutes sortes : innombrables crises politiques, guerres civile et régionale, occupation israélienne, tutelle syrienne, vacance gouvernementale, présidentielle, etc.
Pourtant, ce qui se déroule présentement revêt un caractère inédit. D’abord du fait de la puissance de la mobilisation populaire qui, loin d’être circonscrite aux contours de Beyrouth, s’étend dans toutes les régions du pays, au-delà des clivages territoriaux, politiques et communautaires. À Tripoli, Jbeil, Baalbeck, Beyrouth, Saïda, Tyr, Nabatieh, même son de cloche, mêmes revendications, qui se résument dans ces trois sentences : éradication de la corruption et du népotisme, redistribution des richesses, refondation du système politique (et, subséquemment, rejet du confessionnalisme[2]).
Même si l’argument du nombre (nombre de manifestants, de grévistes, de votants…) sert souvent de paravent à une antipolitique – au sens où il empêche de penser la politique -, celui-ci ne peut souffrir qu’on l’ignore dans le cas qui nous occupe. Jamais dans l’histoire du Liban une telle explosion populaire n’avait connu cette affluence dans l’ensemble du territoire. Surtout, et c’est là l’originalité essentielle de l’événement : les rassemblements ne sont provoqués par aucune force politique, ni même les réseaux d’ONGs. Or, jusque là, seules les organisations politiques pouvaient se targuer de telles démonstrations de force.
C’est dire donc la surprise que cette dynamique sociale constitua pour les partis et leaders ! Pris de court, chacun tenta plus ou moins habilement de sauver sa légitimité face à ce qui constitue un désaveu accablant. D’ailleurs, dès jeudi soir, dans un geste de répudiation de l’ensemble du personnel politique, les manifestants mettaient en garde contre toute forme de récupération aux micros des journalistes des chaînes de télévision. En outre, l’absence de drapeau partisan ou extra-national dans les rassemblements traduit la volonté impérieuse de faire consensus, et d’affirmer l’unité du mouvement dans une société historiquement fragmentée par le confessionnalisme et les adhésions partisanes. Au micro d’Al Jadeed, un manifestant affirmait : « Il y n’a qu’une seule communauté au Liban, celle des opprimés ».
La grève appelée pour la journée du vendredi par le principal syndicat libanais s’accompagna d’une décision étatique de fermer les institutions publiques par mesure de sécurité. Juste avant la prière du vendredi, les rues étrangement vides de la capitale annonçaient l’ampleur de l’explosion populaire qui allait s’ensuivre. Au milieu des rassemblements, les slogans alternaient entre ceux inventés sur place pour les affaires domestiques, et d’autres emblématiques du printemps arabe. Le plus fameux d’entre eux – « le peuple veut la chute du régime » – scandé avec la même rythmique que sur la place Tahrir quelques années auparavant, n’a certes pas perdu de sa charge affective, mais il porte les amères déceptions des expériences égyptienne, libyenne, syrienne ou bahreïnite.
Ajoutons que dans le contexte libanais, la chute du régime est une revendication qui prête à discussion du fait que ce régime en question n’est pas un bloc monolithe : il est composite et il repose sur une coopération fragile entre différents groupes politiques et institutions, eux-mêmes souvent en conflit. Qu’il fasse système, en revanche, ne pose pas le moindre doute, et que ce système soit soutenu par l’alliance entre « les seigneurs de la guerre et les marchands du temple », du nom de l’illustre ouvrage de Kamal Dib, est une réalité suffisamment documentée[3]. C’est à l’aune de ce tableau qu’il faut entendre le slogan « Thawra, thawra ! » (révolution) repris massivement à Tripoli et à Beyrouth : un véritable cri de ralliement contre un système corrompu organisé.
Enfin, le mot d’ordre « Tous, cela signifie tous » reflète avant tout le sentiment profond de défiance à l’égard des politiques au pouvoir. Pour preuve, trois noms en particulier ont été désignés à la vindicte populaire : Gebran Bassil, ministre des affaires étrangères et chef du Courant patriotique libre, Saad Hariri, premier ministre et chef du Courant du futur, et Nabih Berry, président de la Chambre des députés et chef de Amal. Une troïka particulièrement honnie et qui symbolise à elle seule la dégénérescence chronique de l’État libanais.
