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Emmanuel Todd: "L’ennemi de classe, c’est l’aristocratie stato-financière"

Todd

Lien publiée le 27 janvier 2020

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.humanite.fr/emmanuel-todd-lennemi-de-classe-cest-laristocratie-stato-financiere-683672?amp=

L’historien et démographe Emmanuel Todd opère un « retour partiel » au marxisme dans son ouvrage « Les Luttes de classes en France au XXIème Siècle », qui paraît le 23 janvier. Entretien. 

Emmanuel Todd s’est fait connaître en 1976 avec « La Chute finale », qui annonçait l'effondrement prochain de l'URSS. En 2020, dans « Les Luttes de classes en France au XXIe siècle », il estime qu'il est temps de redevenir partiellement marxiste. Entretemps, il n'est pas devenu communiste – il se dit partisan d'un « capitalisme apprivoisé ». Mais sans remiser ses outils d'analyse habituels (l'étude des systèmes familiaux), il convoque le philosophe allemand pour éclairer la société française d'aujourd'hui. Et son verdict annonce un retour au premier plan de la lutte des classes, dans un contexte de baisse du niveau de vie pour (presque) tous. « Beaucoup plus que la chasse aux Arabes ou aux homosexuels, la lutte des classes est notre identité, écrit-il. Il est grand temps d'y retourner pour nous retrouver ». 

Pourquoi redevenir partiellement marxiste, comme vous l’écrivez dans votre nouvel ouvrage ?

J'ai passé une bonne partie de ma vie à essayer de trouver des explications historiques totalement déconnectées du marxisme et d'une interprétation économique de l'histoire. Pour expliquer le succès du communisme ici ou là, son échec ailleurs, par exemple, j’ai identifié les structures familiales paysannes comme facteur fondamental. Mais Marx a toujours été pour moi, même lorsque je m'efforçais de dire qu'il avait tout faux, le beau modèle et une immense figure paternelle : celle du chercheur qui est dans son truc, à l'extérieur de l'Université, et qui construit une œuvre synthétique, très ambitieuse, en dehors des institutions.

Depuis que la situation se tend en France (entre 1992, date de la ratification du traité de Maastricht, et 2018) j'ai pris l’habitude de relire les deux grands textes que Marx a consacrés à notre pays : « Les Luttes des classes en France » (paru en 1850) et « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » (1852). C'est un peu comme faire ses gammes. Pour ce nouveau livre, c’est sur « Le 18 Brumaire » que je me suis appuyé pour réfléchir de façon méthodique. On y trouve trois éléments fondamentaux. D'abord, Marx se pose cette question : comment un type aussi insignifiant que le futur Napoléon III a t-il pu devenir empereur ? Comme j'éprouve pour Macron un mépris d'une stabilité extraordinaire, je me suis dit que nous étions concernés. Ensuite, il développe le thème de l'autonomisation de l'État. C'est un concept qui s’illustre de nos jours et qui m'a permis de m'extraire, paradoxalement, du discours anticapitaliste, antinéolibéral de routine. Enfin, il y a sa vision de la paysannerie au moment du « 18 Brumaire » comme une masse dominante atomisée. 

Dans la France actuelle , une masse centrale atomisée d’un autre type occupe la moitié de l’espace social. Elle n'a pas conscience d'elle-même, ce qui explique le flottement du système politique français beaucoup mieux que la polarité entre cadres supérieurs macronistes et ouvriers lepénistes. Sans ces trois éléments tirés du « 18 Brumaire », je n'aurais pu penser ce livre, même s'il ne relève pas du tout du marxisme orthodoxe. Je n'ai pas renoncé par exemple à utiliser Durkheim ou la socio-psychologie d’Alain Ehrenberg, dont les concepts croisent quand même souvent la route de la « fausse conscience » du marxisme, cette représentation parfois délirante  que telle ou telle classe peut avoir d’elle-même. Le marxisme est associé par certains à la servitude, au soviétisme, mais pour moi Karl Marx, c'est la liberté de penser. 

Quelle est donc cette « masse dominante atomisée » ?

