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Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune

LaCommune

Lien publiée le 27 avril 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/14315

Un compte rendu de Frédéric Thomas

Ce dictionnaire s’ouvre sur Aab et se clôt sur Zone, dessinant l’originalité du regard de Bernard Noël (1930-2021), qui vient de nous quitter1. Pierre Eugène Aab (Paris, 1835 -?), « briquetier, élu capitaine de la Garde nationale le 10 avril 1871 », fut déporté. « S’il figure ici au lieu de tant d’autres, c’est que l’orthographe de son nom permet qu’il occupe, en tête de ce livre, la première place en matière d’hommage à tous ces hommes dont l’Ordre, pendant près de dix ans, fit des morts vivants, après avoir fait des milliers d’autres des morts. L’Ordre réprima pour l’exemple. Ici, Aab est donc également un exemple » (page 27). L’article Zone est quant à lui l’occasion d’une citation du blanquiste Gustave Tridon (1841-1871) : « Il y a dans chaque peuple de grandes zones d’ombre et de sang, mais c’est toujours du côté où poindra le soleil de l’avenir ».

Montage de citations – « citations qui, collées, ici et là, ressemblent aux slogans de Mai 68 » (préface, page 14) –, d’entrées thématiques – « les hommes, les faits, les sentiments, les idées, la vie quotidienne » (préface, page 13) –, et, surtout, d’extraits et d’articles de et sur les 141 journaux, ce dictionnaire, initialement publié en 1971, à l’occasion du centenaire de l’insurrection, n’avait plus été réédité depuis vingt ans. Le travail soigneux des éditions L’Amourier est à souligner. Bien sûr, comparé à la somme coordonnée par Michel Cordillot, La Commune de Paris, 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux (Éditions de l’Atelier, 2021), ce dictionnaire apparaît moins exhaustif, plus synthétique, d’une envergure plus modeste. Moins « scientifique » également. Mais tout aussi rigoureux (malgré quelques erreurs2). Simplement, il recourt à un autre registre d’écriture, aux confins de l’histoire et de la poésie ; d’une poésie, écrit Bernard Noël, dans la préface, dont « la science qu’elle pratique ne passe pas pour être plus scientifique » (page 8).

Outre le recours systématique aux 141 journaux, parus du temps de la Commune de Paris, et qui prennent ici une place stratégique, une autre particularité de ce dictionnaire : son attention particulière accordée à la répression, ainsi qu’à la reconfiguration du discours dominant au lendemain de la Semaine sanglante. Cette reconfiguration se manifeste justement, entre autres, par une exacerbation de la haine dans les journaux. Il semble, en effet, qu’entre leur interdiction par la Commune, fin avril-début mai, et leur réapparition fin mai, après l’écrasement du soulèvement, un saut qualitatif se soit opéré, pour se cristalliser dans une rhétorique agressive saluant la répression. À travers de nombreuses citations – extraits de journaux, de rapports, de discours et témoignages –, Bernard Noël rend compte de l’ampleur et de l’esprit du retour à l’ordre. Cela n’avait-il quelque écho avec sa situation, en 1971, au moment d’écrire cet ouvrage ?

Deux exemples de cette stratégie d’assemblage, à travers les articles « Yeux » et « Oui » :

« Yeux » : « les corps sanglants, défigurés, tordus dans les spasmes d’une atroce agonie, les yeux surtout, les yeux grands ouverts vous regardant, comme figés, sans rien voir » (extrait d’Alexis Trouillot, page 793)

« Oui » : « Oui, nous serons dépecés vivants. Morts, nous serons traînés dans la boue. On a tué les combattants. On tuera les prisonniers, on achèvera les blessés. Ceux qu’on épargnera, s’il en reste, iront mourir au bagne. Oui, mais l’histoire finira par voir clair et dire que nous avons sauvé la République » (propos d’Eugène Varlin le 27 mai 18713, page 591).

Mais l’originalité de ce dictionnaire tient à son écriture ; aux enjeux dont elle relève, et qui sont présentés dans la préface. Il s’agit de prendre acte du lien entre mémoire et écriture, ainsi que de l’histoire entendue comme « l’écriture que le présent fait du passé », tout en brisant la passivité de la lecture, afin de permettre « au passé d’accomplir son retour dans le présent et d’y ranimer son  »avoir lieu » », qui est « la vérité de l’événement ». Le poète Bernard Noël reprit donc le dispositif du dictionnaire, en le radicalisant, afin d’encourager le libre assemblage des matériaux, par une interprétation créatrice, et de préserver le caractère inachevé et la charge demeurée intacte du soulèvement communard (préface, pages 8-15).

Les annotations précises, brèves et documentaires se concluent régulièrement par une note ironique, une prise de position personnelle, un élan qui fait voler en éclat la fausse neutralité d’un dictionnaire, et rappelle l’enjeu de celui-ci. Ainsi, à propos d’Anatole France : « cet écrivain a plu parce qu’il avait la pensée courte, et le souffle de même, comme son époque. On a cru que c’était un esprit libre. En réalité, il voulait que rien ne bougeât, ayant eu, une fois dans sa vie, très peur, à cause de la Commune » (pages 378-379). Plus tranchant encore, en évoquant Émile Ollivier (1825-1913) : il « passa les quarante-trois dernières années de sa longue vie à se justifier à force d’ouvrages : dix siècles n’y eussent pas suffi, sauf à le faire oublier » (page 582). Ou la déportation : « Les évasions échouèrent toutes, les forçats qui arrivaient à gagner la brousse étant repris par les Canaques, ravis qu’il existât des Blancs sur lesquels ils avaient le droit de se venger de leurs humiliations ».