L’impasse d’une logique économique
Les ambiances festives de type concert géant ou kermesses populaires dans les centres de Beyrouth et de Tripoli ne retirent rien de la radicalité portée par les manifestants au sujet du désastre social. Ils dénoncent ses effets criminels. Et pour cause ! L’immolation en février dernier dans la cour d’une école de Georges Zreik, un père de famille qui n’avait plus les moyens de payer les frais de scolarité de sa fille, reste vive dans tous les esprits. Le drame avait alors suscité sur les réseaux sociaux un flot de prises de position dénonçant simultanément la gravité de la situation socio-économique et l’incurie gouvernementale. L’effet social retentit fut comparable à celui de Mohamed Bouazizi en Tunisie… Il aura fallu l’annonce d’une taxe supplémentaire, grotesque, pour qu’éclate la colère longtemps contenue.
De fait, les politiques économiques et financières néolibérales menées depuis 1992, presque exclusivement tournée vers le secteur des services (tourisme de luxe, foncier, banques), et marginalisant les régions du Nord, du Sud et de la Bekaa, ont conduit le Liban au bord de la déroute. Georges Corm, historien et ancien ministre des finances[4], a depuis longtemps dressé les termes du réquisitoire contre les choix gouvernementaux en matière de politique économique.
Très succinctement : au lendemain de la guerre civile libanaise (1975-1990), les accords de Taëf avaient scellé une forme d’entente tacite entre d’une part la Résistance[5] qui menait ses patientes activités dans le Sud du pays contre l’occupation israélienne[6], et d’autre part l’alliance entre les anciens miliciens et la bourgeoisie affairiste. La phase dite de « reconstruction » s’ouvrait… Progressivement, la circulation financière devint complètement tributaire des logiques communautaires, systématisant les mécanismes de corruption et de clientélisme. Tentant d’empêcher le naufrage inéluctable, l’État libanais se rabat régulièrement sur la taxation des consommations et des valeurs ajoutés sans tenir compte des disparités énormes entre une minorité de familles riches, très riches, et une classe pauvre et moyenne paupérisée.
C’est pourquoi une taxe mensuelle de six dollars sur les appels WhatsApp, si elle ne change rien au quotidien de la caste financière, participe de l’étouffement de la majorité des Libanais. Partant, ces mesures de privation s’ajoutent à la dégradation des services publics. Eau, électricité, école publique, canalisations, routes, autant d’infrastructures basiques que l’État ne parvient pas à faire correctement fonctionner. Par ailleurs, la crise syrienne aggrave la situation puisque la fermeture (relative) de la frontière a rendu difficile l’exportation vers le reste du monde arabe.
Du reste, le plan CEDRE[7] parrainé par la France et présenté lors d’une conférence en avril 2018 proposait d’aider le Liban grâce à des dons internationaux qui s’élevaient à 11,5 milliards de dollars en contrepartie d’une politique d’austérité historique pour le pays. Le genre de remède calamiteux dont la recette connue est tout droit sortie des fourneaux de la Banque mondiale et du FMI[8].
Dans ce contexte, la feuille de route pour le budget 2020 présentée par le premier ministre libanais Saad Hariri, au cinquième jour de la contestation, demeure peu convaincante. Elle combine sans cohérence des mesures à caractère démagogique, telles que la baisse de 50% des salaires des députés ou la suppression du ministère de l’information, à d’autres plus significatives mais largement insuffisantes telle que la contribution du secteur bancaire à hauteur de 3,4 milliards de dollars pour l’année à venir. Ce qui ressemble à un programme de façade révèle tout de même l’ébranlement qui traverse la baronnie aux commandes.