Il s'agit d'un bloc central qui a énormément grossi, d'une catégorie qui ne sait pas qu'elle existe, que j'ai centrée sur les professions intermédiaires : les infirmières, les techniciens, et ce qu'il reste des agriculteurs, les artisans et les petits commerçants, les employés qualifiés... Ce qui caractérise ce groupe, c'est sa non-conscience d'exister en tant que groupe et, comme tous les autres groupes à part les  1% d’en haut,  la baisse de son niveau de vie. J'ai retracé dans un tableau sa trajectoire idéologique, dont les hésitations, depuis le début des années 1990, expliquent largement la décomposition du système politique français. On pourrait dire que je désigne un groupe qui est « au milieu », entre les ouvriers et les cadres sup. Mais je renverse le poncif des classes moyennes. On en parlait comme d’une catégorie en ascension qui devait assurer la stabilité de la société. J’en parle comme d’un monde qui s’appauvrit, avec les autres, mais dont le vide, la non-conscience d’être, perturbe le système. La morale de l’histoire : si on détruit la classe ouvrière, productrice de richesses et de valeur, on détruit le niveau de vie des classes moyennes.

Pour cette « masse atomisée », vous parlez de non-conscience. Quelles sont les classes sociales en situation de « fausse conscience » ?

Le monde ouvrier est en état de conscience suicidaire. Et la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures » (CPIS) est en état de fausse conscience. On établit en général assez spontanément un lien entre ces deux groupes et le système politique français actuel. Presque un ouvrier sur 2 vote Rassemblement national (RN), tandis que la majorité des cadres sup voteraient Macron. Mais l'idée que la politique française est ainsi structurée est une pure escroquerie : ensemble, les deux ne font que 45% des suffrages. Le reste a été représenté aux élections européennes de 2019 par une trentaine de listes. Les ouvriers sont dans une conscience suicidaire et pervertie : ils savent le mal que le libre-échange et l'euro leur ont fait, ils sont dans un rapport antagoniste aux classes supérieures, mais ils sont aussi souvent engagés dans une xénophobie de type RN qui leur fait aller chercher des coupables en dessous d'eux. Le groupe CPIS, présenté comme une classe « ouverte » de « winners », est le contraire de ça. Elle est largement mais pas seulement accrochée aux échelons moyens et inférieurs de l'appareil d'État, elle est mal payée, ses revenus baissent. Je l’appelle les « losers d'en haut ». Pour Marx, c’est une petite bourgeoisie. C'est une classe avec de petits privilèges, en insécurité économique, dont les enfants risquent de chuter économiquement, et qu'on entretient dans la fausse conscience d'être des winners. Mais avec la réforme des retraites qui menace tout le monde, y compris la petite bourgeoisie CPIS, et au cœur de ce groupe, les profs, on assiste à l'émergence d'une conscience réaliste en son sein. Les sociétés entrent en instabilité quand la petite bourgeoisie participe à la contestation. Je pense qu'on y va.

La réforme des retraites marque donc un tournant selon vous ?

Nous sortons d'un cycle sociétal situé entre 1968 et 2018 –dont j'approuve la plupart des réalisations, comme l’émancipation des femmes et de l’homosexualité, sauf l’effondrement de la conscience de soi national – et  entrons dans un autre: la baisse du niveau de vie ramène les problématiques économiques au premier plan, et avec elles, la lutte des classes. Les gilets jaunes, qui relèvent de ma catégorie « prolétariat », ont exprimé des valeurs universelles de survie, et se sont attirés la sympathie des deux tiers de la société française. Ils sont le contraire du lepénisme, une sortie possible du lepénisme qui, lui, à chaque second tour, est rejeté par les deux tiers des Français. Les affrontements de classe sont en train de se généraliser. Macron, par sa réforme des retraites, met toute la société en situation d'insécurité. Le monde du travail est un monde dur, où règne l’anxiété. Mais ce qui faisait que la France restait malgré toutes ses difficultés une société stable, c'était l'horizon de la retraite, comme un refuge. Or, le macronisme est en train de dire aux Français que désormais, l'anxiété économique, ce sera jusqu'à la mort. Bourdieu aurait parlé de changement civilisationnel.