Il s’agit de se défaire de la fatalité du simple fait, de donner à voir au présent, les tensions et l’énergie qui passaient en ces jours et en ces lieux, et d’aller ainsi à contre-sens du fil continu historique, qui invite à une lecture faussement objective. Il s’agit donc non seulement de restituer ce que fut la Commune pour ses acteurs et actrices, mais également « l’énergie latente et prête à fuser » qui demeure en elle (préface, page 12). Ainsi, à propos des barricades improvisées fin mai 1871, Bernard Noël écrit : « ces barricades, dont beaucoup furent construites par des femmes et des enfants, eurent l’efficacité du désespoir. Et ce sont elles qui restent la dernière image de la Commune » (page 87).

Et des cafés :

« La Commune, c’est d’abord la ville en fête, une fête populaire qui est l’inverse des fastes de l’Empire, car au lieu d’être strictement réservée, elle est ouverte à tous. Il y a perpétuellement des cortèges, des attroupements, des discussions ; tout est prétexte à camaraderie et l’on s’exalte de cette facilité de la communication. Les cafés y jouent évidemment un grand rôle » (page 127).

Sur la discipline enfin :

« Le manque de discipline serait l’une des causes des échecs des Fédérés. C’est vrai dans la mesure où on leur donna des chefs (…). En réalité, la force des Fédérés était dans leur élan révolutionnaire, et l’erreur fut sans doute de vouloir discipliner cet élan au lieu d’essayer d’en faire surgir une forme originale d’organisation » page 265).

Plutôt que de constituer une entrave à la rigueur, la charge poétique de l’écriture permet de mieux rendre compte de l’esprit de la Commune. À l’article « idéologie », l’auteur écrit :

« La tentation, surtout dans un dictionnaire, serait de ramener toute la pensée de la Commune à une définition. (…) Mais la Commune engendre un sens qu’elle ne contient pas tout entier – un sens qui la dépasse, mais qui n’existerait pas sans elle. Tout vient peut-être de ce que la Commune est plus durable qu’elle n’a duré, de sorte que sa lumière voyage encore. (…) Aussi l’idéologie de la Commune, l’idéologie pour nous, est-elle autant dans son  »après » que dans l’événement lui-même. (…) En somme, la Commune  »excède » » (page 457).

Or, c’est justement cet excès – qui est aussi d’ordre poétique – que tente de donner à voir Bernard Noël dans ces pages. Ce qu’il écrit à propos de Verlaine et de Rimbaud, de Villiers de l’Isle-Adam – il « savait mieux qu’aucun autre qu’il y a identité entre l’imagination et la révolution, car chacune vous met au front la même aigrette de liberté » (page 785) – et, plus encore, sur quelques livres écrits immédiatement après la Commune, éclaire la démarche du poète et les enjeux de ce dictionnaire. À propos de Victoria B., Souvenirs d’une morte vivante, il note ainsi : « par son caractère simple et direct, une œuvre littéraire et unique dans le genre des  »mémoires », car elle y fait entrer le monde sans voix de ceux qui font l’histoire et ne l’écrivent pas » (page 122).

Mais plus que tout autre, ce sont les ouvrages de Lissagaray et de Marx, qui ont sûrement le plus d’affinité avec la « science » poétique de Bernard Noël. À propos de l’Histoire de la Commune de 1871 du premier, il écrit qu’elle est : « non seulement la meilleure histoire de la Commune par la rigueur de l’information, mais aussi son  »Livre », celui où elle survit telle qu’en elle-même il l’a changé en l’écrivant » (page 498). C’est une formule identique par laquelle, il analyse l’essai que Marx a consacré à l’événement :

« En tirant immédiatement la leçon de la Commune dans La Guerre civile en France et en mesurant à son expérience toute sa réflexion, Marx a peut-être changé la Commune : il l’a faite telle qu’en elle-même elle nous apparaît désormais, c’est-à-dire  »essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière » et  »la forme politique enfin trouvée qui permettrait de réaliser l’émancipation économique du travail » » (page 450).

Avec ce dictionnaire, Bernard Noël a donc cherché à restituer la Commune de Paris, c’est-à-dire à changer une lecture passive qui la circonscrirait au passé et au passif, pour la donner à voir telle qu’en elle-même, telle qu’elle survit aujourd’hui, dans la constellation du présent, pour reprendre les termes de Walter Benjamin, avec lequel d’ailleurs, la démarche du poète a quelques affinités. Livre classique, qui demeure une référence, le Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël semble participer de ce « nouveau genre littéraire », de cette « tradition  »poético-historique » », que Georges Didi-Hubermann (Désirer. Désobéir. Ce qui nous soulève, 1, 2019, Paris, Éditions de Minuit)4 voit dans certains poèmes de Rimbaud et dans le livre de Lissagaray.

1Sur la généalogie de ce dictionnaire, lire “Dictionnaire de la Commune”, http://atelier-bernardnoel.com/dictionnaire-de-la-commune/. De manière générale, ce site regorge d’informations, d’analyses et d’extraits de l’œuvre de Bernard Noël. On trouvera également entretiens et informations sur le site de l’éditeur : https://www.amourier.fr/un-livre-se-faisant/.

2Signalons-en une, mais anecdotique pour ce qui concerne la Commune de Paris ; il a été démontré que la « Lettre du baron de Petdechèvre à son secrétaire au château de Saint-Magloire » n’est pas de Rimbaud (page 401).

3Sur cette figure attachante, lire Michel Cordillot, Eugène Varlin, internationaliste et communard, Paris, Spartacus, 2016. Voir la recension de l’ouvrage sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/7879.

4Lire la recension de l’ouvrage sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/13330.