Déclinaison territoriale de la révolte
Que le phénomène soit national ne supprime guère les particularités locales. Tandis que les rassemblements à Beyrouth réunissent assez significativement une classe moyenne paupérisée ou en voie de paupérisation, pour qui le centre-ville (reconstruit après la guerre civile) est un lieu inaccessible, les autres régions libanaises voient les populations plus défavorisées au cœur de la contestation.
En outre, à Tripoli les mobilisations sont traversées de dynamiques proprement endogènes, de même que celles qui ont cours dans la région du Sud Liban, et qui méritent qu’on s’y arrête plus longuement. En préalable, notons qu’à l’échelle nationale, il n’y a pas eu de répression policière ou militaire significative – en tout cas à l’heure où cet article est rédigé. Rien qui ce ne serait comparable par exemple au déchaînement de la violence d’État en Égypte actuellement, ou à un moindre degré en France il y a quelques mois contre le mouvement des Gilets jaunes.
Tripoli, qu’on ne peut plus occulter !
Longtemps appelée Trablous as-Sham[9], Tripoli est une ville portuaire dont l’économie (et in extenso la vie sociale et politique) fut historiquement tournée vers l’hinterland syrien. Elle était le principal port qui reliait les villes du nord syrien, et même d’Irak, à la Méditerranée. Progressivement, avec l’établissement de la frontière internationale en 1920, l’extension du port de Beyrouth, et le centralisme têtu de l’État libanais autour de la capitale, elle se vit de plus en plus marginalisée[10].
Selon une étude menée par le Ministère des affaires sociales en collaboration avec l’ESCWA et l’UNDP, et publiée en 2015, 57% des habitants de Tripoli vivent sous le seuil de pauvreté, et 28% d’entre eux en état d’extrême pauvreté. En 2017, l’enquête de la Fondation Safadi estimait un taux de chômage qui s’élevait à 60% dans la vieille ville de Tripoli[11]. Ceci, alors que la ville compte parmi son élite trois des plus grandes fortunes du Moyen-Orient. Dès lors, il apparaît tout à fait naturel que Tripoli se soit emparée du mouvement social.
La puissance de la foule réunie sur la place Al-Nour, reprenant les slogans à l’unisson – véritable corps politique en action – a généré un enthousiasme national très particulier. Plus encore, les mots d’ordre clamés ont fait fort impression au-delà des frontières nationales, à l’instar de ceux en soutien à la lutte anti-coloniale des Palestiniens, ou ceux exigeant la libération de Georges Abdallah, un militant communiste libanais prisonnier des geôles françaises depuis trente-cinq ans[12]. De plus, la participation d’habitants du quartier de Jabal Mohsen au rassemblement, compte tenu du clivage politico-confessionnel qui a généré tant d’affrontements armés dans la ville, est un symbole qui a fortement été médiatisé.
Enfin, grand absent de cette assemblée : le Courant du futur (CDF) de la famille Hariri. Depuis 2008 son déclin est constant. Et lors des dernières élections législatives il a perdu un tiers de ses sièges parlementaires, révélant la discordance de plus en plus appuyée entre le CDF et la rue sunnite.
Le Sud casse un tabou
La région du Sud Liban a eu à souffrir d’une occupation israélienne qui a longtemps étranglé son économie[13] et de destructions répétitives de ses infrastructures durant les épisodes de bombardements israéliens[14]. L’impéritie de l’État, son incapacité à assurer le minimum des services publics conjuguée à la crise économique nationale expliquent à l’évidence l’implication du Sud dans la révolte. Néanmoins, un autre facteur entre en jeu : Amal.
Le mouvement chiite Amal est déprécié au mieux, abhorré le plus généralement : la corruption et le népotisme sont au fondement de son fonctionnement. Dans la région du Sud Liban, qui est également le bastion du Hezbollah et de la résistance armée à Israël, ces pratiques sont un secret de Polichinelle que nul ne feint d’ignorer. Toutefois, Amal est parfaitement imbriqué dans le jeu politique confessionnel de l’État libanais, Nabih Berry étant le Président de la Chambre des députés depuis 1992.