Dans mon livre, je parle beaucoup des enseignants. Les macronistes, mis en situation de toute-puissance par un accident historique qu'ils ne comprennent pas eux-mêmes, en sous-estiment dramatiquement l'importance idéologique. Beaucoup ont voté Macron. Mais le corps enseignant se trouve au cœur des groupes menacés. Parce que le niveau de vie baisse, ils ne seront pas augmentés. Quelles que soient les promesses. Or le corps enseignant, c'est la production ou la transmission d’une pensée dominante. S’il cesse de se croire à l’abri, nous entrerons dans une phase d'évolution idéologique rapide.

Je décris une « cascade de mépris descendants » : l'aristocratie stato-financière qui méprise la petite bourgeoisie CPIS (dont les enseignants font partie), qui elle-même méprise les prolos qui votent RN, puis le prolétaire RN qui méprise le Français d'origine maghrébine. Tandis que tout le monde oublie la masse centrale atomisée qui n'a aucune conscience de soi. C'est une représentation pessimiste de la société. Je suis incapable de l'affirmer, mais l'acceptation par le corps enseignant de la réalité, qu'ils font partie des perdants du système, pourrait produire un renversement: une contestation qui regarde partout vers le haut, avec l’aristocratie stato-financière comme cible.

En même temps votre livre est assez pessimiste, au moins sur les quinze prochaines années...

Il parle du déclin économique à venir, du piège de l'euro et de la difficulté de s'en sortir. J'y explique qu'à partir de 2030 le niveau éducatif médian va baisser. Le niveau de vie des retraités va entamer une chute accélérée à partir de 2025. Les enfants de la petite bourgeoisie sont sur une trajectoire de déclin. C'est un livre de dévoilement. L'accès à la vérité, à une juste vision de soi-même en tant que société et en tant que citoyen est fondamental. Je décris des processus inquiétants, mais pour donner aux gens une conscience claire des enjeux. Elle leur permettra d’affronter la réalité et d'inventer des solutions. Au stade actuel, nous coulons dans la  pauvreté, le mépris, la violence.

Mais je montre aussi que, contrairement au discours dominant sur la fragmentation ou l’archipellisation, la France est globalement de plus en plus homogène. Avec, hors des 1% du haut, des chutes parallèles, pour toutes les classes, pour les jeunes, pour les vieux, sans montée des inégalités. La baisse du niveau éducatif touche les enfants de cadres comme les enfants d’ouvriers. Et je note le réarmement intellectuel des groupes dominés, dont les enfants les plus intelligents n’ont plus accès aux études supérieures, tandis que monte en haut de la société le taux de crétins diplômés. Je pense très concrètement aux jeunes leaders gilets jaunes l’emportant sur les jeunes énarques qui entourent Macron.

Vous parlez d'aristocratie « stato-financière » dans votre livre. L'adversaire dans cette lutte de classes n'est donc pas le grand capital ?

Il ne faut pas se tromper d'adversaire. Le néolibéralisme de type anglo-américain domine dans le monde. Mais en France, la majorité des gens qui sont aux commandes sont issus de l'ENA. Il s’agit de hauts fonctionnaires d'un conformisme qui défie l'imagination, essayant de singer le néolibéralisme anglo-saxon sans la capacité intellectuelle ni même instinctive de faire du capitalisme. Lorsqu’ils gouvernent une entreprise privée, c’est le plus souvent pour la ruiner. Ils sont habitués à vérifier et à comprimer la dépense publique. Ce qu'ils ont tiré du néolibéralisme, c'est qu'en privatisant les banques et les entreprises, ils pourraient s'enrichir. Ceci n'est pas du capitalisme mais de la corruption d'État. Ce sont aussi les gens qui ont fait l'euro, monnaie antilibérale, étatique, qui veut imposer sa loi à la société. Géré d’une manière favorable à l’Allemagne, l'euro a entraîné la destruction de l'industrie en France. Dans ce champ de ruine, ce qui émerge, c'est l'État, une haute bureaucratie autoritaire, qui s’appuie de plus en plus exclusivement sur sa police. L'ennemi de classe, pour tous, c'est l'aristocratie stato-financière. Il n'y a plus de bourgeoisie industrielle en France. Le Medef est une blague. Tant que la contestation s'acharnera contre le monstre libéral dans un pays où l'État monte sans cesse en puissance, on n'en sortira pas. 