Ainsi, ce à quoi nous assistons à Tyr et à Nabatieh en particulier, c’est la consommation de la rupture entre les habitants du Sud et Amal. L’incendie du luxueux hôtel Rest House à Tyr, symbole de l’usurpation du domaine public maritime par les barons de la politique, en est le geste magistral. Les représailles ne se sont pas faites attendre : des partisans armés d’Amal répliquèrent contre des manifestants à Tyr, ce qui suscita la colère des habitants de la région, comme en témoigne le succès sur les réseaux sociaux de la vidéo d’une jeune femme vilipendant les partisans d’Amal. Plus encore, il s’avère qu’une partie même de la base partisane d’Amal se retourne contre le mouvement.
Si le Hezbollah n’est certainement pas dans le viseur des manifestants de la région du sud – la Résistance étant fédératrice et le parti très respecté – il n’empêche que son alliance avec Amal est un véritable sujet de polémique.
Retentissement sur l’échiquier politique
Les principales organisations politiques ont très rapidement exprimé leur soutien à la révolte populaire, que ce soit par la publication de communiqués ou par les déclarations publiques de leur porte-parole – quand bien même elles se retrouvent toutes pointées du doigt.
Ainsi, jusque samedi 19 octobre, tout se lisait de façon fluide : un élément déclencheur vient mettre en mouvement les masses confirmant qu’elles accumulent depuis de nombreuses années des affects d’indignation – mouvement séditieux qui se heurte à l’absence d’organisation politique pour le capturer et le transformer[15]. Fatalement, cette contestation est devenue le terrain de lutte entre les différents courants politiques libanais. En témoigne la démission samedi soir du bloc ministériel des Forces libanaises (FL), parti politique de la droite chrétienne, fondé durant la guerre civile en tant que milice du parti phalangiste. Samir Geagea, chef des FL, souhaite en effet incarner l’opposition à un pouvoir qu’il accuse d’être tenu par la main iranienne…
Revenons brièvement sur les termes du clivage national. En 2005, avec l’assassinat de Rafik Hariri et le retrait des troupes syriennes, la polarisation belligène s’est dessinée autour de l’influence syrienne. Deux visions géostratégiques s’affrontent : un Liban pro-occidental allié de l’Arabie saoudite, et un Liban anti-américain et anti-israélien, allié à l’axe syro-iranien.
En octobre 2016, le général Michel Aoun est nommé Président de la République après deux années de vacance présidentielle. Fondateur du Courant patriotique libre (CPL), allié (jusqu’à présent) indéfectible du Hezbollah[16], sa nomination fut le fruit de l’état des rapports de force dans la guerre de Syrie et dans le théâtre interne libanais. Aux élections législatives de 2009, le CPL était déjà doté de vingt députés, faisant de lui la première formation chrétienne du pays.
Saad Hariri rejoindra le duo dans le cadre du « Compromis national ». L’entente est précieuse à la fois pour le CPL et pour le Hezbollah puisqu’elle permet une gouvernance multipolaire un tant soit peu équilibrée, même si Riyad a plusieurs fois exprimé son fort mécontentement à l’égard de cette entente (l’enlèvement du premier ministre en novembre 2017 fut l’une de ses expressions[17]…). Les élections législatives de mai 2018 confirmeront la prédominance politique du camp pro-Hezbollah au Liban[18].
Par conséquent, le retrait des FL du gouvernement, annoncé au troisième jour du hirak[19], s’inscrit pleinement dans la confrontation décrite plus haut. Ce rebondissement n’étant pas le premier du genre au Liban, il est aisé d’en déduire que Samir Geagea, allié de l’Arabie saoudite, espérait ce faisant ouvrir la voie à la démission des ministres d’autres formations politiques et, par la suite, provoquer la chute du gouvernement.
Un revers de taille pour le CPL
Formé dans la clandestinité durant les années d’exil du général Aoun, le Tayyar[20] était au départ un mouvement qui se voulait unitaire, réformateur, anti-milicien, et décidé à élaborer les conditions de la sortie du système confessionnel. En 2008, le CPL avait même présenté un communiqué commun avec le Parti communiste libanais, dont l’un des points condamnait « tout recours à l’exacerbation des sectarismes confessionnels »[21].
Michel Aoun, qui avait su rassembler les Libanais et une grande partie de la communauté chrétienne à son retour d’exil en 2005, a ensuite transmis le flambeau à son gendre Gebran Bassil. De l’appartenance libanaise qui serait « génétique »[22] à un tweet qui n’a rien à envier à ceux de l’extrême-droite française contre les travailleurs étrangers[23], Bassil réhabilite ouvertement le répertoire confessionnel, faisant du CPL un parti nationaliste chrétien. Ainsi a-t-il provoqué l’animosité d’un grand nombre d’acteurs de la scène politique, y compris au sein de son propre parti.
À plus d’un titre, le gendre du général Aoun concentre une grande partie de la colère libanaise. C’est donc en toute logique que les slogans de ce soulèvement l’ont particulièrement ciblé. Certes le CPL a confirmé sa prééminence dans le camp chrétien lors des dernières élections législatives. Néanmoins, cet élément est à considérer à la lumière du fort taux d’abstention d’alors (51%), et de l’ascension remarquable des Forces libanaises qui ont doublé le nombre de leurs députés.
Tandis que les militants du CPL tentent vainement de prendre le train en marche, organisant des rassemblements aux couleurs orange du Tayyar, le parti aouniste fait désormais face à une importante crise de légitimité, ouvrant certainement la porte à des remaniements intérieurs qui reverront le leadership de Gebran Bassil.
Le Hezbollah face à un épineux dilemme
La réalité étant une, le soulèvement s’inscrit dans une conjoncture nationale et régionale de laquelle il n’est pas dissociable. Pour le Hezbollah, les conflits israélo-arabe et irano-saoudien qui se cristallisent sur le territoire libanais trouvent dans le mouvement populaire une occasion supplémentaire de poursuivre l’affrontement. Les deux derniers discours du secrétaire général du Hezbollah disent en substance le dilemme suivant : comment maintenir un équilibre entre les considérations économiques et sociales et les considérations géopolitiques ?
Partant, Nasrallah a affirmé détenir les preuves de l’implication d’acteurs étrangers dans le mouvement. Sans les citer, il est entendu qu’il s’agit sûrement du triangle formé par les États-Unis, l’Arabie saoudite et Israël. De son point de vue, la contradiction principale demeure la guerre régionale. Dès lors, il appelle à poursuivre le hirak pour ceux qui le souhaitent – puisque les revendications sociales sont impérieuses – mais il leur suggère la vigilance devant les forces organisées qui lui donneraient une direction politique déterminée.
Par ailleurs, il donne la consigne à ses partisans et à son public large de ne pas (plus) rejoindre la contestation. Il explique en effet que, si le Hezbollah prenait la décision d’occuper les places, cela enchaînerait définitivement la contestation populaire dans le clivage pro et anti-Hezbollah, introduisant le risque d’un affrontement armé. Enfin, il soutient la feuille de route présentée par Saad Hariri et laisse peu de place à l’idée de remodelage ministériel ou d’élections législatives anticipées.
En définitive, pour le Hezbollah, l’enjeu principal demeure la préservation de la Résistance[24]. Néanmoins, entre l’extrême souffrance sociale et la guerre régionale qui peut à tout moment devenir frontale, le parti chiite se trouve en réalité face à une équation insoluble. Pour beaucoup de ses soutiens, le dernier discours de Nasrallah n’a pas été à la hauteur du défi présent.
***
L’éclatante mobilisation libanaise a traduit l’importante disconvenance entre la société et l’arène des grands seigneurs. La condamnation collective du pouvoir communautaire contribue à sa délégitimation, et annonce son déclin. Les exigences de dignité et de justice sociale portées par les manifestants entendent en effet bousculer un système politique sclérosé. Enfin, l’entremêlement de plusieurs échelles de conflits dans ce pays réputé être la caisse de résonance des antagonismes régionaux demeure la principale pierre d’achoppement. Dès lors, si ce bouillonnement incertain prouve la résilience et la détermination de la communauté libanaise, il ouvre également la voie à tous les scénarios.