Vous redoutez même un coup d'État... Parce que vous avez lu « le 18 Brumaire » ?

Non. Un coup d'État comme celui qu’analyse Marx dans « Le 18 Brumaire » découlait d’une autonomisation de l'État qui résultait du désaccord entre les catégories dirigeantes de la société. La France actuelle est différente. Nous ne vivons pas de désaccords entre plusieurs groupes dirigeants, agraire, industriel ou financier. La société civile a implosé, il n’existe pas de force aristocratique ou bourgeoise à l’extérieur de l’État.  

Le système des partis a explosé. Les gens trouvent ça nouveau et intéressant. Mais la vérité, c'est que leur disparition, comme le recrutement sur CV d'une Assemblée nationale par La République En Marche, a créé les conditions d’une libération de l'Etat de tout contrôle par les citoyens. C’est cette puissance nouvelle et solitaire qui permet au groupe dirigeant d'essayer d'imposer ce régime de retraite qui prépare la baisse du niveau de vie des générations futures. L'Etat se sent tellement fort qu'il hésite même à se servir de la CFDT pour lâcher en cours de route la contestation, son rôle traditionnel !

Je n'aime pas le nom de « système de retraite universel ». Le mot universel est beau. La retraite universelle pour des gens qui ont des espérances de vie différentes est une escroquerie. Cela signifie que les gens qui sont les moins mal payés vont avoir des retraites financées par les gens les plus mal payés et qui vivent moins longtemps. Pour qualifier l'idée d'un État qui veut imposer sa loi à la société, mettre au pas tous les corps sociaux, toutes les diversités dans un régime unique, il existe un mot allemand : « Gleichschaltung », qui signifie « mise au pas » et « synchronisation » - et c'était l'un des concepts premiers du national-socialisme. Nous ne sommes certes pas dans une Gleichschaltung national-socialiste. Mais osons le concept d’une « Gleichschaltung macroniste ». 

Sur le ton de la blague, j'avais dit que l'union de la gauche et de la droite n'allait pas suffire à Macron, et qu'il allait devoir s'entendre avec le Front national pour aller au bout de ses projets. Ce n'est plus une blague. Je suis ici dans mélange d'analyse rigoureuse et d'instinct historique. Je suis de plus en plus frappé par ce que le macronisme et le RN ont en commun. Ils ont une théorie commune de dépassement du clivage droite-gauche. Le macronisme est né de son acceptation de la thèse centrale du FN : l'UMPS. Mais la démocratie, c'est justement l'alternance gauche-droite. Lorsque vous commencez à dire que c'est dépassé, vous êtes en zone « fascistoïde ». 

Ils ont aussi en commun la violence. Verbale, avec le rejet des français d'origine étrangère dans le discours du FN, ou chez Macron lorsqu’il insulte le peuple français. Le macronisme est passé à la violence physique, au moment de l'affaire Benalla. Puis à la violence économique avec des taxes qui auraient mis hors d'état de vivre une partie de la société française, tentative qui a débouché sur la révolte des gilets jaunes. Le comportement de la police a changé, entraînée par le nouveau régime à ne plus protéger les personnes mais les biens. Ce changement a produit ces mains arrachées, ces manifestants éborgnés, ces enfermements arbitraires. Cette violence d'État se fait par l'intermédiaire de « forces de l’ordre »  qui votent à 50% pour le RN, et Marine Le Pen joue en fait un jeu assez trouble sur la répression. Elle aurait pu s'y opposer… 

La société française est atomisée politiquement, l'État de plus en plus puissant, mais de plus en plus incapable de gérer l'économie parce qu'il est encastré dans la zone euro. Oui on peut faire l'hypothèse d'un coup d'État dans les années qui viennent. Nous avons été très surpris par l'arrivée de Macron au pouvoir. Mais pourquoi penser que les surprises vont s'arrêter ? Les véritables accidents historiques surviennent lorsque quelque chose qui paraissait impensable tout d'un coup se réalise. Je suis conscient d’aller un peu trop loin dans mon analyse et mon exercice de prospective. Mais c’est précisément pour éviter une mauvaise surprise supplémentaire.