Notes
[1]. À titre indicatif : SALIBI Kamal (1988), Une maison aux nombreuses demeures, Paris, Naufal, 1989 ; TRABOULSI Fawwaz (2007), A history of modern Lebanon, London, Pluto Press, Second edition 2012
[2]. Système de répartition des pouvoirs politiques basé sur la communauté confessionnelle, consacré pour la première fois en 1861 par les Français dans le cadre de la Mutassarifia, découpage administratif dans la région du Mont-Liban (sorte de proto-Liban, qui excluait les villes des côtes syriennes d’alors).
[3]. À titre indicatif : AMIL Mahdi (1966), L’État confessionnel. Le cas libanais, Montreuil, La Brèche, 1996 ; CORM Georges (2003), Le Liban contemporain. Histoire et société, Paris, La Découverte, 2005 ; DIB Kamal (1999), Warlords And Merchants. The Lebanese Business And Political Establishment, Londres, édition Ithaca Press, 2006 ; TRABOULSI Fawwaz, « Classes et confessionnalisme au Liban » in revueperiode.net
[4]. Entre 1998 et 2000, sous la présidence d’Émile Lahoud.
[5]. La « Résistance » est le terme employé pour désigner la RIL (Résistance islamique libanaise) qui est la branche armée et la structure centrale du Hezbollah.
[6]. Israël a occupé la région sud du Liban de 1978 à 2000
[7]. Acronyme de : Conference for Economic Development and Reform through Enterprises
[8]. Fond monétaire international
[9]. De l’arabe : « Tripoli de la Syrie »
[10]. À titre indicatif : CHAHAL Nahla, « La ville de Tripoli, marginalité ou dépérissement ? », Confluences Méditerranée, vol. 92, no. 1, 2015, pp. 143-156. SEURAT Michel, « Le quartier de Bâb Têbbané à Tripoli, étude d’une ’assabiya urbaine. », CERMOC. Mouvements Communautaires et Espaces Urbains au Machreq, 1985, pp. 45-86.
[11].
[12]. Cf. Marina Da Silva, Alain Gresh, « Un prisonnier politique expiatoire », Le Monde diplomatique, mai 2012
[13]. Cf. Kamal Hamdan, « Dans le Sud Liban, une économie dévastée », Le Monde diplomatique, août 1985
[14]. Notamment durant les opérations militaires de 1993, 1996 et 2006
[15]. À titre indicatif : LORDON Frédéric, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015
[16]. Le 06 février 2006, le général Michel Aoun, dirigeant du Courant patriotique libre (CPL) et Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, présentent ensemble le contenu du Document d’entente mutuelle entre les deux organisations au cours d’une conférence organisée à l’église de Mar Mikhaël, dans la banlieue sud de Beyrouth. Cette alliance entre la première force politique chrétienne du pays et le parti chiite, allié de Damas et de l’Iran, s’inscrit dans la continuité des recompositions politiques de 2005.
[17]. Pour le récit de cet épisode politique cf. DAHER Aurélie, « Parrainages régionaux et polarisations belligènes : la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite au Liban », Presses de Sciences Po, « Critique internationale », 2018/3 N°80, pp.155-177
[18]. Avec 70 députés sur les 128 sièges du Parlement.
[19]. De l’arabe : mouvement
[20]. De l’arabe : courant
[22]. Tweet Gebran Bassil, 07/06/2019
[23]. « Tu aimes le Liban… Emploie un libanais », Tweet Gebran Bassil, 08/06/2019
[24]. À titre indicatif : DAHER Aurélie, Le Hezbollah. Mobilisation et pouvoir, Paris, PUF, 2014 ; CHARARA Walid, DUMONT Frédéric, Le Hezbollah. Un mouvement islamo-nationaliste, Paris, Fayard, 2004.